Éditorial

DOI : 10.48649/pshs.191

Plan

Texte

On avait du mal à faire passer nos papiers dans les revues universitaires officielles, avec Comité, comme, par exemple (mais ce n’est qu’un exemple) la Revue française de sociologie. Et il fallait, pour y parvenir, se plier à un long et parfois pénible processus, écouter les remarques (c’est-à-dire, pour parler clair, les remontrances) de gens, de collègues, pas forcément très estimables, gardiens de normes qui sortaient d’on ne sait où, mais qu’ils tenaient pour sacrées et qui, au nom de la Science et de ce qu’ils appelaient l’Epistémologie, conçue sur le modèle d’une morale essentiellement répressive, nous soumettaient à des interrogatoires aussi tatillons que l’aurait fait un vieux confesseur d’autrefois […]. On en avait marre. Et c’est ainsi qu’était née l’idée d’avoir notre propre revue, un endroit où on aurait pu faire ce qu’on veut, écrire comme on le souhaitait, développer les terrains qui nous intéressaient, décrire et critiquer tout à la fois, bref, faire de la sociologie.

Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Demopolis, 2008, p. 16.

PasserellesSHS n’est pas une revue de sociologie. Elle ne s’oppose pas non plus aussi frontalement au monde de l’édition scientifique. Il s’agit pourtant d’une nouvelle revue et à ce titre, elle est tout autant porteuse d’enjeux et d’ambitions, assez proches des intentions exprimées par Luc Boltanski dans cet extrait. En premier lieu, c’est précisément cette notion d’espace à ouvrir, espace de discussion, d’échange et de réflexion, qui apparaît comme central dans le processus de création de la revue.

Objectif de la revue

À l’origine, la revue est née d’un besoin de doctorants de l’École Doctorale Sociétés, Temps, Territoires, issus de disciplines diverses, d’échanger sur leurs pratiques de recherches, de confronter leurs méthodes, leurs questionnements ou leurs difficultés concernant la pluridisciplinarité. Celle-ci se manifeste de plusieurs manières dans les travaux universitaires : objets d’études hybrides, bibliographies ouvertes, ou concepts empruntés apparaissent fréquemment dans les recherches, sans être forcément pleinement appréciés ou maîtrisés, en particulier chez les jeunes chercheurs, devant se situer dans un contexte disciplinaire et académique précis. À cette première préoccupation et à mesure que prenait corps le projet d’une revue, s’est ajouté la dimension de formation aux pratiques de l’édition scientifique numérique, qui constitue véritablement un monde à part entière en pleine mutation, dont l’impact sur les pratiques et la diffusion de la recherche est considérable.

Ainsi, la revue entend se situer dans un espace précis, mais également très ouvert, au croisement de plusieurs disciplines. L’objectif est bien de créer un espace d’échange sur les pratiques interdisciplinaires, basé sur l’empirisme, et partant donc de recherches concrètes menées actuellement, avec une présentation des méthodes et des résultats, explicitant les emprunts et les transferts réalisés et mettant en exergue les atouts, les adaptations, mais aussi les difficultés et les limites de la dimension interdisciplinaire. En somme, créer des passerelles entre des sujets de recherche extrêmement variés, représentatifs des objets d’étude en sciences humaines et sociales, pour nourrir les dialogues entre chercheurs, avec l’idée de faire émerger des liens, de prime abord pas si évidents, mais porteurs de sens, et qui peuvent de surcroît, alimenter une (auto)réflexion méthodologique et épistémologique plus générale sur ses propres pratiques. Dans cette perspective, le choix de numéros thématiques s’est rapidement imposé.

