« L’analyste fait partie du monde qu’il cherche à objectiver et la
science qu’il produit n’est qu’une des forces qui s’affrontent dans
ce monde. La vérité scientifique ne s’impose pas par elle-même, c’est-à-dire par la
seule force de la raison argumentative (même pas dans le champ scientifique). La
sociologie est socialement faible, et d’autant plus, sans doute, qu’elle est plus
scientifique. Les agents sociaux, surtout lorsqu’ils occupent des positions dominantes, ne
sont pas seulement ignorants, ils ne veulent pas savoir (…) ».
Pierre Bourdieu, 2001, Science
de la science et réflexivité, Raisons d’agir, p. 173 (c’est moi qui
souligne).
« Lorsqu’on exerce une activité, on est rarement amené à se poser de façon
permanente la question de savoir quelle est sa “raison d’être”. Ceux qui la pratiquent lui
trouvent au moins une utilité : celle de leur convenir. Divertissement comme un autre, la
sociologie occupe l’esprit et le temps de ceux qui la servent et les dispense ainsi de se
demander à quoi peut bien servir ce qu’ils font ».
Bernard Lahire, 2002, A quoi
sert la sociologie ?, La découverte, p. 5.
Outre à me « divertir » (et à me nourrir), à quoi et à qui mes recherches de ces quinze dernières années ont-elles bien pu servir ? Ont-elles même eu le moindre effet, en dehors du monde académique où elles ont été évaluées et discutées, et notamment auprès des acteurs politico-administratifs enquêtés et/ou concernés1 ? Si les chercheurs en sciences sociales reçoivent parfois – leur terrain quitté – des échos lointains des conséquences de leur passage, si les publications d’une thèse ou, a fortiori, de livres2 donnent souvent lieu à quelques retours informels d’enquêtés (notamment de ceux avec lesquels le lien a été maintenu ou bien qui contestent l’interprétation proposée et possèdent les ressources nécessaires pour le faire savoir3), il faut bien reconnaître que les sociologues s’intéressent rarement à la réception profane de leurs recherches une fois achevées. Sans doute parce que, contrairement à leur évaluation par les pairs, cette réception n’apparaît comme un enjeu décisif ni pour la suite de leur carrière ni pour la construction d’une position au sein du champ scientifique. En outre, les temporalités disjointes de l’enquête, de ses publications et des parcours professionnels – du chercheur comme des enquêtés (Thibault, 2022) – s’accommodent mal de restitutions à n+4 ou 5, voire à n+10 si l’on tient compte du délai moyen entre le lancement d’une enquête de doctorat et la publication d’un ouvrage relatif. C’est d’ailleurs par ce constat de l’absence d’études sur les usages sociaux de la sociologie que Bernard Lahire conclut – de manière un peu paradoxale – son introduction au livre collectif A quoi sert la sociologie ? (2002 : 11), dès lors condamné à n’envisager la question « que » du point de vuqe des sociologues :
« (…) Une autre manière de répondre à la question (A quoi sert la sociologie ?), absente de cet ouvrage, parce qu’inexistante dans le champ des recherches sociologiques contemporaines, supposerait d’écrire un chapitre de la sociologie des usages sociaux effectifs et de la réception différenciée des travaux sociologiques par des institutions, des groupes ou des individus singuliers. Il s’agirait alors de décrire et d’analyser les fonctions sociales remplies (ou les services rendus) par les différents types de sociologie : “à quoi sert réellement telle ou telle sociologie ?” ou “comment les acteurs sociaux se servent-ils des publications sociologiques qu’ils peuvent lire ?” ».
Si les travaux portant sur la réception et les usages sociaux des savoirs universitaires sont indéniablement peu nombreux dans la plupart des sous-champs de la sociologie, il n’en va pas de même en sociologie politique où, proximité avec l’État oblige (Bourdieu, 1993a), plusieurs enquêtes se sont penchées sur les « liaisons dangereuses » (Bezes & Pierru, 2012) entre savoirs académiques, sciences de gouvernement et action publique, à l’échelle nationale ou supranationale le plus souvent4. Des modalités de réception, de traduction et de mobilisation de la théorie philosophique rawlsienne par les acteurs politico-administratifs (Hauchecorne, 2021) à la production d’espaces d’expertise sur la radicalisation « à la croisée des champs scientifiques, académiques et médiatiques » (Soussoko, 2022), en passant par l’étude du rôle des savants dans la mise en politiques publiques régionales de la participation des habitants (O’Miel, 2016), les analyses envisageant les effets incertains de certaines productions intellectuelles sur l’action publique se sont multipliées ces dernières années, se distanciant souvent d’une grille de lecture causaliste simpliste en termes d’« influence ».
De même, corolaire de leur statut de sciences de gouvernement dominantes depuis un demi-siècle (Chanteau, 2003), les théories économiques sont scrutées de près quand il s’agit d’envisager les relations entre sciences sociales et politiques publiques5. Dans un article séminal, Daniel Hirschman et Elizabeth Berman (2014) reviennent ainsi sur les conditions de pénétration de certaines théories économiques dans les sphères gouvernementales américaines. Là encore, plus qu’une conséquence des propriétés intrinsèques de ces théories ou de leur « pertinence » (relevance) explicative présumée, ces auteurs soulignent le rôle de configurations et d’interdépendances politico-savantes plus ou moins favorables. Ils identifient ainsi trois processus complémentaires, qui participent à la mise en politiques de certains savoirs économiques plutôt que d’autres6 : l’activisme des économistes concernés afin de renforcer leur position d’autorité professionnelle au sein du champ scientifique d’abord ; une stratégie d’intégration du champ politico-bureaucratique et d’occupation de positions de pouvoir extra-académiques ensuite ; la promotion enfin de « recettes » et de « styles de raisonnement » appropriables par les acteurs publics parce que compatibles avec leur système de raisonnement et contraintes d’action.
Ces différentes analyses, qui ont inspiré ou croisent certains des questionnements et hypothèses développés dans cet article, me conduisent à en souligner à la fois l’ambition plus modeste mais aussi certaines spécificités. Je me suis en effet concentré sur des acteurs politico-administratifs locaux, dont le rapport aux sciences sociales a été beaucoup moins étudié7, mais surtout sur leur réception de mes propres travaux. Pour ce faire, j’ai conduit une série d’entretiens rétrospectifs (n=6)8 auprès d’enquêtés rencontrés au gré de mes recherches, avec un double objectif : évaluer d’abord si et dans quelle mesure ces derniers connaissaient les résultats de ces recherches, en lien direct avec leur activité professionnelle ; et, puisque c’était rarement et faiblement le cas (voir encadré 1), d’identifier à partir de leurs témoignages et d’autres expériences de restitutions quelques obstacles récurrents à la réception et, surtout, à la mobilisation par les fonctionnaires et les élus locaux de recherches en sociologie politique de l’action publique9.
Tableau 1 : Fonctions et profil des enquêtés
Fonctions/profession au moment de l’entretien |
Relations avec l’enquêteur |
Cursus et tranche d’âge |
|
Enquêté 1 |
Conseiller technique transports au sein d’une collectivité territoriale. |
Informateur durant ma thèse de doctorat, alors en poste au sein de la Communauté urbaine de Lille. |
Sciences Po Lille (même promotion que moi, cursus service public). Concours d’attaché territorial. 45 ans environ. |
Enquêtée 2 |
Cadre au sein d’une structure associative active en matière de politiques du logement (2010-2020). |
Ancienne enquêtée, rencontrée à plusieurs reprises lors de mes recherches sur les politiques de l’habitat. Collaboration dans le cadre de l’organisation d’un séminaire. |
Sciences Po Paris, puis master en sciences sociales. 40 ans environ. |
Enquêté 3 |
Chargé d’études en aménagement/urbanisme au sein d’une structure de conseil locale. |
M’a sollicité pour le suivi scientifique d’une étude menée dans le cadre d’un stage au sein de la structure, qui s’est transformé en CDD. |
Sciences Po Aix + Master dans le domaine des politiques urbaines 25-30 ans. |
Enquêtée 4 |
Présidente du groupe EELV au sein de la MEL, conseillère métropolitaine et conseillère d’opposition à Villeneuve d’Ascq. |
Sollicitations (avec d’autres collègues) pour échanger avec d’autres élues et élus autour du Programme local de l’habitat de la MEL, et la contribution de son groupe politique (2021). |
Doctorat en science politique (dans mon laboratoire de rattachement). 35 ans. |
Enquêté 5 |
Directeur d’un centre de formation d’élus locaux lié à un parti politique. |
Sollicitations pour intervenir devant des élus locaux : formations sur demi-journée (2019-2021). |
Parcours universitaire inconnu. Ancien directeur de cabinet du maire dans une ville de première couronne de la région parisienne. 55 ans. |
Enquêté 6 |
Ancien directeur de l’Association des communautés de France (ADCF). |
Invitation pour intervenir lors d’un congrès de l’association, mais peu de sollicitations en dépit du lien évident avec mes travaux. |
Sciences Po Paris, début de thèse de doctorat au Centre de sociologie des organisations. 55 ans. |
Ces entretiens ont duré de 45 minutes à 1h30, et ont été menés, dans un contexte de fin de crise Covid (entre novembre 2021 et février 2022), en visioconférence. Bien que toutes les personnes enquêtées aient été formellement anonymisées, j’ai maintenu certaines caractéristiques d’appartenance institutionnelle – qui les rendent identifiables – pour les enquêtés élus (enquêtée 4) ou ayant quitté leurs fonctions de direction (enquêté 6), sachant que ces éléments sont indispensables pour saisir leurs propos. J’ai davantage renforcé l’anonymisation d’agents encore en fonction et/ou pour lesquels l’expression critique apparaissait plus exposante.
