L’analyse de réseaux connait une large popularité dans les sciences sociales depuis les dernières décennies1. La notion de réseau, initialement théorisée par les sociologues, a été par la suite investie par les historiens, qui, malgré une utilisation initiale plutôt métaphorique2, ont adapté ces méthodes à l’analyse de sociétés du passé. Cette première vague fut surtout menée par des modernistes et contemporanéistes, qui étaient influencés de manière croissante par les grilles d’analyse de la sociologie3.
Les médiévistes ont été touchés plus tardivement par cet engouement pour les réseaux, notamment à cause de difficultés posées par un volume documentaire souvent plus réduit et moins homogène que les époques plus récentes. Par ailleurs, l’importance de la méthode prosopographique dans la tradition historiographique en histoire médiévale a singulièrement ralenti la prise en compte de méthodes issues de la sociologie concernant l’analyse de groupes sociaux et de relations personnelles4. Des travaux fondateurs ouvrirent néanmoins la voie à une utilisation de ces outils dans le cadre de l’histoire médiévale, un des plus connus étant celui de l’entourage des Médicis par John Padgett et Christopher Ansell5.
Ces dernières années les médiévistes se sont enfin emparés de ces méthodes en les appliquant avec succès au contexte médiéval. Nous pouvons citer les travaux d’Isabelle Rosé sur le parcours de l’abbé Odon de Cluny († 942)6ou la reconstitution du réseau de la reine Emma (v. 890-934)7, ou encore la collaboration entre Florent Hautefeuille et des mathématiciens de l’université Toulouse 3 pour reconstituer les réseaux de sociabilité paysans dans une dizaine de communes aux XIV-XV e siècles8.
Dans ce cadre, nous proposons ici d’appliquer ces outils et méthodologies à une étude de cas, celui de l’aristocratie féodale des XI e-XIIe siècles du comté de Melgueil9 dans le sud de la France. Les sources utilisées pour cette étude sont exclusivement les chartes - actes juridiques mis à l’écrit - rédigées à cette période concernant le comté de Melgueil et ses alentours immédiats. Ces chartes peuvent concerner des sujets très variés, que ce soient des donations, des ventes, des serments de fidélité, des arbitrages, des testaments, des contrats de mariage, des traités de paix ou autres transactions. Dans le cadre de ce travail nous nous intéressons en particulier aux participants cités dans ces chartes : les acteurs, les autres intervenants éventuels (arbitres, otages, cojureurs, conseillers…) ainsi que les témoins qui souscrivent et garantissent l’acte signé. Témoigner à l’acte d’un autre aristocrate n’est pas un acte anodin et cela dénote le plus souvent un lien du témoin avec au moins un des acteurs. En étudiant ainsi les individus participant aux actes d’une famille aristocratique sur plusieurs décennies, on peut avoir un bon aperçu de l’étendue de son réseau d’alliance et d’amitié et de son évolution. Bien souvent la nature exacte de ce lien n’est pas forcément connue : cela peut être un lien de parenté, de vassalité, de délégation, d’amitié, ou encore une copropriété d’une part de l’objet de la transaction. Afin de ne pas avoir à répéter tous les types de liens à chaque mention de réseaux, nous utilisons le terme plus générique de réseaux d’alliance et d’amitié pour désigner l’ensemble des liens formels et informels développés par une famille aristocratique avec ses pairs.
Le choix du cadre géographique, celui du comté de Melgueil, obéit à plusieurs critères. En premier lieu le volume de sources, particulièrement dense pour l’époque, permet une analyse de réseaux de cette ampleur pour le XIIe siècle. Ensuite, la situation politique originale du comté se prête très bien à une analyse de réseaux. Celui-ci est en effet déchiré entre trois suzerains se disputant l’hégémonie sur le comté et résidant chacun dans des centres de pouvoir différents : le comte de Melgueil, dont les principaux pôles de pouvoir sont les castra de Melgueil et de Montferrand ; l’évêque de Maguelone, dont la cathédrale a été relevée sur le site de l’ancienne cité de Maguelone ; le seigneur de Montpellier, puissant aristocrate féodal régnant sur une ville jeune bénéficiant d’une croissance très rapide et s’imposant dès la fin du XIIe siècle comme une des plus importantes villes marchandes du sud de la France10. Ces trois puissances entretiennent durant toute la période une situation de rivalité et de guerre d’influence qui dégénère plusieurs fois en conflit armé.
Les premiers concernés par cette lutte d’influence sont les familles châtelaines, qui composent la strate intermédiaire de l’aristocratie. Propriétaires de terres et de droits assez nombreux, ses membres sont clairement distingués de la couche la plus basse du groupe aristocratique, celle des chevaliers de garnison, mais sont menacés d’appauvrissement au fil des partages successoraux. Ces familles sont mêlées aux luttes de pouvoir de la haute aristocratie (vicomtes, comtes, ducs…) à laquelle elles sont souvent liées par des relations de vassalité ou de fidélité. Les membres de ce groupe social développent et entretiennent des réseaux d’alliance et d’amitié afin d’assurer la pérennité de leur statut et de leur lignée11.