Analyse(s) de réseaux

La première thématique abordée dans ce numéro est l’analyse de réseaux. Ce choix se justifie par l’usage répandu et pluriel de cet outil conceptuel et méthodologique dans de nombreuses recherches et de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales dans la recherche actuelle et depuis plusieurs décennies ; ce qui a déjà donné lieu à une bibliographie abondante au sein de plusieurs disciplines. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une théorisation ou une définition exacte de l’analyse de réseaux, qui peut justement être exploitée différemment en fonction des chercheurs, des écoles et des disciplines ; mais bien plutôt de mettre en avant des usages concrets et pratiques de l’analyse de réseaux en rapport avec des objets de recherches ciblés, qui permettront de présenter un panel représentatif de la recherche actuelle au sein de l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Cette diversité des problématiques et des disciplines est parfaitement illustrée au sein de ce numéro, comme en attestent les disciplines de rattachement des participants : géographie (Laurent Beauguitte, Julie Delclaux, Julie Vallée, Debarun Sarkar), histoire (Ségolène Mathieu, Stéphanie Urban, Alexandre Vergos), histoire de l’art (Pauline Gomont), anthropologie (Léa Renucci), sciences de l’information et de la communication (Ugo Roux), philosophie (Amaena Guéniot), sociologie (Mickael Glaudel), design et urbanisme (Thomas Watkin) ; qui permettent de pleinement apprécier la richesse et les potentialités de l’appropriation de l’analyse de réseaux.

Se dessine à travers les articles une même méthode, un même vocabulaire, un même langage, un même processus : constitution du corpus, précision des spécificités des données et des sources, réalisation des graphes avec présentation des critères, critique des résultats. Les points communs sont plus nombreux que ne le laissent penser les titres des contributions. L’analyse de réseaux y est appropriée, transformée, mais également interrogée par les nombreux et parfois complexes transferts disciplinaires qu’elle opère. Si l’utilisation des graphes dans la visualisation et l’analyse des données est partagée par plusieurs d’entre eux (Pauline Gomont, Ségolène Mathieu et Léa Renucci, Ugo Roux ou encore Alexandre Vergos), l’analyse ne s’y limite pas. Elle appelle au-delà à la mise en discussion de champs épistémologiques divers, soulignant finalement un socle de références communes relativement restreint (entre autres Mark Granovetter, Alain Degenne ou encore Claire Lemercier). La prégnance des références propres à chaque discipline et relative à la diversité des champs explorés demeure sans pour autant occulter les prémices d’échanges interdisciplinaires. L’article à quatre mains de Ségolène Mathieu et Léa Renucci, où s’opère un dialogue entre les chercheuses issues de disciplines différentes, à partir de leur méthodologie et de l’appréhension de leur corpus, témoigne autant de multiplicité des approches que de leurs interconnexions.

Contributions

En outre, d’autres recoupements peuvent être mis en évidence à travers les différentes contributions. Comme article introductif, Laurent Beauguitte retrace l’histoire de la théorie des graphes et de l’analyse de réseau en géographie, à un moment charnière, les années 1950-1960, dans une contribution qui remet en cause le lien qui pourrait sembler évident avec les sciences formelles. L’étude met en exergue toute la complexité de l’utilisation et de la diffusion d’un concept et de son transfert au sein de plusieurs disciplines, de plusieurs pays et sur le temps long. La démarche nous appelle à la prudence dans la relecture a posteriori des intentions des chercheurs, la remobilisation des références, mais également dans l’identification de pratiques pluridisciplinaires là où il n’y en aurait jusque-là pas eu. Cette généalogie des concepts, à la manière d’un Michel Foucault, repose dès lors, les bases saines nécessaires au débat interdisciplinaire.

La plupart des autres contributions proposent une mise en application de l’analyse de réseaux dans divers champs disciplinaires et esquissent, en présentant leurs résultats, une réflexion critique méthodologique, voire épistémologique.