Cette démarche de recherche réflexive et rétrospective, même si je l’espère heuristique et reproductible, ne peut donc être comparée à des enquêtes plus vastes – où l’étude du rôle des savoirs fait office de questionnement initial – qui portent par ailleurs sur la réception et les usages d’autres productions intellectuelles que celles de l’enquêteur (cf. supra).
Dans cet article, j’entends revenir, à partir de données empiriques produites pour l’occasion, sur les conditions de diffusion, de réception mais aussi d’évitement par les élites politico-administratives locales de certaines conclusions de mes travaux portant sur le gouvernement des agglomérations et les conditions politiques de reproduction des inégalités socio-spatiales (voir encadré 1).
Encadré 1 : une thèse et deux livres assez largement diffusés, sauf auprès des
premiers concernés ?
Fin 2005, après une
observation participante de plusieurs années au sein de la Communauté urbaine de Lille
(Métropole européenne de Lille – MEL – depuis 2015), je soutiens une thèse de doctorat
consacrée à la fabrique du « consensus » entre élus dans cette institution métropolitaine
intercommunale et à ses effets (Desage, 2005). J’y montre notamment, à rebours du récit
métropolitain, que le « consensus » (en réalité un compromis entre maires de toutes les
formations partisanes) caractéristique du gouvernement des métropoles se construit contre les possibilités et capacités d’affirmation de ces nouvelles
institutions, les rendant structurellement et durablement incapables de conduire des
politiques de réduction des inégalités socio-spatiales (leur finalité explicite pourtant,
brandie par les réformateurs pour justifier leur création). Pour une recherche socio-historique récente portant
sur l’agglomération lyonnaise qui parvient aux mêmes conclusions, en
s’intéressant aux politiques de transport et à la desserte des
banlieues populaires, voir la thèse d’Antoine Lévêque (2020).
De cette thèse, croisée avec celle de David Guéranger (2003), nait, quelques années plus
tard (2011), un livre, publié par les Editions du Croquant, qui ambitionne une diffusion
un peu plus large que celle des éditeurs strictement universitaires. Le livre revendique
en effet un double objectif de « sociologie critique » (i.e.de
débat et controverse académique avec les analyses existantes) et de « sociologie
publique », (i.e. de diffusion des résultats auprès d’un public
plus large à des fins de transformation sociale) (Burawoy, 2009). De fait, 1500
exemplaires s’écouleront en une dizaine d’années et nous serons amenés à le présenter des
dizaines de fois avec David, dans des séminaires de recherche mais également dans le cadre
de formations professionnelles de fonctionnaires ou d’élus locaux notamment.
En 2017 enfin, avec un collectif de neuf
collègues lillois (sociologues, géographes, politistes), nous publions Sociologie
de Lille, ouvrage court comme cette collection le prescrit, qui montre notamment, à
partir de données d’enquêtes et d’exploitation de la statistique publique, le caractère
profondément inégalitaire de la reconversion tertiaire de cette agglomération industrielle
à partir des années 1960. Au-delà de ce constat, l’ouvrage interroge les liens entre
l’action publique conduite ces cinquante dernières années (politiques de métropolitisation
et d’attractivité notamment) et cet état de fait, à rebours du récit enchanté des
principaux acteurs politiques du territoire autour de la « reconversion réussie ». Ce sont
cette fois-ci 5000 exemplaires du livre qui s’écoulent en trois ans, et des milliers de
personnes (fonctionnaires, militants associatifs locaux, syndicalistes, étudiants en
travail social, etc.) que nous rencontrons avec le collectif Degeyter, à l’occasion des
nombreuses présentations publiques du livre.
Si ces trois publications aux statuts
différents ont connu une diffusion publique inégale, elles ont néanmoins pour point commun d’avoir été largement ignorées par les élus du
territoire, alors même qu’elles traitent directement de l’action publique locale et
de ses effets (ou absence d’effets). De fait, si la thèse et les deux livres ont été
présentés à de nombreuses occasions, partout en France et même à l’étranger, les élus de
la MEL n’ont jamais donné suite à nos propositions ou à nos envois d’ouvrages. Le cabinet
du Président de cette institution depuis 2014, Damien Castelain, est même parvenu à faire
annuler l’invitation à présenter Sociologie de Lille lancée par le
Conseil de développement de la MEL en 2017. Cette intervention a été rapportée par le Président du Conseil de développement
d’alors lui-même à l’un des auteurs de Sociologie de Lille,
s’étonnant de l’absence de confirmation d’une date d’intervention, plusieurs mois après
que nous l’ayons acceptée…
Dans un premier temps, je montrerai que la réception de ces travaux, globalement faible, est aussi très inégale et dépendante des positions et dispositions des enquêtés (Thibault, 2022).
Loin de la conception positiviste selon laquelle les connaissances produites par les sciences sociales auraient vocation à s’imposer comme « vérités » au sein d’autres espaces que celui de leur production et validation d’origine, je soutiendrai donc plutôt ici l’idée radicalement inverse (mais pas nécessairement radicalement originale) de leur soumission inévitable aux logiques propres des champs bureaucratiques et politiques à l’intérieur desquels elles sont diffusées 10. De sorte que la plupart des acteurs publics (fonctionnaires et a fortiori élus), éloignés des normes et ambitions savantes elles-mêmes situées et relatives, ne peuvent qu’entretenir un rapport ambigu et oblique (empli de malentendus, de (re)traductions et d’usages instrumentaux partiels et sélectifs) à la recherche en SHS et à ses résultats. Ce d’autant plus, il faut pointer le paradoxe, que les chercheurs ont travaillé de manière indépendante11.
Dans un second temps, je décrirai certains des mécanismes de scotomisation auxquels les travaux de sociologie politique sont confrontés12, entendus ici comme des processus plus ou moins intentionnels et conscients d’évitement, de disqualification et de mise à distance des savoirs gênants par les acteurs publics. L’hétérogénéité du fonctionnement des champs académiques, politiques et administratifs, si elle fait figure d’obstacle structurel à la circulation et à l’intégration de certaines connaissances (première partie), ne dit rien en effet des mécanismes argumentatifs et parfois cognitifs (« attention sélective ») à travers lesquels leur mise à l’écart s’opère (deuxième partie).
Il ressort notamment de cette enquête que l’action publique et ses éventuelles (ré)orientations sont affaires de rapports de pouvoir(s) et d’intérêts13 plus que de connaissances ou, a fortiori, de sciences. Pour le dire autrement, le rapport des élites politico-administratives locales aux connaissances produites par les sciences sociales reste largement subordonné aux enjeux, objectifs et profits pertinents au sein de leurs espaces institutionnels et sociaux respectifs (Bourdieu, 2001), mais aussi aux principes de vérité (de véridiction dirait Paul Veyne) qui y ont cours, loin des méthodes et des protocoles de la validation scientifique14. Ceci me conduira pour conclure, en m’inscrivant dans le sillon tracé par Michael Burawoy (2009), à ouvrir une discussion sur la pertinence et les promesses d’une « sociologie politique publique », une fois acté que les autres modalités de diffusion des savoirs (des plus autonomes – académiques –, au plus hétéronomes – expertes) ne leur permettent pas d’aider à la résolution des « problèmes pratiques 15 » – les inégalités socio-spatiales notamment ici – auxquels les sociétés urbaines sont confrontées.
Des thèses inentendables ? Une réception inégale et sous contrainte des règles du champ
« Pour ce qui est de (nom de la structure), il y a une grande bibliothèque (…) avec les livres sur la rénovation urbaine de Renaud Epstein, avec Sociologie de Lille… Pas mal de livres qui sont globalement assez critiques. Et je me souviens de pots de départ de stagiaires où la direction offrait Sociologie de Lille. Et j’ai été étonné de voir à quel point, quand on reprenait dans des études les thèses défendues dans ces ouvrages, ça suscitait presque une levée de boucliers ou une incompréhension. Bon, je vais être un peu critique, mais j’ai l’impression qu’à part pour l’apparat, personne ne les lit jamais ces livres (rires). Ils sont là pour faire joli. » (Entretien n° 3, c’est moi qui souligne.)
