Le monde de la recherche et le monde socio-économique sont désormais marqués par la culture du projet. Depuis la fin du XXe siècle, faisant directement écho à la « cité par projets » (Boltanski et Chiapello, 1999), la recherche portée progressivement par la culture du projet est une tendance mondiale (Mullin, 2001 ; Whitley et Gläser, 2014). Il s’agit de promouvoir la recherche sur projets et de stimuler l’innovation en favorisant l’émergence de projets collaboratifs pluridisciplinaires.
Peu d’études ont exploré la notion du temps dans le processus de travail scientifique et elles ont plutôt eu tendance à le considérer comme une dimension fonctionnelle du champ disciplinaire étudié (Shinn, 1980 ; Amiot, 1996). Dans les années 2010, à la suite des questionnements de Bruno Latour (caractère ambivalent entre « science en train de se faire » et « science faite » (Latour, 1989)) et de Pierre Bourdieu (vocation transhistorique des résultats scientifiques, indépendante du temps (Bourdieu, 2001)), la question des temporalités des productions et des produits de la science est revenue sur le devant de la scène. Pour Philippe Brunet (2012), le procès de travail du laboratoire s’inscrit ainsi à la confluence de trois temporalités : une temporalité professionnelle auto-normative, en relation avec le travail interne au laboratoire et à la gestion des affaires de la communauté ; une temporalité sociétale hétéro-normative, qui renvoie aux obligations auxquelles le laboratoire doit répondre ; et une temporalité gestionnaire dont la normativité est hybride, en relation avec le projet stratégique élaboré par les scientifiques et les partenaires extérieurs. La figure « humaine » du scientifique, dans sa relation au temps et au territoire, reste encore peu investiguée (signalons tout de même Perret, 2020) et les usages sociaux de la recherche restent encore peu ou mal compris. Cela n’est pas sans complexifier le rapport du scientifique à son travail et aux objets qu’il ou elle investigue (Le Roulley et Uhel, 2020).
Entrée dans un processus de contractualisation, propice à favoriser une recherche appliquée et rentable, la recherche est directement confrontée au management des effectifs. Dans un contexte d’une augmentation de la précarité du personnel, ce management s’accompagne d’une restructuration de l’institution dont l’objectif principal tend à faire entrer les universités et les écoles dans une compétition sur le marché mondial de la connaissance (Le Roulley et Uhel, 2020). C’est dans ce contexte que, sous l’impulsion du Conseil régional des Pays de la Loire, le secteur du tourisme a fait l’objet d’une réflexion collective entre 2015 et 2023, dans le cadre d’un RFI (pour Recherche, Formation, Innovation) Angers TourismLab (RFI ATL). Il s’agissait de déterminer l’intérêt et les conditions de succès de la mise en place d’une politique publique de soutien à la recherche, afin de faire du pôle ligérien un leader reconnu au plan national et international pour sa recherche, sa formation aux métiers du tourisme et son innovation dans les entreprises et destinations touristiques. Le projet Angers TourismLab a été officiellement lancé le 10 avril 2015 à Angers par Christophe Clergeau, 1er vice-président de la région des Pays de la Loire, Christophe Béchu, maire d’Angers et président d’Angers Loire métropole, et Jean-Paul Saint-André, président de l’Université d’Angers. Les différentes structures se sont engagées, avec le concours des fonds européens (Feder), sur un budget de 5,3 millions d’euros. Parmi les principaux résultats attendus pour 2020 étaient espérés le développement d’une recherche d’excellence ; le doublement des effectifs, pour atteindre un total de 60 enseignants-chercheurs, chercheurs et doctorants ainsi qu’un rayonnement international de premier plan grâce au renforcement de partenariats avec l’Asie et l’Amérique du Nord. Les structures de financement sur projet, au niveau national, n’accordant d’ordinaire que peu d’intérêt au champ du tourisme (Vincent, 2021), ce dispositif pouvait recevoir une réponse favorable de la part de la communauté des chercheurs et des partenaires socio-économiques.