Il s’agira, en utilisant les participations aux chartes médiévales, de reconstituer l’enchevêtrement de relations entre ces familles aristocratiques afin d’avoir un aperçu de leurs réseaux d’alliance et d’amitié ainsi que leur évolution dans le temps. Nous utiliserons les outils et méthodes issus de l’informatique, en particulier la théorie des graphes, afin de représenter et d’analyser ces réseaux. Ces familles étant ancrées géographiquement dans un centre de pouvoir, en général un castrum, nous utiliserons un logiciel de SIG pour spatialiser ces réseaux et voir ce qu’une telle articulation peut apporter12.
Nous commencerons par présenter la méthodologie et ses limites intrinsèques pour ensuite aborder des exemples méthodologiques afin de reconstituer les réseaux d’alliance, d’amitié et de fidélité des familles aristocratiques à différentes échelles : celle du suzerain, de l’ensemble des familles melgoriennes, et enfin d’un un nombre plus réduit de ces familles afin de mettre en évidence un bloc de fidélité.
L’intégration des données
Les sources
Comme nous l’avons dit précédemment, le hasard de la conservation des sources nous a laissé un volume de chartes assez enviable pour cette époque. Nous pouvons citer l’exceptionnel cartulaire laïc des seigneurs de Montpellier13, le Liber Instrumentorum Memorialum, les cartulaires ecclésiastiques des abbayes voisines (Aniane, Gellone, Valmagne), le faux cartulaire de Maguelone ainsi que les cartulaires des évêchés et chapitres voisins (Béziers, Agde, Nîmes)14. À cela s’ajoutent les archives des ordres militaires, en particulier le cartulaire de la commanderie de Soriech15 et le fonds de la commanderie de Pézenas conservé aux archives départementales de Haute Garonne. Enfin, les diverses chartes conservées dans les archives départementales de l’Hérault et du Gard viennent compléter le panorama, aboutissant à un total de près de 2100 chartes.
La méthodologie
Pour représenter et analyser ces réseaux, une base de données relationnelle a été construite, intégrant toutes les chartes du comté de Melgueil et ses alentours, ainsi que tous leurs participants.
Chaque individu est entré dans la base avec des données personnelles comme la famille, le statut, le titre ou le centre de pouvoir, quand ils sont connus, ainsi que les liens de parenté, de vassalité et de délégation qui les unissent. La participation à un acte de chaque individu est entrée dans une table intermédiaire, qui précise son rôle, permettant de représenter les liens plus ponctuels entre deux individus que sont les participations communes aux actes.
Des données géographiques sont également intégrées : en plus du centre de pouvoir des individus, sont inclus le lieu d’écriture des actes, les lieux traités dans les actes16 et leurs possessions.
Même si les sources datent de huit ou neuf siècles, la grande majorité des lieux, paroisses et châteaux qui y sont mentionnés peuvent être retrouvés et géoréférencés. Ces diverses informations géographiques permettent donc une représentation spatiale des réseaux, par l’intermédiaire d’un logiciel de SIG.
Toute volonté d’intégration de la notion de réseau au sein d’un travail scientifique doit nécessairement commencer par une définition préalable de ce qui caractérise un lien entre deux individus dans les sources étudiées17. Si la pertinence des liens de parenté, de vassalité et de délégation semble aller de soi, celle de la participation commune à un acte fait un peu plus débat. Comme nous l’avons dit, lorsqu’un aristocrate est témoin d’un acte, il est incontestable qu’un lien existe avec au moins un des acteurs (bien que la nature de celui-ci ne soit pas nécessairement connue), et cela justifie de le prendre en compte dans le cadre d’une analyse de réseaux. En revanche, si deux individus sont tous les deux témoins d’un même acte, la réalité d’un lien entre les deux est moins assurée. Que ceux-ci soient liés au même acteur ne veut pas pour autant dire qu’un lien similaire existe entre eux. Inclure les « co-témoignages » comme des liens à part entière brouillerait l’analyse, et par leur volume massif diluerait les liens plus significatifs que sont ceux d’un acteur et d’un participant.
Par ailleurs, la décision a été prise de prendre comme sujet d’analyse non pas les individus mais les familles. La principale raison est le nombre réduit d’occurrences des mentions des individus cités dans les textes, rendant impossible la restitution réseaux personnels sauf pour quelques cas exceptionnels. La reconstitution souvent périlleuse des arbres généalogiques rend difficile de déterminer la place exacte de chaque individu dans la parenté large d’un lignage, en particulier pour les familles moins bien couvertes par les sources. Porter l’analyse sur les familles permet une reconstitution plus large des relations que les individus qui les composaient entretenaient sur toute la période. Étant donné que la nature des liens révélés par les présences régulières aux chartes est bien souvent inconnue et peut être multiforme18, il a été décidé de traiter tous ces liens de manière agrégée et de ne pas chercher à les différencier.
