« Débanaliser le banal » en SHS

DOI : 10.48649/pshs.364

Plan

Texte

As-tu pensé à ceux qui viendront maintenant dormir dans notre lit ? Qu’ils se douteront peu [de] ce qu’il a vu ! Ce serait une belle chose à écrire que l’histoire d’un lit ! Il y a ainsi dans chaque objet banal de merveilleuses histoires. Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime1

Présentation de la thématique

Le « banal » est ce qui va de soi, ce qui va sans dire. Objet de consensus, il est donc rarement objet de discussions et encore moins lieu de controverses. À ce titre, les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales ont toutes les chances de l’ignorer, tant les traces qu’il laisse sur le terrain et dans les données de recherche sont discrètes. Pourtant, les choses qui vont sans dire ne sont pas toujours les moins signifiantes, bien au contraire. « On s’étonne trop de ce qu’on voit rarement et pas assez de ce qu’on voit tous les jours », comme l’écrivait Mme de Genlis. Aussi, pour son troisième numéro, la revue Passerelles SHS propose-t-elle de « “Débanaliser” le banal » (Bourdieu 2000).

Étymologiquement, le terme « banal » est d’abord un adjectif issu du droit féodal désignant des objets, comme le four ou le moulin, à l’usage desquels un seigneur pouvait assujettir ses vassaux contre redevance. Il est donc associé originellement aux concepts de collectivité et d’obligation. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le terme acquiert une seconde acception, péjorative celle-ci, en devenant synonyme de « trivial », d’« excessivement commun ». Enfin, à l’époque industrielle, est désigné comme « banal » un élément adapté au plus grand nombre d’usagers2. Le « banal » se comprend ainsi souvent par opposition au « non-banal », à ce qui est original, personnel et singulier. En cela, le « banal » est en partie tributaire du point de vue d’un sujet, inscrit dans une société et une époque donnée, d’où la relativité cette notion : « Banal à tel moment, non à tel autre » (Quénard 1979, p. 49). Mais, de l’exploration de ces multiples définitions de cet objet difficilement saisissable ressort finalement la richesse intrinsèque à ce grand oublié qu’est « le banal » pourtant si essentiel et incorporé à notre quotidien.

Nous empruntons le titre de ce numéro à Bourdieu qui souligne, dans « L’Inconscient d’école », l’importance de « “débanaliser” le banal, de rendre étrange l’évident par la confrontation avec des manières de penser et d’agir étrangères qui sont les évidences des autres » (Bourdieu 2000, p. 4). Nous nous inscrivons également dans la lignée des études réunies par Sandro Landi (2013) dans le Hors-Série de la revue Essais sur L'Estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg. La démarche d’« estrangement » consiste à « rendre visible et [à] formaliser quelque chose qui est paradoxalement sous les yeux de tous, qui appartient au domaine de l’expérience commune, dont la connaissance pourrait pourtant aider à regarder la réalité autrement » (Ginzburg 2001). Par une variation des points de vue et des échelles d’analyse, il s’agit de « dénaturaliser les objets de connaissance, [de] les arracher à l’automatisme de la perception ordinaire du sens commun historique, autrement dit, [de] les “estranger” » (Landi 2013, p. 11). Justement, nous associons le banal au quotidien, à l’habituel, à ce qui est « devenu vulgaire, anonyme à force d'être utilisé, vécu, regardé » (CNRTL 2023). En effet, qu’est-ce que « le banal » sinon ce qui constitue notre quotidien, ce que nous ne voyons plus à force de trop le voir ? Dans quelle mesure « le banal » permet-il d’appréhender la structuration des espaces, des sociétés et des structures cognitives ?

Présentation des contributions

Les deux premiers articles de ce numéro invitent à interroger la banalité des paysages et mobiliers (sub)urbains tout en mettant en exergue les logiques économiques, sociales et politiques qui sous-tendent ces choix urbanistiques. Dans un premier article, Pierric Calenge et Simon Edelblutte se concentrent sur le paysage français périurbain, en particulier les ZAE (Zones d’activités économiques) du Sillon Lorrain, inscrit au Palmarès 2023 de la « France moche ». Les auteurs s’attachent à analyser le caractère banal de ces ZAE, espaces conçus comme utilitaires, à l’architecture fonctionnaliste, avant de se pencher plus particulièrement sur deux tentatives de débanalisation destinées à sortir de ce qui est perçu comme une forme de « médiocrité » urbanistique et architecturale. L’article suivant poursuit la réflexion autour de la banalité ou prétendue banalité de l’architecture du quotidien, en se concentrant cette fois non plus sur l’immobilier périurbain mais sur le mobilier urbain. À travers l’étude de cas pratiques, Joffrey Paillard offre un article sur les « mobiliers anti-SDF » qu’il qualifie de « dispositifs de design urbain hostile ». L’auteur pose l’hypothèse d’une corruption de l’objet urbain dont le détournement fonctionnel contre le sans-abrisme serait source de violence et d’exclusion sociales.