L’analyse de réseaux dans des études historiques trouve un intérêt certain, dès lors qu’il s’agit de composer avec des sources de natures diverses, partielles et très souvent incomplètes. Que ce soit les familles aristocratiques du comté de Melgueil aux XIe-XIIe siècles (Alexandre Vergos), le parrainage des peintres à Dijon au XVIIe siècle (Pauline Gomont), les acteurs de la réforme catholique à Angoulême au XVIe siècle (Stéphanie Urban), ou l’académie d’Arcadie en Italie au XVIIIe siècle (Ségolène Mathieu) et le passage de la science à la science-fiction en 1930-1990 (Léa Renucci) ; se distingue une typologie de sujets commune, renforcée par les outils et la méthode utilisés, principalement dictés par les difficultés propres à ce type de sources. Ces réflexions partagent, à travers l’analyse de réseaux, un tiraillement commun dans l’élaboration de grille de critères à la fois pertinents pour le chercheur et suffisamment bien renseignés dans les sources, pour dépasser les inévitables lacunes de la documentation primaire et faire émerger des tendances pourtant bien présentes. Il s’agit aussi d’aller au-delà des figures déjà bien identifiées et pour qui la documentation est abondante. Réinscrire ces figures, ayant souvent fait l’objet de monographies, au sein de réseaux, est l’occasion de les réévaluer, afin de comprendre à quels groupes elles se rattachent, de quels courants elles peuvent être les représentants et quelle est la portée de leur originalité. Comme certaines auteurs l’ont fait remarquer (Alexandre Vergos, Stéphanie Urban), chercher une organisation en réseau dans les relations de certains milieux, et exploiter toutes les possibilités induites, constitue une approche alternative ou complémentaire à une étude prosopographique, dont la tradition est bien plus ancrée en Histoire.

À l’inverse, lorsque les données s’avèrent parfois abondantes, presque trop nombreuses, l’analyse ne semble pas se simplifier et appelle à la prudence et à une élaboration précautionneuse du corpus de sources ou de données. Il s’agit entre autres, de la situation décrite par Mickael Glaudel lorsqu’il évoque l’accessibilité à de nombreuses données pouvant faire l’objet d’analyse de réseaux et potentiellement riches d’enseignement. À travers, ces questionnements l’article confirme, s’il le doute était de mise que l’analyse de réseaux interpelle les chercheurs lors de l’ensemble des stades de la recherche. Et cela de façon continue et renouvelée, y compris au sein de disciplines telles que la sociologie où l’analyse de réseaux est relativement ancienne et déjà éprouvée. Loin d’une perspective de reproductibilité et d’uniformisation, la diversité des objets de recherche et de la nature des données réinterroge pratiques et positions de recherche. C’est en particulier le cas des données numériques et entre autres des réseaux sociaux, qui constituent dans le sens commun, l’incarnation contemporaine des « réseaux » et cela, malgré les distances prises par de nombreux champs disciplinaires. Mickael Glaudel les envisage comme une source nouvelle d’observation des relations d’amitié au sein d’une communauté étudiante quand Hugo Roux s’interroge sur le discours que portent les bibliothèques à l’égard de ces réseaux numériques. De l’homophilie aux stratégies de communication et de transformations des pratiques, les deux articles témoignent de l’intérêt de ces données dans la diversification et l’enrichissement des questionnements.

L’analyse de réseaux prend également un sens particulier lorsqu’elle est mobilisée pour saisir les modes d’organisation multiscalaires de nos sociétés contemporaines : le discours des bibliothèques sur les réseaux sociaux trouve d’une certaine façon un écho avec la mise en évidence d’un polycentrisme dans la gestion locale d’un réseau écologique étudiée par Julie Delclaux ; deux analyses qui invitent à (re)considérer concrètement le mode de fonctionnement de certains modèles d’organisation préétablis. Plus encore, la contribution d’Amaena Guéniot, en philosophie, prend en compte des considérations politiques, économiques et plus largement le droit, l’anthropologie et l’histoire sociale, pour nous inviter à une autre échelle, à réfléchir aux implications, parfois néfastes, de l’archétype du réseau dans le fonctionnement de la société. À partir de la critique du modèle de Saint-Simon, l’article suscite le débat en proposant, en conclusion plusieurs pistes comme autant de solutions alternatives. La traduction de ces questionnements transparaît dans une dimension, cette fois empirique, au fil de la contribution de Thomas Watkin, qui situe l’analyse de réseaux au cœur des pratiques méthodologiques du design, dans les rapports tissés avec les différents acteurs du projet.