Comment « mesurer » et évaluer la réception de mes travaux les plus académiques (une thèse de doctorat) ou d’écrits plus synthétiques et accessibles (deux livres) par les acteurs rencontrés ? Si l’objectivation exhaustive des conditions de diffusion de ces publications est une entreprise trop ambitieuse pour cet article, j’ai néanmoins cherché, en réactivant des contacts de terrain privilégiés (informateurs, enquêtés et enquêtées devenus proches) et en exhumant quelques souvenirs, à en éclairer certaines modalités et limites.
Les fonctionnaires territoriaux : entre intérêt pour l’enquête sociologique, craintes de ses conséquences et nécessaire maintien de l’illusio
Faute d’enquête dédiée, difficile de savoir qui, parmi les acteurs administratifs et politiques enquêtés de la MEL (anciennement Communauté urbaine de Lille), a pris connaissance de ma thèse, comment et, a fortiori, ce qu’il ou elle en a retenu. Son format (750 p.) et son abord ardu restreignent fortement le lectorat profane potentiel de ce type d’écrits et accuse les dispositions très spécifiques de celles ou ceux qui ne s’y arrêtent pas. Parmi les lectrices attentives de la thèse (exemplaire papier intégralement annoté…), je sais par exemple que figurait la DRH de la Communauté urbaine de Lille qui avait soutenu fortement ma présence comme stagiaire à des fins d’observation. Son parcours atypique ainsi qu’une – aussi rare que spectaculaire – ascension statutaire16 expliquent son double intérêt pour ma recherche, à la fois intellectuel (intérêt pour les sciences humaines et sociales et distinction par rapport à des collègues issus d’écoles de commerce ou d’ingénieurs) et instrumental (en tant que nouvelle DRH chargée de piloter une réforme organisationnelle). Une enquêtée plus récente17 m’apprit, lors de l’entretien rétrospectif réalisé pour cet article, qu’elle avait également lu ma thèse en intégralité lors de son entrée dans l’institution (vers 2010), « afin de comprendre où elle mettait les pieds » (entretien n° 2). Comme la DRH précédemment, son profil et ses études antérieures (Sciences Po puis Master en sciences sociales), ainsi qu’un rapport réflexif et militant à son métier, livrent quelques ressorts probables de cet intérêt hors norme, comme me le confie – en le déplorant – un autre enquêté18 :
« C’est quelque chose qui m’a pas mal surpris, dans mes premières années de vie professionnelles, sur des questions qui sont traitées par les sciences sociales, qui sont enseignées dans divers cursus : une si faible utilisation par les acteurs, une si faible connaissance [c’est moi qui souligne]. C’est un peu ce qui m’a frappé en tout premier. Dans le travail que j’ai pu mener, les acteurs qui connaissaient le plus tes travaux, c’était des gens de la MEL, du service logement notamment. On en a parlé un peu spontanément : tes travaux, ceux de Renaud Epstein (…) Parmi les bailleurs, les communes, on était plus dans la pratique. Je ne vais pas dire qu’il y avait peu de réflexivité sur les pratiques, mais… Et parfois une mise à distance des critiques qui pouvaient être faites. » (Entretien n° 3)
A l’instar de Martin Thibault (2022), et même si la plupart de mes enquêtés – cadres intermédiaires de la fonction publique – étaient sensiblement plus diplômés que les ouvriers de la RATP qu’il étudie, j’ai obtenu très peu de retours argumentés sur mes publications19. La plupart des enquêtés sollicités se contentant de valider et d’approuver les grandes conclusions, notamment quand elles semblent – à tort ou à raison – faire écho à leur propre perception des enjeux et des « configurations problématiques », pour reprendre l’expression de Robert Castel (2004). Plusieurs valorisent ainsi l’éclairage que la thèse leur a apporté quant au fonctionnement ou aux dysfonctionnements perçus de l’institution, dans un contexte où les difficultés éprouvées par les services (manque de lignes politiques « claires » et de « projet communautaire ») et les griefs à l’encontre du gouvernement de l’intercommunalité (« le consensus à la Mauroy ») étaient nombreux :
« Quand tu es arrivé [dans l’institution pour mon enquête] on était plusieurs à être un peu à bout de souffle par rapport à la CUDL logique de guichet, et par rapport à un consensus à la Mauroy qui, d’un point de vue technique, montrait ses limites. Du coup quand tu es arrivé, ça m’a permis de prendre du recul. Et, avec toi, d’avoir ce questionnement. De se dire “Est-ce que c’est normal, ou pas normal ? ”. Donc c’était un truc très positif. Alors il y avait ceux qui comprenaient les démarches de recherche y adhéraient, et voulaient collaborer avec toi. Et il y a les autres, qui disaient “on ne va pas commencer à raconter ça, et encore moins à l’extérieur !’’ » (Entretien n° 1)
Ces agents communautaires ouverts à certains résultats de mes recherches – qui rencontraient leurs propres perceptions et insatisfactions – se sont bien gardés pour autant d’organiser des restitutions au sein de l’institution, notamment par souci de rester discrets a posteriori sur notre proximité durant l’enquête. La diffusion non contrôlée de ma thèse – à peine soutenue – au sein de la direction administrative de la Communauté urbaine20 y provoqua en effet un véritable « branle-bas de combat » durant quelques semaines, et suscita notamment la réaction courroucée et craintive du Directeur général des services d’alors. Ce dernier, déjà en poste au moment de mon observation participante, demanda ainsi aux services juridiques de faire une recherche dans le document PDF, afin de recenser l’ensemble des propos ou actions qui pouvaient lui être prêtés. Ce que relate un ancien informateur en entretien :
« Je ne sais pas si X a lu ta thèse dans son intégralité… Je ne crois pas. Je me souviens qu’en réunion de Bureau, il était arrivé en disant “Non mais vous voyez ce qu’il a écrit ?...”. Je ne sais plus ce que tu avais écrit sur lui. Mais tu avais écrit un truc, c’était très drôle, et il avait réagi sur le mode de l’anecdote. Tu avais participé à une réunion de direction générale, et tu avais donné l’exemple de cette réunion. Mais c’était super intéressant. (…) J’avais dû faire une recherche par moteur de recherche. Pour voir ce que tu disais sur lui. Pour le rassurer, tu vois. Parce que 2005, 2006, ce n’était pas très loin des affaires des années 1990, avec les marchés publics et tout. Et la notion de rapport, elle faisait peur. » (Entretien n° 1)
Cette diffusion malencontreuse et non accompagnée de ma thèse a inévitablement alimenté de nombreux malentendus quant à ma démarche d’enquête, reléguant au second plan ses principaux résultats et focalisant l’attention de l’encadrement administratif sur les risques de révélation publique de pratiques discrètes et non assumées. Elle s’est traduite par une tentative de la direction générale d’empêcher toute circulation interne du document. Consigne a ainsi été donnée aux fonctionnaires qui en avaient connaissance de ne pas parler de la thèse et, surtout, d’éviter qu’elle parvienne jusqu’aux élus communautaires. Sans doute parce qu’elle dévoilait – ce qui pour être un secret de polichinelle n’en restait pas moins inavouable – les stratégies propres des fonctionnaires communautaires, voire leur propension à critiquer les pratiques municipalistes des élus (Desage, 2013).
Aussi n’ai-je finalement jamais été invité à présenter ou à défendre ma thèse devant les fonctionnaires de l’institution, malgré mes propositions en ce sens. Tout juste ai-je reçu durant plusieurs mois des courriers électroniques discrets d’agents communautaires, tentant d’obtenir le fichier PDF d’une thèse dont ils avaient entendu parler mais qui n’était désormais plus accessible, nimbant son contenu d’un parfum de mystère et de scandale.
Au fur et à mesure des années, la mémoire de mon passage dans l’institution (2002-2003) et de mon travail s’est inévitablement estompée21. Il semble qu’une partie des fonctionnaires qui avaient été mes alliés, souvent en raison de leurs propres velléités réformatrices, ont continué à faire parfois référence à mon travail (ou à ce qu’ils en avaient perçu), mais plus à la manière d’un « texte caché » (Scott, 2009) – évoqué pour critiquer les élus ou la direction générale en leur absence et/ou s’expliquer certaines orientations jugées problématiques – que comme une ressource mobilisable pour justifier la transformation de l’institution :
— FD : Avez-vous pu utiliser la thèse ensuite, la mobiliser ? A-t-elle donné des outils à des groupes réformateurs au sein de la structure ?
[Hésite] Ben… Non, non… Il ne faut pas que tu sois vexé, mais c’est le problème des administrations. Les techniciens ne lisent pas ! (…) Non seulement c’est dense, mais… Les ingénieurs peuvent lire des trucs, mais il y a une espèce de pauvreté intellectuelle des fonctionnaires sur le fait qu’on ne lit pas. Donc l’usage de ta thèse… Non, ça n’a pas fait l’objet d’une animation en interne, sur le fait qu’on va réfléchir… Après ça a circulé, de manière plus diffuse. On se souvient qu’à un moment donné il y a eu cette critique. Fondée ou pas. Je ne sais pas si je vais trop résumer ta thèse, mais sur le fait que le consensus de Pierre Mauroy allait à l’encontre de l’objet même de l’intercommunalité.