C’est ensuite à la question de la relativité du banal, plus spécifiquement en contexte migratoire, que s’attachent les deux articles suivants. À partir d’une série d’observations, d’enquêtes et d’entretiens menés auprès de personnes exilées et d’acteur·ices politiques et associatifs, l’article de Guillaume Negri tend à montrer comment un événement construit et accepté comme extraordinaire, tel que la pandémie de Covid-19, peut être banalisé par des personnes exilées, tandis qu’à l’inverse, des événements ordinairement jugés banals par une grande partie de la population relèvent pour eux de l’extraordinaire. L’auteur souligne les incompréhensions qui découlent de ce décalage dans la perception de ce qui est banal ou non en fonction des différents acteur·ices, exilé·es ou non. Le deuxième article, écrit par Marie Lasserre, rend compte d’une enquête ethnographique menée sur les routes migratoires entre le Sénégal et le Maroc. Les « épreuves routinières » de la migration y sont décrites au prisme de la notion de « risque ». Dans cette « normalité de l’anormal » se révèle une tension entre banalité et caractère extraordinaire de ces parcours migratoires.

Enfin, les deux derniers articles de ce numéro thématique questionnent la manière dont les mises en mots ou en images du banal peuvent conduire à une réévaluation voire à une débanalisation du réel quotidien. Partant des théories fondatrices de Franz Roh, Vanessa Besand analyse le processus de débanalisation à l'œuvre dans les productions littéraires et picturales issues du réalisme magique, avant de s’interroger sur les motifs d’une telle démarche artistique. Dans un dernier article, Anaëlle Mahéo s’intéresse aux pratiques quotidiennes de l’espace architecturé en s’appuyant sur leur observation et leur description phénoménologique. La banalité de ces lieux devient alors un sujet d’étude par une mise en récit à la première personne. Dans cette tentative originale offerte par l’autrice, le récit d’espace est vu comme un acte d’architecture rendant le territoire expressif et habité.

Remerciements

La publication de ce dossier a été rendue possible grâce à l’implication et à l’expertise scientifique et informatique de Stéphane Loret, ingénieur CNRS en Humanités numériques au laboratoire Espaces et Sociétés, responsable de la plateforme Ouest-Edel, Joane Gautier, chargée d'accompagnement à l'édition scientifique à la Bibliothèque universitaire et archives de l'Université d'Angers, et Véronique Cohoner, ingénieure CNRS et responsable de la Cellule d’édition électronique de revues à l’Université de Nantes. Le comité de rédaction de ce numéro souhaite leur exprimer toute sa gratitude. Nous tenons également à remercier vivement les membres du comité de relecture et les évaluateur·ices scientifiques qui, par leur minutieux travail de relecture et par leurs conseils avisés, ont contribué à la qualité scientifique de ce numéro. Enfin, nos remerciements s’adressent à Véronique Van Tilbeurgh et à Didier Boisson, respectivement directeur·rice des Écoles doctorales Espaces, Sociétés et Civilisations (ESC) et Sociétés, Temps et Territoires (STT), ainsi qu’à leurs équipes de direction, qui ont porté la revue depuis sa création.

1 Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 21-22 août 1846, dans Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la

2 Art. « Banal », consulté dans les neuf éditions, de 1694 à 2023, du Dictionnaire de l’Académie française, URL: https://www.dictionnaire-academie.fr/

Bibliographie

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Notes

1 Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 21-22 août 1846, dans Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, pp. 306-307.

2 Art. « Banal », consulté dans les neuf éditions, de 1694 à 2023, du Dictionnaire de l’Académie française, URL: https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A1B0043-02 ; Art. “Banal”, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/banal/adjectif (sites Internet consultés le 10/09/2023).

Citer cet article

Référence électronique

Soline BUTIN, Vincent DAUMAS, Adam MIRBEAU, Antonio ROMANO et Anne-Flore THIBAUT, « « Débanaliser le banal » en SHS », PasserelleSHS [En ligne], 3 | 2025, mis en ligne le 07 mars 2025, consulté le 10 mars 2025. URL : https://ouest-edel.univ-nantes.fr/passerelleshs/index.php?id=364

Auteurs

Soline BUTIN

ED STT, Université d'Angers, ESO

Vincent DAUMAS

ED ESC, Université Rennes 2, ERIMIT

Adam MIRBEAU

ED STT, Université d’Angers, TEMOS

Antonio ROMANO

ED STT, Le Mans Université, CReAAH

Anne-Flore THIBAUT

ED STT, Université d’Angers, TEMOS