Malgré un contexte régional favorable aux appels à projets en France depuis le début des années 2000, la participation du monde universitaire aux initiatives destinées à réfléchir sur le tourisme n’est pas systématique. Les interactions entre incubateurs, monde académique et entrepreneuriat sont pourtant essentielles dans le transfert de la technologie et des savoir-faire (Rubin et al., 2015). Mais certains domaines restent des angles morts de la recherche et il existe peu de travaux sur l’entrepreneuriat dans le domaine touristique (Yang et Wall, 2008). Les travaux des chercheurs se sont surtout intéressés aux spécificités des clusters et des incubateurs dans les secteurs qui relèvent de la « high tech » (Depret et Hamdouch, 2000). Les pouvoirs publics locaux, s’appuyant sur ces travaux, ont développé des politiques ou des stratégies de développement. Bien que ces dimensions soient de plus en plus accaparées par les secteurs privés, les politiques publiques assurent généralement la promotion du territoire et le respect des contraintes d’exercice. Si l’innovation du tourisme est un phénomène de mise en réseaux où les acteurs interagissent pour inventer de nouvelles solutions (Alexandre-Leclair et Liu, 2014), les innovations de rupture sont rares dans le tourisme. Ce sont plutôt des innovations d’assemblage – association de plusieurs offres pour en créer une nouvelle – ou d’adaptation – dupliquer ou adapter une innovation provenant d’un autre secteur ou ayant un autre usage. Or, dans le cadre du projet, c’est bien l’innovation qui devient prioritaire dans les ambitions à atteindre pour obtenir des financements pour la recherche (Laillier et Topalov, 2022).
L’enseignement supérieur, dans ses finalités pédagogiques, mais aussi dans le cadre de sa recherche universitaire, tend à poursuivre, à l’échelle européenne, des finalités strictement politiques via les différents instruments sur lesquels s’appuie le nouveau référentiel depuis le début du XXIe siècle. Il s’agit surtout, pour le volet pédagogique, de la mobilité des étudiants, des enseignants-chercheurs et des travailleurs à travers la transparence et la comparabilité des systèmes d’enseignement supérieur, et de la transférabilité des qualifications, etc. (Souto Lopez, 2014). Pour la recherche, il s’agit plutôt de la diffusion des connaissances et de la mise à disposition et interopérabilité des données. Ce contexte, moins préoccupé par les orientations purement didactiques, est propice à faire de l’enseignement et de la recherche dans le supérieur un instrument partagé de développement de l’économie de la connaissance en Europe. L’expérience du RFI ATL est porteuse de ce sens mais elle révèle aussi les limites et les paradoxes quand cette ambition est appliquée dans le cadre de la culture de projet. La question de la temporalité apparaît centrale dans ces interactions, et cela à deux moments : dans le processus de recherche lui-même et dans la mise en œuvre pratique des résultats de recherche. Dans le cadre de cet article, nous n’abordons que la situation en France.
Méthodologie
Cet article s’appuie sur une série d’entretiens réalisés entre le 20 novembre 2019 et le 30 avril 2020 dans le cadre du projet de recherche « La recherche touristique comme objet : approche réflexive d’un domaine scientifique en (re-)structuration », financé par le RFI ATL, complétée en 2021 par quelques entretiens supplémentaires, auprès des porteurs et porteuses de projets de recherche (29 entretiens), de post-doctorants (6 entretiens), des doctorants (7 entretiens, pour 7 projets associant des doctorants, tous n’étant pas financés par le RFI ATL), d’acteurs du monde socio-économique ayant participé à ces projets (3 entretiens). Tous les entretiens se sont déroulés physiquement, en vis-à-vis, jusqu’au début de mars 2020. À partir du 17 mars 2020, la politique de confinement liée à la crise sanitaire de Covid-19 a nécessité de procéder à des entretiens par visioconférence ou par téléphone. Les durées extrêmes de ces entretiens ont été au minimum d’une demi-heure et au maximum de deux heures et dix minutes.