— Oui, oui, tu résumes bien un point important.
Ça, ça ne nous a jamais quitté. Même si moi je suis parti à la fin du mandat de Mauroy, assez peu de temps après. Je suis parti en 2007. (Entretien n° 1, c’est moi qui souligne.)
Une seconde enquêtée, rencontrée plus tardivement à l’occasion de mes recherches sur les politiques intercommunales du logement (Desage, 2016), fait le même type de constat, pointant à la fois la connaissance de l’existence de mes travaux au sein du service Habitat de la MEL, mais la faible appropriation et utilisation de leurs résultats :
— FD : Est-ce que les travaux de sciences sociales étaient mobilisés comme points d’appui, entre les fonctionnaires et avec les élus ? Est-ce qu’ils vous servaient de ressources ou, au contraire, ce sont des choses dont vous ne parliez pas trop ?
Je ne crois pas que ce soit mobilisé. En tout cas, ce n’est clairement pas au cœur de l’argumentaire pour produire des politiques publiques. Je pense que ça alimente plutôt les réflexions personnelles des uns et des autres, plutôt qu’une mobilisation collective pour définir le speech tu vois. Pourquoi ? Alors peut-être qu’il y a une espèce d’auto-restriction, de vision un peu caricaturale. En disant : « ce sont des travaux critiques contre l’administration, donc il n’y a pas lieu de les mobiliser ». Voilà. Je pense qu’il y aussi ce type de mécanismes qui peut jouer22. Après, au sein du service en tant que tel, ça peut faire l’objet de débats, ça permet de faire avancer la réflexion, ça fait progresser la réflexion commune, sur des choses qui sont tellement devenues le vocabulaire administratif et politique qu’on ne l’interroge plus. Ça permet de le remettre en question, et ça permet d’avoir une vigilance par rapport à certaines des notions qu’on utilise très régulièrement dans l’élaboration et dans la mise en œuvre des politiques publiques. (Entretien n° 2, c'est moi qui souligne.)
Ces quelques éléments renseignent les premiers usages, fluctuants mais globalement faibles et empêchés 23, de mes recherches par les acteurs administratifs de l’institution intercommunale étudiée, même quand ils furent des alliés directs durant l’enquête. Ils soulignent également combien la dimension « critique » de l’analyse – ou perçue comme telle, notamment parce qu’elle n’épouse pas le récit de l’institution – fait obstacle à leur mobilisation « à découvert », dans la mesure où celles et ceux qui s’en saisiraient s’exposeraient à la réprobation de leur hiérarchie, garante de l’orthodoxie institutionnelle. Ainsi, et paradoxalement de nouveau, les résultats de recherches empiriques avec lesquels les principaux concernés expriment leur accord, semblent cantonnés à un rôle intellectuel et spéculatif (« faire avancer la réflexion »), sans effets sur l’action.
Qui plus est, la prise en compte des résultats des sciences sociales se heurte au nécessaire maintien d’une foi minimale dans l’utilité de son rôle et les possibilités de sa fonction, constitutives de l’illusio bureaucratique. Si mes travaux sur l’intercommunalité ou sur les politiques de développement du logement social, imprégnés d’épistémologie compréhensive, ne cherchent en rien à « dénoncer » les mauvaises intentions des acteurs des politiques publiques, ils tendent à pointer les effets limités voire contradictoires – pour la loi SRU (Desage, 2017) – de certains dispositifs. A l’instar de nombreuses recherches, ils montrent que certains obstacles aux politiques de redistribution ou de déségrégation intercommunales sont plus structurels que conjoncturels et qu’ils ne sauraient être vaincus par la seule « volonté politique » ou mise au point d’instruments adéquats, comme de nombreux acteurs sont enclins à le penser ou à le dire. De même, l’analyse de certains mots d’ordre incontournables des politiques locales contemporaines (la « mixité sociale », la « démocratisation », l’« attractivité métropolitaine », etc.) comme mythes d’action publique24 a toutes les chances de rencontrer l’incompréhension voire la résistance des acteurs impliqués, comme en témoigne un enquêté :
Déjà, quand je montre mon incrédulité par rapport au concept de mixité sociale et comment j’entends traiter la question de manière un peu critique, il me semble percevoir une incompréhension de mes collègues. Pourquoi ? Enfin… C’est complètement logique avec le fait que, pas mal d’acteurs que j’ai rencontrés, bien qu’ils aient eux-mêmes une vision critique de la mixité sociale, ne voient pas vraiment ce que ça veut dire, ne questionnent pas le postulat de base et les politiques qui vont avec. Ils les critiquent sans jamais revenir dessus forcément. (Entretien n° 3, c’est moi qui souligne).
Comment composer avec des résultats de recherches qui donnent l’impression, à tort ou à raison, de questionner le principe même de certaines politiques ou missions auxquelles on se dévoue ? Cette question ouvre la voie à une interrogation, plus vaste encore, sur les conditions de possibilité et sur les limites – au sens ici de l’étendue – de toute posture réflexive vis-à-vis de pratiques professionnelles auxquelles on a été longuement socialisé et parfois assigné, sans nécessairement disposer de porte de sortie. Comment faire co-exister conscience critique (potentiellement accrue par la connaissance de travaux en sciences sociales) et maintien dans un rôle ou dans une fonction, qui implique un minimum de loyauté et de confiance dans les objectifs assignés ou dans la possibilité qu’ils soient atteints ?
Un intérêt pour les sciences sociales situé et fluctuant
Les fonctionnaires intermédiaires25 sont globalement les plus enclins à s’intéresser aux travaux de sciences sociales portant sur leurs domaines d’action, a fortiori s’ils ont été formés à celles-ci26 et s’ils trouvent un intérêt professionnel à le faire. Ils et elles sont, par leur position, les plus confrontés aux écarts entre les grands objectifs normatifs explicites de l’institution (réduire la ségrégation résidentielle et scolaire, favoriser le développement économique et l’insertion dans les quartiers populaires, réduire la crise climatique…) et les effets limités et entravés de leur action en ce sens (Desage, 2023). Ce décalage nourrit chez certains une misère de position27 bureaucratique, qui est à la fois la condition de leur intérêt pour les sciences sociales autonomes/critiques28 et la limite de ce qu’ils pourront en faire, dans la mesure où les usages de ces savoirs dans l’institution restent soumis à la position relativement subalterne qu’ils y occupent.
Ainsi, l’un de nos enquêtés, jeune chargé d’étude, s’appuie-t-il sur une bonne connaissance des sciences sociales récemment acquise à l’université et sur son lien avec des chercheurs pour défendre un point de vue critique inédit sur les objectifs de mixité sociale en matière de logement, à l’occasion de la rédaction d’un rapport d’études dont il est chargé. Mais il ne peut que constater, dans un second temps, les difficultés de diffusion de son analyse, en dépit des cautions scientifiques mobilisées :
— FD : Est-ce que l’accompagnement scientifique de l’étude (par Yoan Miot, géographe, et moi-même) a pu t’aider, être une ressource ? Ou au contraire, était-ce un peu dangereux de t’appuyer sur des gens qui peuvent être eux-mêmes critiqués par les élus, pour ce qu’ils disent sur la ségrégation, les inégalités, etc. ?
— Pour moi ça a été fondamental. Parce qu’à [structure d’études] il y a tout un pan qui est valorisé de liens avec la recherche, ateliers avec des étudiants organisés, présentation de travaux de jeunes chercheurs (…). Donc c’était très bien vu que je fasse appel à la recherche, qu’on travaille ensemble. Les réunions avec toi, Yoan Miot et mon directeur, ça a été fondamental sur la possibilité de garder mon propos. (…) Et de créer des liens avec la recherche ça a été très bien perçu. Après, pour ce que ça a donné… Je pense que c’est là où la direction elle est un peu… Montrer à la fois des liens avec la recherche aux yeux du monde, et être hyper frileux au moment de convoquer les travaux. Oui, voilà. C’est ça que j’ai trouvé marrant. C’était à la fois votre appui, votre aide et soutien qui étaient fondamentaux. Mais je trouve que c’est assez hypocrite comme position.
Les nouveaux entrants dans les institutions locales, diplômés du supérieur, avec de fortes aspirations au changement, sont les plus prompts à entendre et/ou à solliciter les chercheurs en sciences sociales. On peut étendre ce constat aux élus, dont l’intérêt pour la recherche s’amenuise dès lors fortement quand leur position évolue et s’établit (voir encadré 2).
Encadré 2 : Quand Martine Aubry s’intéressait à une thèse sur le
« consensus communautaire ».
