« As-tu pensé à ceux qui viendront maintenant dormir dans notre lit ? Qu’ils se douteront peu [de] ce qu’il a vu ! Ce serait une belle chose à écrire que l’histoire d’un lit ! Il y a ainsi dans chaque objet banal de merveilleuses histoires. Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime ».
(Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 21-22 août 1846, éd. J. Bruneau, Paris, Gallimard, 1980)
Le « banal » est ce qui va de soi, ce qui va sans dire. Objet de consensus, il est donc rarement objet de discussions et encore moins lieu de controverses. À ce titre, les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales ont toutes les chances de l’ignorer, tant les traces qu’il laisse sur le terrain et dans les données de recherche sont discrètes. Pourtant, les choses qui vont sans dire ne sont pas toujours les moins signifiantes, bien au contraire. « On s’étonne trop de ce qu’on voit rarement et pas assez de ce qu’on voit tous les jours », écrivait Félicité de Genlis. Aussi, pour son troisième numéro, la revue Passerelles SHS propose-t-elle une invitation à « “Débanaliser” le banal » (Bourdieu 2000). En effet, le « banal », pourtant si essentiel, si incorporé à notre quotidien, est souvent éludé et communément connoté péjorativement.
Étymologiquement, le terme « banal » est d’abord un adjectif issu du droit féodal désignant des objets, comme le four ou le moulin, à l’usage desquels un seigneur pouvait assujettir ses vassaux contre redevance. Il est associé originellement aux concepts de collectivité et d’obligation. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le terme acquiert une seconde acception, péjorative celle-ci, en devenant synonyme de « trivial », d’« excessivement commun ». À l’époque industrielle, est désigné comme « banal » un élément adapté au plus grand nombre d’usagers (Dictionnaire de l’Académie française 1694-2023 ; CNRTL 2023). Le « banal » se comprend ainsi souvent par opposition au « non-banal », à ce qui est original, personnel et singulier. En cela, le « banal » est en partie tributaire du point de vue d’un sujet, inscrit dans une société et une époque données, d’où la relativité cette notion : « Banal à tel moment, non à tel autre » (Quénard 1979, p. 49). Mais, de l’exploration de ces multiples définitions de cet objet difficilement saisissable ressort finalement la richesse intrinsèque à ce grand oublié qu’est « le banal ».
Nous empruntons le titre de l’appel à Bourdieu qui souligne, dans « L’Inconscient d’école », l’importance de « “débanaliser” le banal, de rendre étrange l’évident par la confrontation avec des manières de penser et d’agir étrangères qui sont les évidences des autres » (Bourdieu 2000, p. 4). Nous nous inscrivons également dans la lignée des études réunies par Sandro Landi (2013) dans le Hors-Série de la revue Essais sur L'Estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg. La démarche d’« estrangement » consiste à « rendre visible et [à] formaliser quelque chose qui est paradoxalement sous les yeux de tous, qui appartient au domaine de l’expérience commune, dont la connaissance pourrait pourtant aider à regarder la réalité autrement » (Ginzburg 2001). Par une variation des points de vue et des échelles d’analyse, il s’agit de « dénaturaliser les objets de connaissance, [de] les arracher à l’automatisme de la perception ordinaire du sens commun historique, autrement dit, [de] les “estranger” » (Landi 2013, p. 11). Les articles pourront ainsi mettre en évidence les réflexions épistémologiques et les choix méthodologiques conduisant à une prise en compte du « banal » afin de rendre visible ce qui était « devenu vulgaire, anonyme à force d'être utilisé, vécu, regardé » (CNRTL 2023). Car, en effet, qu’est-ce que « le banal » sinon ce qui constitue notre quotidien, ce que nous ne voyons plus à force de le trop voir ? Dans quelle mesure « le banal » permet-il d’appréhender la structuration des espaces, des sociétés et des structures cognitives ?