L’entretien avec les porteurs de projet a été de nature semi-directive, avec une liste pré-établie de questions et une double entrée : soit par le projet, soit par le chercheur ou la chercheuse. Sur le projet, il s’agissait de savoir : 1° Comment a émergé l’idée ? 2° Était-ce le premier projet porté ? 3° À quoi a servi le RFI Angers TourismLab ? 4° Quels ont été les avantages et limites du RFI Angers TourismLab pour le projet ? 5° Y a-t-il eu des recherches de financements autres que via le RFI Angers TourismLab ? 6° Y a-t-il eu des rapprochements avec d’autres projets ? 7° Qu’est-ce qui a été le plus efficace pour le projet ? Séminaires, publications, réunions internes, rapports d’étape, communication du RFI Angers TourismLab, etc. ?
Sur le chercheur ou la chercheuse, les questions portaient sur : 1° Quels réseaux ont été mobilisés ? 2° Quels chercheurs ont été mobilisés ? Pour quoi faire ? 3° Y a-t-il eu des réactions des acteurs institutionnels ou professionnels ? 4° Comment les résultats de recherche irriguent-ils la vie professionnelle du chercheur ? Enseignement, nouvelles recherches, nouveaux réseaux ?
La plupart des entretiens avec les porteurs de projet ont duré environ une heure, soit le temps qui était prévu au moment de la prise de rendez-vous. Les propos ont été conservés sous forme de prise de notes et il a été convenu qu’aucun enregistrement de ces échanges ne sera effectué. Les entretiens n’ayant pas été relus par les interviewés, ces prises de note n’ont pas fait l’objet d’une analyse textuelle. Les entretiens avec des doctorants et post-doctorants des projets de recherche ont été de nature libre. Quelques doctorants ayant réclamé l’anonymat des propos (un doctorant ayant même demandé à ne pas faire partie de l’enquête finalement, les échanges ont donc été détruits), cet ensemble de témoins a donc été entièrement anonymisé.
La méthode employée est celle de l’analyse du discours de façon analytique à partir des données récoltées dans le cadre de cette enquête de nature qualitative.
Inscrire la recherche dans le temps pour gagner en légitimité
La durabilité du processus de la recherche est chahutée par la culture de projet, parfois perçue par les chercheurs, chercheuses et membres du monde socio-économique comme une course aux crédits financiers (Paradeise, 1985). En France, le thème du financement insuffisant de la recherche fait l’objet de critiques inchangées depuis le rapport Attali de 1998 et l’objectif de 3 % du PIB consacrés aux dépenses de recherche formulé par le Conseil européen de Lisbonne en 2000, même si l’objectif inlassablement répété n’a jamais été atteint (Laillier et Topalov, 2022). C’est la question de la légitimité puis du positionnement du chercheur et de la chercheuse face au monde qui est ainsi posée, Or, en matière de recherche en tourisme, le cas des Pays de la Loire est particulier, puisque la région comporte depuis 1982 une faculté spécialisée dans les formations en tourisme à l’université d’Angers (ESTHUA, Faculté de tourisme, hospitalité et culture de l’Université d’Angers).
Du point de vue de l’organisme financeur, l’une des ambitions du RFI ATL a été de favoriser des sujets neufs à partir de projets de recherche sur la thématique du tourisme. Le RFI ATL a choisi des projets qui émergeaient déjà des chercheurs eux-mêmes, d’après les porteurs de divers projets de recherche angevins. Les porteurs du projet PANAV (Audreu-Boussut et Nantet, 2020) estiment que le projet de master Patrimoine en lien avec l’environnement à l’université du Maine (désormais Le Mans Université) aurait abouti mais l’appel à projets du RFI Angers TourismLab a joué un rôle moteur dans sa formalisation. Le projet VEGETOUR (Plottu et Leroux, 2020) a bénéficié des réflexions issues du master Gestion du patrimoine et développement durable à l’ESTHUA, animé par Isabelle Leroux, Béatrice Plottu et Philippe Duhamel. L’appel à projets du RFI ATL a été concomitant de la réflexion des gestionnaires Gwenaëlle Grefe et de Dominique Peyrat-Guillard (2020) sur le comportement organisationnel, en lien avec la crise sociale de 2015 à Air France-KLM. Le RFI ATL semblait arriver au bon moment.