Moins
d’un an après avoir soutenu ma thèse de doctorat (Desage, 2005) et quelques semaines à
peine après ma première rentrée comme maître de conférences à l’université de Lille,
je reçois un e-mail de Pierre Mathiot, alors collègue à la faculté des sciences
juridiques, politiques et sociales de l’Université Lille 2. Celui-ci m’y écrit : « J’ai vu Martine Aubry pour causer Institut d’études politiques et
elle m’a demandé d’organiser une rencontre informelle avec des universitaires
travaillant sur la problématique urbaine en général et aptes à descendre de leurs
hautes sphères. Je vais donc te contacter bientôt ainsi que [noms de
plusieurs collègues] pour monter cela. Cela peut être intéressant et édifiant ». Je
réponds alors : « (…) Je ne sais pas si elle va adhérer à l’analyse
de [nom d’un collègue], mais je pense qu’elle va avoir moins de
problèmes avec ma critique du consensus communautaire ! C’est toujours marrant, en
tout cas, de voir combien le calendrier de l’intérêt de nos édiles pour les recherches
universitaires colle avec celui des campagnes municipales. » (Extraits des échanges de
courriels.). Nous sommes en effet un an et demi avant les élections municipales de
2008. Martine Aubry, élue maire de Lille pour la première fois en 2001, se représente,
mais compte cette fois-ci briguer la tête de la puissante Communauté urbaine, que son
prédécesseur à la ville, Pierre Mauroy, continue de présider. Si elle est déjà
vice-présidente de l’Établissement public intercommunal, elle ne fait plus mystère de
ses ambitions et devient dès lors la cible privilégiée de la droite locale, qui se
plait à opposer son style – jugé clivant – à celui désormais très consensuel de
l’ancien Premier ministre socialiste (NDLA : Pierre Mauroy a alors comme principal allié, depuis 2001, le Premier vice-président Marc-Philippe Daubresse, député-maire UMP de Lambersart, qui tente d’inscrire ses pas dans ceux de l’ancien maire de Lille afin de lui succéder à la tête de la CU).
Martine Aubry se montre ainsi volontiers critique d’un « consensus » dont se réclame
son principal concurrent de droite, Premier vice-président, et se démarque en
affichant publiquement sa volonté de repolitiser l’institution. Ma thèse, ou ce
qu’elle en perçoit (sa directrice de cabinet d’alors, Audrey Linkenheld, lui en a fait
une rapide présentation préalable) l’intéresse, dans la mesure où elle paraît nourrir
la critique de ce système de gouvernement davantage associé à son adversaire à la
présidence de la CU, Marc-Philippe Daubresse. Quelques mois plus tard, en janvier 2007,
Pierre Mathiot m’écrit de nouveau (le message s’intitule alors « Un peu d’aide pour
Martine ») et me propose de participer à un repas en mairie de Lille avec l’ancienne
ministre du Travail, afin de lui présenter mes travaux. Je suis alors indisponible, et
lui envoie un très court article (deux pages) écrit pour la revue
Territoires avec Nicolas Bué, intitulé « L’intercommunalité contre la démocratie
locale » (Bué et Desage, 2005). Je n’aurai aucun retour sur ce papier, mais la
rencontre a finalement lieu quelques mois plus tard, le vendredi 27 septembre 2007.
Avec d’autres collègues, nous sommes conviés à un déjeuner dans la salle de réception
de l’hôtel de ville de Lille. Je suis placé face à Martine Aubry, et lui présente en
une petite demi-heure – tout en mangeant – les grandes conclusions de mon travail, en
insistant notamment sur les marges de manœuvre amoindries en matière d’action publique
redistributive que ce mode de gouvernement induit nécessairement (Desage, 2023).
Martine Aubry ne m’interrompt pas, prend quelques notes entre deux bouchées, mais
– sans surprises – réagit à ma présentation sur un tout autre registre que celui de
l’analyse : ses griefs sont beaucoup plus personnalisés et ciblent ses concurrents,
associés à un régime du consensus (Desage, 2008) dont elle-même semble sous-estimer la
force et les effets sur ses protagonistes. Je sors de ce repas convaincu qu’elle ne
prendra pas le risque de remettre en cause ce mode de gouvernement, si elle devait en
dépendre pour présider l’institution intercommunale. C’est ce qui adviendra quelques
mois plus tard, quand elle fera alliance avec les élus des petites communes de droite
et du MODEM pour gagner la présidence de la CUDL, annihilant toute capacité de lutte
contre les inégalités socio-spatiales (ségrégation, répartition des ressources entre
communes, etc.).
Une fois présidente
de la CUDL, elle ne sollicitera jamais plus les chercheurs locaux et ignorera la
parution de l’ouvrage Sociologie de Lille (Collectif Degeyter,
2017), qu’elle jugera « partisan » (cf. infra).
Si me viennent à l’esprit plusieurs exemples de fonctionnaires évoquant, à l’occasion d’interactions avec eux ces quinze dernières années, ma thèse, des articles de vulgarisation (celui paru dans Le Monde Diplomatique en 2014 notamment) ou notre livre avec David Guéranger, je n’ai par contre jamais reçu de témoignages directs d’élus communautaires commentant ou même mentionnant la lecture de ces travaux29 ni, a fortiori, observé leur invocation dans des joutes d’assemblée30. Que de rares et brèves réactions orales, à la suite de présentations elles-mêmes orales, traduisant le plus souvent une incompréhension du statut de certaines conclusions, quasi systématiquement perçues comme des « critiques » à leur égard (cf. infra), face auxquelles ils se sentent alors obligés d’arguer de leur bonne foi ou de revendiquer l’exception31. Ces rares échanges témoignent de la difficulté de nombreux élus – a fortiori quand ils occupent des positions dominantes – à accepter la démarche et l’autonomie des sciences sociales et la logique non normative de leur étiologie32.
Confusions autour de l’imputation causale et procès en pessimisme fait aux chercheurs
Plusieurs élus lillois notables, de Martine Aubry à Estelle Rodes33, en passant par le président de la MEL depuis 2014, Damien Castelain ou Gérard Caudron (maire de Villeneuve d’Ascq et vice-président à la MEL)34, confrontés à l’analyse des évolutions de l’agglomération lilloise35 et à l’évaluation des effets des politiques publiques de métropolisation, ne semblent en mesure de recevoir ces dernières que comme une critique personnelle, dont l’enjeu ultime serait le jugement de leur action, voire de leurs intentions. Au lieu d’admettre un certain nombre de données et d’envisager la dimension structurelle de certaines contraintes, ils se sentent dès lors souvent tenus de « se justifier » et d’exciper de leur « bonne volonté », comme si cette dernière était en jeu.
Comment imaginer néanmoins qu’il puisse en être autrement, dans la mesure où l’univers politique n’est pas régi par la recherche froide des causes et des corrélations, mais par celle des responsabilités (positives ou négatives) – i.e. le travail d’imputation et d’auto-imputation (Le Bart, 1990) – et par la personnalisation de processus complexes et multifactoriels. Sans doute touche-t-on ici aux limites de la transposabilité des analyses de l’action publique, des sciences sociales vers le champ politique. Confrontés à une objectivation scientifique de leur action et de ses effets, les acteurs politiques ne peuvent en quelque sorte que la réinscrire dans les formes de la « critique » en vigueur au sein de leur champ, anticipant notamment les usages également normatifs et stratégiques qui pourraient en être faits par leurs concurrents. Les tendances multiples au renforcement de l’autonomie des champs politiques locaux (très marquée dans le cas des institutions intercommunales36) accroissent par ailleurs cette difficulté des élus à se saisir d’analyses construites dans d’autres espaces institués. Les savoirs « critiques », pourtant indispensables à la connaissance de nombreux processus sociaux et politiques (Castel, 2004), en deviennent d’autant plus inaccessibles qu’ils apparaissent non seulement inutiles (car peu convertibles en « coups politiques »), mais potentiellement dangereux.
Ainsi, les chercheurs qui pointent de manière factuelle l’augmentation des inégalités socio-spatiales sur le territoire de l’agglomération lilloise (Collectif Degeyter, 2017) et tentent de la rapporter aux politiques publiques – nationales et locales – conduites ces 50 dernières années se voient-ils reprocher de propager la « mauvaise nouvelle » et de ne pas participer à la célébration de la « reconversion réussie » du territoire. La place désormais centrale des politiques symboliques (Edelman, 1985) dans l’action publique locale, focalisée sur la quête d’attractivité et de rayonnement (Barbier, 2023) accuse probablement en partie la défiance vis-à-vis de travaux dont les résultats apparaissent en contradiction avec le « chant local » (Nay, 1994) et susceptibles de brouiller le message quasi messianique qu’il contient.
Sciences sociales et action publique : des régimes de vérité inconciliables ?
À rebours des perspectives les plus scientistes, pariant sur la force propre des savoirs et leur capacité de conviction, les acteurs publics ont par ailleurs de nombreuses raisons de continuer à faire ce qu’ils font, indépendamment des analyses qui éclairent les effets contradictoires (le consensus intercommunal qui affaiblit in fine la capacité politique de l’institution), l’absence d’effets (les politiques anti-ségrégatives en matière d’habitat) ou les apories de certaines catégories d’action publique (la « mixité sociale »).