Axe 1 : Un « banal » signifiant et structurant
« Écrire un livre sur rien », comme Flaubert, ou encore exposer un urinoir sous le titre de « Fontaine », comme Duchamp, sont quelques exemples fameux de l’intérêt suscité par « le banal » chez les artistes (Danto 1989). Les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales se sont également emparé·e·s de ce « banal » en décrivant « l’anatomie des existences ordinaires », telle celle de Louis-François Pinagot, sorti de l’oubli par Alain Corbin (2002), en retraçant, à l’instar de Daniel Roche (1997), l’histoire des « choses banales » qui fondent la culture matérielle, en s’interrogeant sur nos manières de parler, de nager, de s’habiller, de s’alimenter (Giard et Mayol 1994 ; de Certeau 1990 ; Mauss 1934), en tentant de définir la notion de « banalité » en architecture, en marge des classifications des monuments jugés « majeurs » (Quénard 1979) ou encore en analysant, en urbanisme, notre rapport au paysage ordinaire et ses processus de construction, d’appropriation et d’attachement par les habitants (Benages-Albert et Bonin 2013). Aussi invitons-nous les chercheur·e·s à étudier dans les sociétés, les espaces, les relations sociales, les inconscients, tout ce qui peut être perçu comme « banal » ou qui a fait l’objet d’un processus de (dé)banalisation, comme autant d’éléments structurants.
Axe 2 : La relativité du « banal » : processus de banalisation et de débanalisation
i le « banal » structure nos sociétés, il ne peut cependant être considéré comme un invariant. En effet, il semble essentiel de s’interroger sur la relativité du « banal » qui dépend, en réalité, de facteurs temporels, spatiaux et socio-culturels (critères de genre, d’âge, de classe sociale, etc.). Nous incitons donc les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales à s’interroger sur la relativité du « banal » et sur les processus de banalisation ou, à l’inverse, de débanalisation, qui s’inscrivent dans une temporalité particulière, associée à d’autres facteurs (sociaux, spatiaux, etc…), ainsi que sur les potentielles résistances intrinsèques à ces processus (Gaillard 2006). En effet, « toute situation “banale” a sans doute commencé par être extraordinaire » (Javeau 1983, p. 344). L’intérêt de l’étude de ces processus a été mis en valeur, entre autres, par les travaux sur la débanalisation ou « dénormalisation » de la pratique du tabagisme et les variations de ce processus selon les classes sociales (Constance et Peretti-Watel 2010), ou encore sur les stratégies mises en place par les musées pour « débanaliser le présent ordinaire par l’introduction au souvenir » (Trouche 2012). À l’inverse, les processus de banalisation sont au cœur de travaux sur le rapport aux écrans, comme par exemple la télévision, d’un symbole social réservé à une élite à un objet de consommation populaire (Gaillard 2006), sur la « banalisation lexicale » (Galisson 1978 ; Albert 2010 ; Durif-Varembont, Mercader et Durif-Varembont 2013), sur la banalisation et « démocratisation culturelle » (Denizot 2012-2014), sur la banalisation d’espaces touristiques (Vles 2011), sans oublier les possibles résistances et compromis entre spécificité et banalisation, comme le souligne, par exemple, l’étude de la féminisation de la magistrature française (Boigeol 1993). Cet axe est aussi l’occasion de poser les enjeux méthodologiques liés non seulement à la construction des objets d'étude mais aussi aux sources ou données devenues « banales » à force d’être utilisées (Artières 2009) et qui pourraient être réinterrogées sous un angle nouveau. Le « banal n’est jamais banal » (Brochu et Marcotte 2006), car « dès lors qu’on y prête attention, il cesse d’être banal et ne peut qu’étonner l’observateur attentif » (Biron 2017).
Modalités de soumission des propositions d’article
La revue Passerelles SHS est une revue pluridisciplinaire animée par des doctorant·e·s des Écoles doctorales « Sociétés, Temps, Territoires » (STT) et « Espaces, Sociétés, Civilisations » (ESC). Espace de réflexion ouvert sur une pluralité d’objets, de pratiques et de méthodes scientifiques, la revue Passerelles SHS promeut les dialogues entre disciplines des sciences humaines et sociales dans un esprit pluridisciplinaire.
Les propositions d’article seront composées d’une présentation de l’auteur·e (nom, discipline(s), statut, établissement(s), laboratoire(s) de rattachement et adresse électronique), d’un titre et d’un résumé d’environ 4 000 signes (espaces, notes et bibliographie compris). Les propositions d’article sont à envoyer au format .doc pour le 15 février 2023 à passerellesshs@gmail.com ou à déposer sur la plateforme de soumission : https://ojs.univ-nantes.fr/index.php/pshs.