Le projet de recherche permet de faire ses preuves en tant que chercheur, tout en bénéficiant d’un travail collectif. Il est la matérialisation d’un lieu de réflexion et de recherche, qui constitue une étape dans une démarche de projet. Pour onze chercheurs, le projet RFI ATL a constitué leur première expérience officielle de coordination (financement de 27 projets au total). Le projet CONNECT profite de la mise en place du TIL (Tourism InnovationLab), réseau touristique qui accompagne les porteurs de projet sur la région des Pays de la Loire et y trouve un aspect opérationnel. Les porteurs de ce projet ont la volonté d’associer une vision pragmatique (avec le TIL) à la pluridisciplinarité de la conduite des recherches, grâce à des travaux nombreux dans les années 2010 sur le cluster touristique et une remontée importante d’une multitude de terrains (encadrements d’étudiants ou autres programmes de recherche).
D’autres ont trouvé dans le soutien du RFI ATL un champ favorable à investiguer. Le géographe Sébastien Fleuret (2020) trouve dans l’appel à projets du RFI ATL une manière d’appliquer la thématique de recherche « tourisme et santé », thématique transversale du laboratoire universitaire français ESO. Directeur de recherche CNRS, il est venu à l’ESTHUA en lien avec l’acceptation de son projet ARTES. L’économiste Samuel Bates (2020), avec son projet T2D2, débute une démarche de recherche sur un sujet nouveau afin de comprendre la durabilité des destinations dans une perspective économique dynamique (la durabilité comme éternel renouvellement). Le soutien du RFI ATL a donc permis de faire croître le nombre de chercheurs et chercheuses dans le champ du tourisme.
La constitution d’un consortium, notamment quand il est pluridisciplinaire et son animation sont déjà des motifs de satisfaction. Une équipe de chercheurs opérationnelle peut être déployée sur d’autres projets, elle facilite les échanges sur les approches. C’est un maillage qui se constitue progressivement entre les chercheurs et chercheurs, entre les pôles de l’enseignement supérieur ligérien et entre les pôles de recherche nationaux et internationaux (fig. 1). L’objectif du renforcement des partenariats avec les acteurs internationaux voulu par les collectivités locales est ainsi atteint, avec des liens majoritairement créés ou renforcés avec l’Europe, l’Amérique du Nord (Mexique) et l’Asie (Chine, Indonésie). La reconnaissance par les pairs, qui a augmenté la légitimité des chercheurs, a potentiellement été accélérée par l’essor de ce réseau.
Figure 1 : 5 ans pour constituer un réseau de chercheurs et chercheuses en tourisme
Voir le document en annexe.
Sources : entretiens et posters des projets soutenus par le RFI ATL ; réalisation : J. Vincent
Il faut réussir à faire réseau dans le cadre d’une culture de projets, ce qui amène deux limites. Les postdoctorants sont particulièrement confrontés à cette difficulté liée à la temporalité : une partie d’entre eux·elles se forment à un nouveau champ de recherche et tous entrent dans une autre dynamique de recherche. Une intégration active du post-doctorant est nécessaire, ce d’autant plus qu’il ou elle poursuit, en parallèle, la valorisation de travaux et de projets antérieurs. Elles et ils font vivre le projet, apportant leurs connaissances et leurs savoir-faire en tant que chercheurs, mais consacrent également du temps de travail pour leur parcours professionnel individuel. Le post-doctorat devrait être pensé dans l’inclusion d’une dynamique plus générale, ce que la culture de projet permet difficilement. Le RFI ATL a réussi à contourner cette difficulté dans certains cas, grâce à une vision managériale de type transversal1. Ces chercheurs ressentent néanmoins une marginalisation dans la vie universitaire de la recherche. Elles et ils se trouvent dans un entre-deux, que la culture de projets entretient puisque l’université a besoin de ce type de chercheurs pour fonctionner, quitte à généraliser ces profils « d’intermittents de la recherche », à l’image des intermittents du spectacle, ou de « couteaux-suisses » de la recherche, dont on mobilise les savoir-faire multiplies et la flexibilité thématique et disciplinaire. Du fait de cette précarité, la temporalité de la recherche dans le cadre du projet peut contrecarrer la légitimation du chercheur ou de la chercheuse dans son parcours professionnel individuel.