D’abord, parce qu’il n’est jamais certain que ces « verdicts » (Lehingue, 2005) scientifiques resteront cantonnés à l’espace savant et à ses enjeux ésotériques. Ils apparaissent souvent susceptibles d'être retraduits, appréhendés comme une évaluation normative de l’action conduite par des élus, et dès lors réinscrits dans des luttes institutionnelles et/ou politiques : à l’amorce des élections municipales par exemple (cf. encadré n° 2) ou parce qu’un opposant ou une association se saisit de ces analyses à d’autres fins que celles de la controverse académique. Ceci conduit les acteurs politiques à esquiver voire à discréditer toute analyse susceptible de se transformer en remise en cause de leur action, indépendamment de ses motivations initiales et de leur distance avec toute démarche évaluative.
Ensuite, parce l’action politique et publique tendent à imposer leur logique aux savoirs scientifiques et à les reléguer au second plan quand il s’agit de décider, comme en témoignent plusieurs de nos interlocuteurs. Une ancienne fonctionnaire du service habitat de la MEL d’abord, décrit très bien la « faible porosité » entre les deux sphères et la primauté « des rapports de négociation avec les communes » :
— FD : Est-ce que quand on produit un Programme local de l’habitat (PLH) on peut s’appuyer sur les données en matière de ségrégation ? Est-ce que ces connaissances-là sont mobilisées pour produire ou infléchir l’action publique ?
— Oui… [hésite] Les études, celles de la ville sur la ségrégation, on a aussi convenu qu’elles soient faites, au moment de la production du PLH. A un moment un peu fort. Voilà. Après… Je pense qu’il y a aussi une sorte d’auto-restriction, qui est liée aux rapports de négociation avec les communes. Ce sur quoi on pourra aller, pas aller. Du coup, ta réflexion est très très vite bridée, parce qu’on sait déjà quels sont les points d’achoppement, là où on peut avoir gain de cause ou pas. Donc ça guide très fortement les réflexions futures. Dès le stade du diagnostic. Donc c’est un peu pipé d’emblée. Certes, les travaux existent, mais ils nourrissent assez peu la stratégie future qui reste assez guidée par les principes de réalité, les forces en présence, l’anticipation de la négo à venir, donc des équilibres politiques. Je pense que c’est plutôt ça qui l’explique la faible porosité. (Entretien n° 2, c’est moi qui souligne.)
Les propos d’une élue communautaire, docteure en science politique, vont dans le même sens, elle qui éprouve la difficulté de concilier des réflexes d’ancienne chercheuse (et le rapport aux savoirs et à la « complexité » qui va avec) et sa nouvelle position d’élue locale :
« Après, j’essaye dans la manière d’approcher les sujets d’avoir cette rigueur intellectuelle. Mais la position de chercheure et celle d’élue, ça n’a rien à voir en fait. Même quand tu essayes de garder certains automatismes, que tu peux avoir dans le domaine de la recherche. Euh… quand il s’agit d’avoir une position politique sur un sujet, qui soit aussi un peu tranchée, parce que tu es obligée de… La difficulté que j’ai, en tant qu’élue, c’est que je voudrais être dans quelque chose de très nuancé, parce que je peux percevoir la complexité d’un sujet, etc. Et j’ai l’impression que plus tu es nuancée, moins tu es comprise, moins tu es entendue, et moins tu es percutante. Et ça c’est quelque chose qui peut être un peu frustrant. » (Entretien n° 4, c’est moi qui souligne.)
Ce sentiment de frustration, qui découle ici de la difficulté à faire exister des modes de raisonnement scientifiques dans un autre espace, peut laisser place à un certain fatalisme voire à du dépit, comme chez l’enquêté n° 3, chargé d’études en urbanisme féru de sciences sociales. Malgré l’utilisation abondante de ressources et de méthodologies scientifiques, qui font de son rapport d’étude un quasi rapport de recherche, il se heurte en effet à « l’impossibilité de bouger les lignes à partir d’une étude » :
« C’est au moment de la rencontre avec le service habitat de la MEL, que je me suis rendu compte que ça ne donnerait rien à la MEL, parce que c’était impossible de porter cette parole. Et que s’attaquer par exemple à la VEFA HLM [Vente en état futur d’achèvement], c’était même pas la peine ! Déjà qu’il n’y a aucun maire qui veut construire du logement HLM, si en plus tu enlèves la VEFA. (…) Ce constat d’impuissance, et de l’impossibilité de bouger les lignes à partir d’une étude, je l’ai saisie à ce moment-là. J’ai très vite compris que, en tout cas à la MEL, ça n’allait pas changer grand-chose. » (Entretien n° 3, c’est moi qui souligne.)
Quelques mois après notre entretien, cet enquêté décline une proposition de renouvellement de son CDD, préférant déménager et « prendre un peu de temps » avant de se fixer professionnellement, n’excluant pas une reprise d’études en lien avec la recherche.
Des processus d’évitement multiples : comment discréditer et ignorer les savoirs qui fâchent
Conséquences des obstacles structurels à la réception des recherches en sciences sociales évoqués, qui tiennent notamment à l’hétérogénéité des principes en vigueur au sein des champs concernés ou à la position marginalisée des « passeurs », plusieurs processus – intentionnels ou non – contribuent à disqualifier ou à invisibiliser certaines recherches, limitant leur légitimité et leur audience auprès des acteurs politico-administratifs.
La disqualification normative et militante des recherches en science sociales
L’une des manières récurrentes d’invalider les travaux de sciences sociales et leurs résultats, qui connaît une résurgence récente et inquiétante en France37, est de les considérer comme « militants », relativisant dès lors leur scientificité et jetant le trouble sur les intentions et l’impartialité de leurs auteurs. Des échos indirects de cette stigmatisation m’étaient parvenus après la publication des deux ouvrages susmentionnés, mais l'enquête rétrospective a permis de les faire resurgir38. Ainsi dans les propos de cet enquêté, conseiller technique au sein d’une importante collectivité territoriale des Hauts-de-France, rencontré à Sciences Po Lille lors de mes études et qui fut un allié sur mon terrain de thèse :
« Quand j’ai eu ton mail [i.e. message de sollicitation pour l’entretien], sur la perception des sciences sociales, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est : “les sciences sociales c’est un marqueur politique. De gauche. Qui dit sciences sociales, dit de gauche.” » (Entretien n° 1)
Certains agents publics confient également en entretien s’être heurtés à ce type de présomptions de leur hiérarchie, quand ils ont tenté d’organiser une discussion autour de Sociologie de Lille (pour la première) ou après m’avoir sollicité pour rédiger le court éditorial d’une lettre d’information (pour le second) :
« Oui, c’est un peu ce que je te disais tout à l’heure. Je pense qu’il y a un peu une perception parfois d’un travail un peu militant. Tu vois Sociologie de Lille, typiquement, il a été perçu comme un travail militant. Clairement. A un moment, un peu naïvement, j’avais tenté d’organiser une présentation [au sein de son service à la MEL], mais bon… J’ai vu très vite que ça n’allait pas le faire… (rires). » (Entretien n° 2)
« J’avoue que quand j’ai dit que ça allait être toi qui allait le faire [Écrire un court édito dans une lettre d’information consacrée à la présentation des résultats de l’étude], j’ai vu des gouttes de sueurs sur quelques fronts… Mais bon, on m’a dit “c’est le chargé d’études qui choisit”. Et vu que ça faisait un moment que je les tannais avec cette étude, ça a été accepté. Je crois que j’ai vu mon chef se dire “Oulala, qu’est-ce que ça va donner encore ?...” (rires). Mais voilà. C’est marrant ce rapport aux chercheurs… X [nom d’un collègue , spécialiste des questions de ségrégation], ils le présentaient toujours comme “Ah oui, X, c’est un excellent chercheur, mais il est engagé !” » (Entretien n° 3)
C’est sans doute l’enquêtée numéro 4, docteure en science politique et désormais élue locale, qui résume le mieux le discrédit fréquent jeté sur les travaux de sciences sociales – dont plus que d’autres élus, elle cherche parfois à faire usage –, rabaissés au statut d’« arguments » ou d’opinions parmi d’autres :
« Moi j’ai un a priori très positif sur les travaux de sciences sociales. Après, je pense qu’encore souvent ces travaux sont perçus comme des travaux qui ne sont pas scientifiques au sens premier du terme, qui ne sont pas des sciences dures, et donc beaucoup plus facilement remis en cause. […] Moi, mon approche de ça, c’est de dire, de toute façon, dans les sciences sociales, il y a forcément une normativité, et de voir comment les auteurs la traitent. Mais je crois qu’il y a beaucoup d’élus qui vont remettre en cause d’emblée certains travaux, en disant de manière un peu caricaturale : “Ce sont des gauchistes, ils ne sont pas objectifs, ils prêchent pour leur propre paroisse”. (…) Là d’où vient la frustration, c’est que même quand on essaye de mobiliser des travaux universitaires qui devraient avoir un crédit, même s’ils sont critiquables bien sûr, j’ai l’impression que de toute façon, en face, ce n’est pas pris pour ce que c’est. C’est pris pour des arguments. » (Entretien n° 4, c’est moi qui souligne.)