Enfin, deux contributions ouvrent, à partir de l’analyse de réseaux, à une discussion plus large sur la complexité et l’ambivalence des liens, méthodologiques et conceptuels, qui unissent réseaux et échelles. L’étude de cas présentée par Debarun Sarkar, en géographie sur une forme d’habitat en Inde fait écho aux articles du numéro et illustre la complexe appréhension spatiale des réseaux. Presque en réponse à ces questionnements, la réinterprétation de la théorie des liens faibles de Granovetter, proposée par Julie Vallée, à propos de la force des lieux faibles, affirme de l’intérêt et de la richesse des transferts conceptuels interdisciplinaires.

Remerciements

Se lancer dans la création d’une nouvelle revue constitue une aventure bien particulière qui aura mobilisé un temps, une énergie et un investissement considérables et durables, dont la plupart d’entre nous n’aurait pas eu idée avant de s’engager dans un tel projet. C’est donc avec un réel plaisir que nous souhaitons remercier l’ensemble des acteurs qui ont participé aux différents stades de l’élaboration de PasserellesSHS, en apportant leur soutien et leur expertise.

Merci aux auteurs retenus ou non qui ont choisi d’envoyer leurs propositions d’articles et de notes méthodologiques à une toute nouvelle revue encore non installée dans le paysage éditorial. Au comité scientifique invité qui a répondu à notre invitation et s’est investi avec bienveillance pour garantir une exigence scientifique de qualité, tout en diffusant à son compte l’appel à contribution. Merci à l’ensemble des membres du conseil de l’école doctorale qui se sont également investis pour garantir cohérence et qualité scientifique, et plus particulièrement à Patrice Marcilloux, dont le soutien précoce et continu a été décisif pour assurer un cadre pérenne à la revue. Au comité de relecture qui a répondu avec intérêt et sérieux aux sollicitations tout en tenant les délais. La revue a aussi bénéficié du soutien de la Maison des sciences de l’homme Ange Guépin et de la Maisons des sciences de l’homme Bretagne. Nous présentons en particulier, nos remerciements les plus chaleureux, à Véronique Cohoner (MSH Ange-Guépin) et Stéphane Loret (UMR Espaces et Sociétés), qui ont su nous accompagner dans la durée dans la formation à l’édition numérique et ont apporté un soutien logistique indispensable à ce genre de projet. Merci à notre graphiste Mélissa Rousseau qui a bénévolement réalisé le logo. Merci enfin à Adélaïde Laloux, membre de la toute première équipe de travail qui a accompagné la naissance de la revue.

Cette pluralité des participants témoigne finalement d’une autre forme de pluridisciplinarité, tout aussi concrète, celle du quotidien, nourrie de dialogues et d’échanges de compétences et de connaissances. Une « pluridisciplinarité de terrain », au service d’un projet éditorial collectif, mais indéniablement permise par la richesse des rencontres humaines.

Citer cet article

Référence électronique

Nina Aubry, Chems Eddine Hacini, Natalia Escar Otin, Thibaut Lehuede et Justine Moreno, « Éditorial », PasserelleSHS [En ligne], 1 | 2021, mis en ligne le 17 janvier 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://ouest-edel.univ-nantes.fr/passerelleshs/index.php?id=191

Auteurs

Nina Aubry

ATER et Doctorante en Géographie à l'Université d'Angers, Laboratoire Espaces et Sociétés (UMR 6590 ESO)

nina.aubry@univ-angers.fr

Autres ressources du même auteur

Chems Eddine Hacini

ATER et Doctorant en Urbanisme et Aménagement de l’espace, Université d’Angers et Université de Biskra, Laboratoire Espaces et Sociétés (UMR CNRS 6590)

chemseddine.hacini@univ-angers.fr

Autres ressources du même auteur

Natalia Escar Otin

Doctorante en urbanisme et aménagement de l’espace, Université d’Angers et Agrocampus Ouest, Laboratoire Espaces et Sociétés (UMR CNRS 6590)

natalia.escarotin@agrocampus-ouest.fr

Thibaut Lehuede

Doctorant en histoire médiévale, Université de Bretagne Occidentale, Centre de Recherche Bretonne et Celtique (EA4451 / UMS 3554)

thibaut.lehuede@laposte.net

Justine Moreno

Docteure en histoire médiévale, Université d’Angers, Laboratoire TEMOS (UMR CNRS 9016)

justine.moreno@outlook.fr