La temporalité des projets peut également, paradoxalement, court-circuiter la logique du réseau. La machine à « monter » des projets (dans le sens où il s’agit d’en obtenir) peut limiter la contribution réelle du chercheur au projet. Réclamer un montage avec un rattachement de collègues finalement artificiel n’est pas considéré comme productif : du temps est mobilisé pour permettre leur intégration mais eux n’ont pas toujours le temps pour ensuite s’impliquer dans la recherche. Dans le cadre des projets soutenus par le RFI ATL, les ambitions de certains d’entre eux ont dû être réduites en raison de l’impossibilité pour une partie du consortium de s’impliquer véritablement. C’est donc un équilibre que le chercheur doit savamment opérer pour obtenir une légitimité grâce aux résultats obtenus dans le cadre de ses projets, sans se délégitimer en multipliant trop d’engagements sur le papier. Le financement de la recherche en tourisme dans le cadre de la culture de projet a néanmoins réussi au cours de la seconde moitié des années 2010 grâce à la constitution de ces réseaux, ce qui sert à repérer un territoire et des acteurs dont l’usage scientifique serait, à l’avenir, mobilisable.
S’extraire du temps pour dégager la recherche des contingences
Le succès de la légitimation dépend de la capacité à construire une identité professionnelle, à fédérer des membres autour d’un discours partagé, porteurs de valeurs communes (Paradeise, 1985). L’équilibre du consortium du projet est à rechercher. Dans le cadre des réponses aux appels à projets, des spécialistes, reconnus comme tels, sont attendus sur des champs en particulier, alors que les thématiques ne sont parfois qu’émergentes. Se pose l’enjeu de la tête d’affiche. En effet, au-delà des chiffres, la reconnaissance de la pertinence du projet porte surtout sur la capabilité de l’équipe à mener le projet. Dans le cadre des projets RFI ATL, les équipes rassemblent un nombre modeste de chercheurs mobilisés : elles disposent souvent uniquement d’un spécialiste, qui ne peut pas être partout, et cette limite fait que le projet butte pour monter en puissance. C’est ici une des limites de l’innovation en recherche dans un temps contraint (à l’origine, le programme RFI ATL courait sur 5 ans, 2015-2020, mais il se termine finalement le 31 mars 2023).
Dans la vie du projet, le manque de temps est une remarque quasiment permanente des porteurs évoquée dans le cadre des entretiens. Le financement d’un projet ne correspond pas au calendrier du projet. Il faut préparer le projet (pour pouvoir répondre aux appels à projets, en formulant et problématisant l’idée, en constituant la future équipe, en écrivant la réponse à l’appel à projets) en espérant qu’il soit retenu, puis réussir à combiner les emplois du temps quand les crédits financiers sont attribués car le chercheur ou l’enseignant-chercheur doit tenir plusieurs rôles dans ses fonctions. Le temps d’encadrement des doctorants, la gestion des calendriers pour obtenir, traiter et valoriser les données (rendez-vous avec les professionnels, analyses des données, publications), ne peuvent être généralement menés qu’avec le temps de recherche d’un chercheur titulaire. Tout cela doit être compensé par du temps pris sur les autres tâches du chercheur ou de l’enseignant-chercheur. Ou alors, c’est le temps du projet qui en souffre, quand la conduite des projets doit être menée dans le quotidien du chercheur et de l’enseignant-chercheur, avec les enseignements, le suivi des étudiants, les aspects administratifs…
Pour répondre aux difficultés inhérentes à leur positionnement, une partie des chercheurs et chercheuses réalisent un entremêlement de leurs projets de recherche, jusqu’à en créer un écosystème personnel. Émilien Schultz (2013) constate que le financement de la recherche sur projet entraîne l’apparition de quatre stratégies : le régime simultané (entrelacement des projets), le régime séquentiel (succession des projets), le régime connexionniste et le régime autonome (le projet comme « opportunité », dans le premier cas pour créer du lien, dans le second cas pour une occasion qui se présente).