On lit par ailleurs dans ce propos combien il est difficile et complexe, auprès de profanes, d’assumer la normativité axiologique inévitable de toute démarche d’enquête tout en revendiquant sa capacité à produire des savoirs positifs et cumulatif à propos de phénomènes sociaux et politiques.
De manière symétrique et paradoxale, le reproche de « ne pas proposer de solutions »
Si les travaux de sciences sociales qui ne vont pas dans le sens du discours officiel sont souvent qualifiés de « militants », ce qui permet de ne pas s’encombrer de leurs résultats dissonants, ils font parfois l’objet d’un reproche inverse mais produisant le même type d’évitement : ne pas être suffisamment clairs sur le plan de leurs traductions normatives et pratiques. C’est le directeur d’un centre de formations d’élus, au sein duquel j’ai plusieurs fois présenté mes travaux sur l’intercommunalité et la démocratie locale, qui en témoigne :
« Parfois les élus attendent des réponses. En gros il faudrait presque une fiche pratique. Quand j’ai ressenti du recul par rapport aux travaux des universitaires, c’était sur le mode “Qu’est-ce qu’on fait de ça ?” Les universitaires ont fait des choses intéressantes, mais parfois l’élu, parfois moi, on reste un peu sur notre faim : “Comment on fait maintenant ?” […] Quand tu dis aux élus “il y a un souci avec le consensus”, tu ne leur dis pas comment en sortir. J’entends plus cela. La vraie question c’est comment ils ont accès à cela et comment ils prennent le temps. Quand la situation est difficile, il y a le temps que prennent les élus pour lire, consulter les travaux, les habitants… Et plus la situation est difficile, plus ce temps se fragilise. […] Et il y a parfois chez les élus, l’idée de… On ne veut pas voir. Sur un autre sujet, on fait venir un intervenant qui est le directeur adjoint de l’Institut national des sciences de l’univers. Qui vient sur les questions de changement climatique. Tout le monde ne l’attrape pas ça. Je sais qu’il y a même des élus qui disent “Je ne viens pas”. Pourtant c’est redoutable, lui il vient avec des trucs qui te montrent pourquoi nos arbres fleurissent bien plus tôt qu’avant, etc. Il a présenté le premier rapport du GIEC. Et il dit, celui qui arrive il va faire mal. Et sur ce sujet, tu as des élus qui n’ont pas envie de regarder. Pas une majorité, mais il y en a. Et ça renvoie à l’idée également de la difficulté de trouver des solutions. C’est la même chose sur le rapport du GIEC, qui fait le constat mais ne propose pas forcément de solutions. » (Entretien n° 5, c’est moi qui souligne.)
Ce reproche symétrique du précédent (cette fois-ci nous ne serions pas assez prescriptifs) traduit plus fondamentalement le fait que les acteurs politiques, mais aussi les fonctionnaires, ne savent souvent pas quoi faire des conclusions de nos travaux (« Qu’est-ce qu’on fait de ça ? »). Ou, pour être plus précis, que ce qu’il faudrait faire leur semble inatteignable, rompt trop fortement avec des socialisations professionnelles et des routines incorporées. Par ailleurs, les recherches en sciences sociales pointent parfois des causes ou obstacles structurels sur lesquelles ils n’ont pas la main ou, à d’autres occasions, ne souhaitent pas l’avoir (« on ne veut pas voir »).
Si je m’en tiens à notre livre avec David Guéranger, La politique confisquée (2011), une extrapolation normative assez claire peut être déduite de sa lecture : les nécessaires politisation des instances intercommunales et la remise en cause du régime de consensus. Accompagnées d’une publicisation des enjeux et des débats, elles semblent seules à même de renforcer l’ancrage partisan et social des élus qui y siègent et, in fine, de restaurer la capacité d’action et de transformation de l’institution (Desage, 2023). Mais tout le processus d’institutionnalisation, via l’action des maires notamment, s’est précisément construit contre cette éventualité, renforçant les mécanismes qui assurent le consensus et sanctionnent les éventuels réfractaires.
Ainsi, la perspective d’action tracée par les chercheurs (politiser), qui permettrait sans aucun doute d’échapper à certaines impasses des consensus intercommunaux, parmi lesquelles l’impossibilité de conduire des politiques planificatrices et redistributrices et de réduire les inégalités territoriales, vient heurter les routines et préférences instituées.
La politisation de l’institution impliquerait par ailleurs, pour réussir et pour perdurer, des mécanismes bien plus collectifs et structurels que la seule volonté de rupture de certains élus. Encore faudrait-il, par exemple, que l’institution se démocratise et que ces derniers soient ainsi poussés et encouragés à s’opposer par des rappels à l’ordre et soutiens venus de l’extérieur (Desage et Kaciaf, 2022).
Bref, autant d’obstacles pratiques et cognitifs qui rendent très improbable (voire impensable) pour les élus concernés de se saisir de résultats scientifiques, aussi robustes soient-ils, pour réformer leurs pratiques. C’est vrai même quand ils se trouvent dans une situation où, in fine, la participation au consensus et le maintien du statu quo les affaiblit et les délégitime à petit feu (Desage, 2019). Quant aux acteurs politiques dominants, principaux promoteurs et entrepreneurs des politiques de métropolisation, convaincus de leur bienfondé et principaux gagnants à court terme, pourquoi tiendraient-ils compte de recherches qui montrent les effets inégalitaires des politiques menées, quand rien, même dans les règles du jeu politique et électoral39, ne les incite à le faire ?
L’évitement des conclusions dissonantes : un phénomène classique d’attention sélective
J’ai pu constater à diverses reprises à quel point, de manière non surprenante, l’attention portée aux travaux de sciences sociales faisait l’objet d’une attention sélective40, au sens où les acteurs politiques et administratifs retiennent principalement de ces travaux ce qui conforte leur vision préexistante des enjeux et des problèmes. La réception des recherches en sciences sociales, quand elle parvient à surmonter les nombreux obstacles déjà évoqués, produit ainsi rarement (jamais ?) quelque chose qui ressemblerait à une « rupture épistémologique » chez les acteurs publics et politiques concernés, qui les amènerait à reconsidérer une question ou une position antérieure.
Ainsi, un certain nombre d’élus locaux (communistes notamment) aiment à entendre dans mes travaux une critique de l’institution intercommunale et de l’intercommunalité, qui semble justifier leur propre position normative défavorable au renforcement de la souveraineté de ces institutions au détriment de la centralité communale. Ils en oublient ainsi que la « confiscation politique de l’intercommunalité », comme nous l’avons montré avec David Guéranger, repose essentiellement sur le travail des maires en ce sens (grands « gagnants » de ces compromis qui renforcent leur rôle comme représentant plénipotentiaire de la commune). Ils méconnaissent ainsi combien la défense de l’échelon communal au nom de la préservation de leurs derniers bastions a transformé les élus communistes en protagonistes fréquents des consensus intercommunaux (Bué et Desage, 2011), les plaçant dans des situations très inconfortables vis-à-vis de leurs militants. Renonçant à porter des visions partisanes dans ces enceintes, ils y nouent en effet des compromis inavouables avec des élus de droite. Le gouvernement de la Métropole du grand Paris (Lescouplé, 2021) offre une illustration saisissante de ces accords interpartisans discrets, et de la manière dont ils entravent toute politique de réduction des inégalités socio-spatiales à l’échelle de l’agglomération.
En 2021, un échange avec plusieurs élus EELV de la Métropole européenne de Lille autour du futur Programme local de l’Habitat, donne à voir les mêmes processus d’attention sélective. Alors que lors de la rencontre, mes collègues et moi-même insistons sur quelques « angles morts » importants du projet de PLH (l’importance persistante des discriminations dans l’accès au logement et l’absence d’effets positifs des politiques de mixité sociale sur les ménages concernés par la rénovation urbaine notamment), en nous appuyant sur nos recherches et d’autres enquêtes, aucun de ces éléments ne sera repris dans l’avis final produit par le groupe lors du vote de la délibération quelques mois plus tard. Les éléments relatifs à la rénovation énergétique ou à la promotion de l’habitat participatif figurent par contre en bonne place, alors qu’ils n’étaient pas présents dans notre argumentation. De manière significative également, aucune référence n’est faite dans l’avis du groupe aux travaux de sciences sociales pourtant nombreux sur les politiques locales de l’habitat ou la ségrégation socio-spatiale. Ces absences illustrent de nouveau combien les acteurs politiques locaux peinent à mobiliser explicitement des recherches disponibles, même quand ces dernières ont été synthétisées et pourraient constituer, à peu de frais, des ressources au service de leur argumentation.