Grâce aux projets CHALLENGE et ULTRA-TRAIL, la géographe Mathilde Plard (2020) a constitué un écosystème de recherche sur la thématique de la course à pied, afin de créer un Observatoire des distances. Il s’agit de rassembler les acteurs dans un lieu commun (l’Observatoire) alors que les communautés sociales, ordinairement, ne communiquent pas entre elles. Elle est également présidente de deux associations : LABSPORT, association sur le sport, qui a obtenu la labellisation « Maison de santé » par le ministère de la Santé ; ÀBLOK, association sur le sport et l’aménagement du territoire, qui a gagné un concours pour lutter contre la sédentarité. Ces différentes activités, parallèles en apparence, facilitent les rencontres avec les administrations, les collectivités territoriales et les entreprises : ces entrevues et les projets qui en résultent dynamisent les travaux de recherche. La même idée d’un écosystème sur la promotion des destinations a été formulée par l’équipe de l’abbaye de Fontevraud (Château, 2021). Pour le projet « La littérature dans l’espace public » (LITEP), conduit par Mathilde Labbé et Florent Laroche, c’est une association de financements enchevêtrés dans le temps qui a été conduit, issus d’un contrat État-Région, d’un projet RFI ATL, des soutiens financiers des laboratoires universitaires Littératures antiques et modernes et Sciences du numérique de Nantes, et des soutiens de la plateforme Humanum-Loire et TGIR Huma-Num2. Ces exemples de régime simultané ou séquentiel sont restés toutefois rares dans le cadre des projets soutenus par le RFI ATL. Le chercheur manœuvre de façon à ce que les usages du scientifique répondent aux usages sociaux, et inversement.
Cela répond en partie à la difficulté d’une valorisation qui porte sur la temporalité de l’action, parfois nécessité immédiate pour les projets financés sur une seule année et enjeu fort pour les doctorants financés dans ce cadre, tandis que les personnes titulaires de leur poste tendent à se positionner, dans leurs discours, sur le temps long. L’enjeu du cycle de doctorant est connu : une nécessité d’aboutir à un résultat de recherche en trois ans reconnu par les futurs pairs, qui angoisse autant le candidat que la direction de thèse. Alain Noël estime que réussir une thèse et publier des articles dans le temps contraint du doctorat est impossible convenablement (Noël, 2012).
Un des usages sociaux de cette culture de projet, paradoxalement, c’est aussi la volonté d’une pérennisation de la recherche scientifique sur le tourisme, en permettant la constitution d’un vivier de futurs chercheurs. La conjonction de l’innovation des projets de recherche et des profils des candidats au doctorat n’a pas toujours été facile à obtenir quand un appel à candidatures a été nécessaire. Les projets de recherche soutenus par le RFI ATL peuvent porter sur des thématiques jusqu’alors peu explorées. Le vivier de jeunes chercheurs disponibles est donc limité, voire inexistant. Dans le cadre de ces appels à candidatures, et même s’il postule volontairement, un sujet est imposé au doctorant, sur lequel il a pu ne pas travailler les années précédentes. Plusieurs doctorants ont trouvé dans les projets soutenus par le RFI ATL le financement de leur doctorat. Le gestionnaire Sourou Méatchi a intégré le projet StratExplore parce que la gestionnaire Sandra Camus a pu lui proposer un financement pour sa thèse : son objet d’étude a été adapté pour entrer dans ce cadre : du risque perçu par les consommateurs dans le cadre d’une analyse de stratégie générale, le sujet a été centré sur le sentiment d’injustice. Le géographe Dénali Boutain ne connaissait pas l’ESTHUA avant de répondre à l’appel à candidatures pour la thèse dans le cadre du projet DeTourGo. Le financement par le RFI TourismLab a été une véritable opportunité. Les premiers mois sont charnières car le doctorant doit s’approprier « son » sujet et les méthodes pour l’explorer, tout en accompagnant un projet plus global qui se développe – une difficulté à laquelle le directeur de recherche n’est pas, lui non plus, préparé.
Or, la précarité de la situation de certains chercheurs peut mettre en péril la vie des projets. Le projet CREER a ainsi été confronté à cette difficulté (Ducroquet et Pébarthe-Désiré, 2020). Un doctorat était attendu pour compenser un faible vivier de docteurs mais seul le financement d’un post-doctorat a été finalement possible. Arrivée alors que le projet est commencé depuis quelques mois, la post-doctorante s’oriente logiquement sur la campagne de recrutement des maîtres de conférences au printemps. Au mois de juin, elle est recrutée par une autre université et donc libérée de son post-doctorat. En six mois de présence, l’état de l’art n’était pas assez avancé pour servir de tremplin à l’ensemble du projet, pour faire quelque chose de nouveau. Le projet CREER devait monter en puissance sur un sujet relativement neuf mais le départ de la post-doctorante a représenté un coup d’arrêt, en plus d’un coup au moral pour le consortium.