Une offre consultante et savante abondante qui permet d’écarter les recherches gênantes et entretient l’ignorance
Le dernier point sur lequel je souhaite revenir, parce qu’il participe également de la faible prise en compte de travaux de sciences sociales perçus comme « critiques » (cf. supra), tient à la pluralité de l’offre d’analyses disponible et à la prédilection des acteurs politiques et administratifs pour le recours à l’expertise ou à des travaux considérés comme moins « gênants »41, souvent plus éloignées de l’épistémologie de la sociologie politique notamment. En même temps qu’elles évitent ou invisibilisent certaines recherches, les institutions politiques peuvent en effet choisir d’encourager d’autres perspectives et de soutenir des propositions plus conformes aux récits qu’elles produisent sur elles-mêmes, que Pierre Bourdieu qualifie d’« endoxiques »42. Si cette tendance a bien été observée dans l’espace anglophone par Tom Slater (2021), pointant l’hétéronomie croissante de la recherche urbaine et sa dépendance accrue aux agendas et catégories de pensées de l’action publique, quelques travaux français récents se sont également penchés sur la porosité entre ces espaces et ses effets. Christophe Parnet (2021) a ainsi montré comment les principaux entrepreneurs des nouvelles métropoles de Lyon et de Marseille, pour légitimer la réforme intercommunale dans le sens attendu, avaient largement fait appel au consulting, auprès de cabinets privés dans lesquels sont notamment actifs des universitaires (géographes et économistes) multipositionnés : Daniel Béhar, Xavier Desjardins, Philippe Estèbe, Martin Vanier sont ainsi directement impliqués dans ACADIE, coopérative de conseil créée en 1978, qui offre ses services à des collectivités clientes43. L’ancien sociologue désormais essayiste et homme politique marseillais Jean Viard est également l’un des principaux « entrepreneur de science métropolitaine » pro domo, comme le montre Christophe Parnet (2021 : 234).
D’autres chercheurs ou anciens chercheurs sont également plus ou moins directement embarqués dans la conduite des politiques publiques qu’ils analysent ou ont analysées, et entretiennent à ce titre des liens étroits avec les institutions du gouvernement urbain : Jean-Marc Offner (actuel directeur de l’agence d’urbanisme de Bordeaux), Rémi Dormois (DGA à l’agglo de Saint-Etienne, après avoir dirigé son agence d’urbanisme), Patrick Le Galès (via l’école urbaine de Sciences Po Paris), ou encore Gilles Pinson (via le Labex intelligence des mondes urbains et désormais le forum urbain Idex) font partie de ces chercheurs qui accompagnent leur activité scientifique d’activités d’expertise ou de médiation, en lien direct avec les pouvoirs locaux ou nationaux. Aussi bénéficient-ils à ce titre de soutiens institutionnels et d’une écoute privilégiée de la part des acteurs publics, qui préfèrent sans surprise la douce musique de l’« interterritorialité » (Martin Vanier), du « gouvernement par projet » (Gilles Pinson) ou du « retour des villes » (Patrick Le Galès) à celle des effets inégalitaires de l’action publique et de la confiscation politique de l’intercommunalité.
Alors que je cherchais la composition actuelle du Conseil de développement de la MEL (pour écrire cet article), je suis ainsi tombé sur l’annonce de la venue d’un collègue politiste, Alain Faure, accompagnée d’une présentation :
« Il [Alain Faure] mène des recherches empiriques variées sur l'action publique territoriale et ses élites et réalise aussi des évaluations de politiques publiques. Une part importante de ces analyses porte sur la décentralisation et le « métier » d'élu local, avec la volonté de décrypter la « médiation » politique « sensible » des leaders territoriaux. Le 1er mars, Alain Faure consacrera son intervention aux médiateurs politiques dans les métropoles et aussi à la place des conseils de développement. La conférence se déroulera au Biotope [siège de la MEL] de 19h30 à 20h30 salle du Conseil métropolitain et sera ouverte à tous les membres du Conseil de développement44. »
Cette invitation d’un chercheur grenoblois45, spécialiste des émotions en politique, n’a pas manqué de me rappeler le sort réservé à l’ouvrage Sociologie de Lille, co-écrit par neuf universitaires lillois, dont la présentation devant le même Conseil de développement avait été finalement annulée quelques années plus tôt, suite à l’intervention expresse du cabinet du Président de la MEL (voir encadré 1). Ou même à ma thèse de doctorat, qui n’a jamais été présentée au sein de l’institution où elle fut pourtant réalisée. Sans doute faut-il que les sciences sociales apparaissent lointaines, peu exposantes et sans conséquences (inoffensives ?), pour avoir ainsi droit de cité au sein des institutions politiques46.
Avoir droit de cité, et bénéficier de ressources externes qui sont ensuite variablement (re)converties dans les luttes au sein du champ scientifique, n’équivaut pas, loin s’en faut, à un gain d’influence sur l’action publique pour les recherches ou les concepts promus. A l’instar des approches plus autonomes dans leurs questionnements, leurs usages restent soumis aux règles et contraintes des champs dans lesquels ils circulent. Si, a minima, ces coopérations peuvent être exhibées par les acteurs publics comme le gage d’une certaine réflexivité et participer de leur légitimation, cette manifestation « cérémonielle » (Barbier, 2019) se suffit souvent à elle-même et ne présage en rien les effets plus opérationnels de ces connaissances (Soussoko, 2022).
Comment, dès lors, face à cette multitude d’obstacles, résistances ou diversions, envisager le rôle possible d’une sociologie politique des institutions locales et des politiques urbaines, sans défiance ni complaisance ?
Conclusion : A qui sert la sociologie ? Pour une sociologie politique publique
« Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu’il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part – et non la moindre – de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent. » (Pierre Bourdieu, 1980, p. 23-24)
« Une thèse et deux livres pour rien ? » questionne le titre de cet article, de manière à la fois incrédule et lucide, tant les chercheurs sont souvent prompts à exagérer la portée de leurs travaux ou, plutôt, à en espérer plus d’effets externes que ceux qu’ils peuvent raisonnablement produire.
J’ai essayé dans cet article de recenser de manière non exhaustive la multitude d’obstacles rencontrés dans la diffusion de résultats d’enquêtes en sociologie politique auprès des acteurs politiques et administratifs locaux concernés, en analysant à la fois les dimensions structurales et les modalités et justifications de cet évitement. L’article, dans le droit fil des conclusions de Pierre Bourdieu (2002), montre combien la circulation et la réception de travaux de sciences sociales dans les champs politiques et bureaucratiques locaux tiennent notamment à leur propension inégale (en fonction de leur contenu, du profil des importateurs et du contexte) à être recodés et réinscrits dans des enjeux de position et de prises de positions propres à ces champs. Il en résulte que plus la recherche tend à être autonome – ne sacrifiant qu’aux principes de validation par les pairs et délaissant les interdépendances de l’expertise –, moins elle est susceptible d’atteindre les acteurs politico-administratifs et d’influencer leurs pratiques. La faible influence politico-administrative des connaissances produites et, dès lors, leur portée négligeable sur l’action publique, sont en quelque sorte le prix à payer de l’indépendance académique et donc de la scientificité de ces travaux.
Ce tableau, qui peut paraître pessimiste et désenchanté quant aux capacités transformatrices et émancipatrices des sciences sociales, invite plutôt au réalisme et à reconsidérer les modalités historiques et politiques de transformation des sociétés et de contribution des savoirs disponibles à ces processus. Loin d’être dépendante de la « bonne connaissance » des gouvernants sur « ce qu’il conviendrait de faire », comme une conception dépolitisée du gouvernement des sociétés et de la science invite à le penser, la réduction des inégalités est d’abord le fruit – comme nous le montrent maints travaux historiques sur le sujet (Castel, 1995 ; Esping-Andersen 1999) – de mobilisations sociales en ce sens (élitaires et, parfois, populaires pour des mouvements de plus grande ampleur). L’aptitude – précaire et souvent éphémère – de groupes subalternes à se faire voir et entendre des gouvernants joue ainsi un rôle essentiel dans l’émergence et la mobilisation concomitante de recherches en sciences sociales, qui contribuent en retour à visibiliser les inégalités et les rapports de pouvoir qui les fondent. Ce fut le cas pour la sociologie naissante, en lien avec le développement du mouvement ouvrier (Karsenti et Lemieux, 2017). A l’inverse, sans mobilisation intéressée et politisée des savoirs produits par les sciences sociales, ces derniers sont condamnés à ne rester « que » des enjeux de science et à alimenter pour l’essentiel des controverses entre savants (Bourdieu, 1997).
Faute de considérer les conditions sociales et politiques de diffusion et de mobilisation de la recherche en sciences sociales et, surtout, de travailler à l’appropriation et à la mobilisation de leurs travaux par les groupes subalternes et/ou leurs représentants, les chercheurs en sciences sociales – même les plus portés à l’intervention publique47 – se condamnent à prêcher dans le désert.
Démocratiser la réception des savoirs produits par les sciences sociales, ce qui n’équivaut en rien à un travail de porte-parolat militant et soulève de nombreuses questions politiques et épistémologiques (Mauger, 2022), est sans doute la meilleure (la seule ?) façon d’œuvrer à ce que ces savoirs servent à quelque chose d’autre qu’à des objectifs strictement scientifiques et, surtout, à d’autres qu’aux savants – en l’occurrence ici, à celles et ceux qui subissent dans leurs existences mêmes les inégalités de condition et de représentation48.