Les doctorats n’ont pas tous abouti : trois doctorats financés ont été abandonnés, soit environ la moitié des doctorats financés par le RFI ATL, avec une transformation dans certains cas en contrats post-doctoraux avec le financement restant. En sciences humaines et sociales, le taux d’abandon en doctorat est important : entre 40 et 45 % selon Guillaume Miquelard-Ganier à partir de L’état de l’emploi scientifique 2014 (chiffres de 2012)3; proche de 60 % pour Stéphanie Fischer, dans sa thèse soutenue en 2011 sur le processus de développement de l’autonomie au cours de la préparation d’une thèse. Il serait proche de 0 en sciences pures et appliquées. Pour Francisco A. Loiola, Justin Ngoya et Yaya Koné et à partir du cas canadien, l’accompagnement de thèse est beaucoup plus directif en sciences pures et appliquées lors des premières étapes : formulation du projet de recherche, scolarité obligatoire et examen général du doctorat (avec devis).
Un temps de la recherche rattrapé par le temps des résultats ?
L’application concrète des résultats de recherche reste un questionnement. La réalité de la recherche est souvent difficile à percevoir pour les partenaires extra-académiques mais ils sont conscients du décalage entre leur temporalité et celle de la recherche. Florence Hellec (2014) observe qu’ « au temps long de la recherche consacré à la réflexion distanciée s’oppose la rapidité d’analyse tournée vers l’action immédiate en entreprise ». Les entretiens avec les porteurs et porteuses de projet ayant été effectués alors que les projets venaient de se terminer ou n’étaient pas encore terminés, ils laissent transparaître un degré d’incertitude concernant les usages sociaux des résultats, souvent perçus comme temporaires au regard de la volonté de poursuivre l’analyse des sujets investigués. Pour Jérôme Simon (2021), directeur de l’entreprise Baludik, très investie dans le projet APlace4U et dans le TIL (Tourisme Innovation Lab, qui représente la partie « Innovation » du RFI ATL), tout le travail effectué avec le monde universitaire est intéressant à moyen ou à long terme. Il évoque un pari sur l’avenir. Généralement, les partenaires extra-académiques attendent les résultats pour savoir comment ils pourraient les rendre opérationnels.
Réciproquement, le terrain est un espace-temps qui échappe en partie, à cause de sa propre temporalité, à l’emprise des scientifiques (Perret, 2020). Les difficultés de valorisation selon les enjeux disciplinaires sont relayées par des porteurs de projets. Les chercheurs de l’ESA-Angers (École supérieure des agricultures d’Angers), porteurs du projet OENOBIOTOUR (Simoneaux et Rouiai, 2020), craignaient une valorisation future difficile voire impossible dans les disciplines où la dimension du tourisme est bien acceptée (majoritairement en sciences humaines et sociales). La position de l’ESA-Angers est donc attentiste par rapport à la suite à donner au projet. Les stratégies professionnelles des chercheurs sont aussi à intégrer. Elles peuvent être paradoxales. La sociologue Amélie Nicolas et l’architecte Laurent Devisme (2020) n’ont pas vu l’angle touristique dans le premier dépôt de leur projet, réalisé auprès du portail de financement d’un Défi régional. C’est le Défi régional qui, découvrant une orientation potentiellement touristique sur la thématique des colonies de vacances, les a réorientés vers le RFI ATL. Les porteurs du projet HOLI-D ont alors découvert le champ touristique. Amélie Nicolas et Laurent Devisme, ne se sentant pas encore pleinement légitimes, préfèrent, dans un premier temps, opter pour une position moins repérée dans ce champ.
La durabilité de la recherche devrait dépasser le cadre des seules communications et publications des résultats – ce que les chercheurs tentent de contourner par l’entretien de leur réseau. Or, si la culture de projet promeut l’innovation dans la recherche, il s’avère que les terrains employés dans le cadre de la recherche tendent à avoir des délais de péremption. Pour le directeur des sites patrimoniaux de la communauté de communes Océan-Marais de Monts Jean-Guy Robin (2020), les universitaires appliquent leurs axes de recherche sur des « zones test » pendant une dizaine d’années, puis ils ou elles basculent sur un autre sujet. Les publications sont pour lui révélatrices : il prend pour exemple l’environnement dans le marais Breton, avec de nombreuses publications sur l’eau dans les années 1970, puis plus rien, puis de nouvelles publications avec la mise en place du réseau Natura 2000. Comme les collectivités tendent à suivre ce fonctionnement de culture de projet, les recherches financées demandent un renouvellement permanent mais il n’y a pas suivi des résultats des recherches antérieures.
Pour éviter cette déperdition – et sans doute parce que le chercheur ou la chercheuse y trouve son intérêt (légitimité, objets d’études, futurs stages ou doctorats) −, l’appropriation des recherches se matérialise parfois dans une phase d’accompagnement de la suite du projet, notamment sous la forme d’un nouveau projet, qui intervient, à la manière du projet PREDICT qui a enchaîné avec un projet PREDICT 2, grâce au financement obtenu d’un nouvel appel à projets, lancé en l’occurrence par le GIS Études touristiques, entité dont l’émergence a été facilitée par l’existence du RFI ATL4.
Se pose enfin la question de l’obligation de résultats vis-à-vis du projet pour le doctorant. Dans le cadre des doctorats qui n’ont pas abouti, des projets soutenus par le RFI ATL n’ont ainsi pas pu récupérer l’ensemble des données et résultats de recherche qui ont pourtant été financés. Ces projets ont débuté avant la généralisation de l’élaboration d’un plan de gestion de données dans le cadre de la politique de science ouverte (Agence nationale de la recherche, programmes européens) : une réflexion n’avait donc pas été effectuée à ce sujet. Les réflexions sur la collecte, la conservation et la mise à disposition de données récoltées modifieront donc l’appréhension de cet enjeu.
Conclusion
Dans son rapport parlementaire d’information sur l’Agence nationale de la recherche, Michel Berson estime que l’analyse d’impact réclamerait un recul temporel important pour une partie des projets financés, d’environ vingt années, au minimum (Berson, 2017). La situation mise en place par le RFI ATL présente dès à présent des originalités. Autant dans les sujets investigués que dans la constitution des équipes de projets, le RFI ATL a souhaité encourager la novation. Il s’est agi pour les chercheurs et les chercheuses de gagner en légitimité et de constituer une communauté scientifique reconnue régionalement et internationalement (également avec les post-doctorants, les doctorants et, dans certains cas, les partenaires socio-économiques). Les objectifs attendus par les collectivités locales lors de la création du RFI ATL paraissent atteints, avec un essor des effectifs et surtout un rayonnement de la recherche grâce au développement et au renforcement des partenariats nationaux et internationaux. Mais la mesure de l’innovation et de l’excellence dans le domaine du tourisme reste encore mal connue, parce que les indicateurs mobilisés ne font pas l’objet d’une culture partagée (nombre de publications, de postes universitaires, de brevets, etc.) et que les temporalités des actions des différents acteurs ne se concilient pas ou peu pour l’instant.
Avec l’émergence de la culture de projet, deux modèles sont traditionnellement opposés : celui des temporalités antérieures longues, commandées et contrôlées par les pairs, et celui des nouvelles temporalités courtes, que les financeurs/commanditaires extérieurs à la communauté professionnelle tentent d’imposer (Bouffartigue et Lanciano-Morandat, 2013). Notre analyse rejoint les conclusions du dossier organisé par la revue Temporalités en 2013 qui notait que la recherche académique confrontée à la culture du projet entamait une hybridation des pratiques. C’est en fait grâce à la constitution et à la dimension des réseaux mis en place sur le temps du projet que la temporalité des financements peut être dépassée. Dans le cas du RFI ATL, l’importance de cette phase a été mise en avant en tant que levier pour obtenir des financements auprès d’autres organismes. La prise en compte par la recherche de la phase de la constitution d’un réseau reste toutefois encore neuve et incertaine.