Ainsi, afin d’avoir une représentation convenable des réseaux de ces individus à l’aide des participations aux actes, les décisions suivantes ont été prises :
- Seules les coprésences entre acteurs et entre un acteur et les autres participants sont pris en compte comme des liens dans le cadre de cette analyse. La coprésence de deux individus qui ne participent pas en tant qu’acteurs n’est pas prise en compte.
- Si un individu participe à un acte en étant nommément lié à un des acteurs (par exemple, dans le cadre d’un contrat de mariage, il n’est pas rare que les deux parties présentent chacun une liste de cojureurs en garantissant les termes), le lien est compté uniquement avec cet acteur et pas avec les autres.
- Lorsque plusieurs membres d’une même famille sont acteurs d’un acte (par exemple une donation faite par un couple et leurs six enfants), tous les membres de cette famille ne sont comptés que comme une seule occurrence collective pour le calcul des liens avec les autres participants. Dans le cas contraire, les actes faits par une famille nombreuse démultiplieraient de manière artificielle les liens entre cette famille et celles des autres participants et auraient un poids beaucoup trop lourd dans l’analyse. En revanche, pour les participants ayant un autre rôle dans l’acte (témoins, otages, cojureurs…) chaque occurrence est toujours comptée individuellement.
Les limites
Plusieurs limites ou paramètres sont à prendre en compte lors d’une telle analyse de réseau au Moyen Âge central. La principale est l’état assez hétérogène du corpus de sources qui nous est parvenu. En effet, l’écrasante majorité des archives personnelles des familles aristocratiques a été perdue, seule une minorité d’actes nous est parvenue et sont le plus souvent issues de fonds d’origines ecclésiastiques. C’est en particulier le cas des archives personnelles des familles aristocratiques de rang intermédiaire ou modeste, qui ont pour la plupart disparu. Les conséquences sont multiples, la principale étant une inégale répartition géographique des sources.
Dans le cas du comté de Melgueil et de ses alentours proches, certaines zones sont bien éclairées : la partie sud-ouest du comté et les environs de Montpellier (sur lesquels s’étend la seigneurie de Montpellier ainsi qu’une partie du domaine de l’évêque de Maguelone), l’Aumeladès (la protubérance orientale de la vicomté de Béziers, qui bénéficie de la proximité des abbayes d’Aniane et de Gellone), et le nord-est de la vicomté d’Agde (grâce à la fondation de l’abbaye de Valmagne). Nous avons en revanche bien peu de sources sur les parties orientales et septentrionales du comté et sur les familles qui y résident, dû à la perte du cartulaire des comtes de Melgueil.
Nous nous retrouvons donc dans une situation où les relations et possessions de certaines familles seigneuriales sont éclairées par des dizaines d’actes tandis que d’autres demeurent quasiment inconnues et leur terroir reste entièrement dans l’ombre. Ce déséquilibre se retrouve aussi pour les trois puissances du comté : la seigneurie des Guilhem de Montpellier est très bien connue grâce à l’existence de leur cartulaire. La survivance de nombreux actes des évêques de Maguelone nous a de même donné une vision convenable de leurs possessions et de leurs vassaux. Les comtes de Melgueil en revanche ne sont connus qu’en pointillés.
Assez logiquement, nous devons aussi faire avec une inégale répartition chronologique des sources. Plus nous remontons dans les décennies, plus les chartes se font rares. Notre base contient ainsi 28 actes entre 1000 et 1050, 207 actes entre 1050 et 1100, 527 actes entre 1100 et 1150 et 1304 actes entre 1150 et 1200. Le XIe siècle demeure majoritairement plongé dans l’obscurité. Une étude comparée des réseaux et de leurs évolutions devra nécessairement se faire avec prudence et en gardant à l’esprit ces carences.
Autre limite, cette fois propre aux sources du XIe- XIIe siècle est celle de l’identification des individus. L’anthroponymie double apparaît au XIe siècle, les seigneurs châtelains étant les premiers à accoler à leur nom celui de leur fief principal. L’usage se généralise au XIIe siècle, permettant une identification régulière des individus. Pour autant, ce phénomène n’est pas encore systématique et certains peuvent signer alternativement avec ou sans toponyme, voire avec des toponymes différents lorsqu’ils possèdent plusieurs fiefs d’importance dans lesquels ils résident. Beaucoup d’individus, en particulier les aristocrates de rang plus modeste qui ne possèdent pas de part de castrum, peuvent signer d’un simple prénom ou d’un nom double comme Bernard Raimond qui rend leur identité réelle difficile à établir avec certitude.
La situation est pire encore pour les femmes qui, sauf rares exceptions, ne sont mentionnées que par leur simple prénom, sans toponyme. Si aucun membre de leur famille n’est mentionné avec elles, il est très complexe, voire impossible, de déterminer leur milieu familial d’origine. À cause de ces spécificités des sources des XIe et XII e siècle, nous nous retrouvons avec un grand nombre de mariages dont les noms des deux époux sont connus mais le rattachement familial de la mariée est impossible à déterminer. La majorité des mariages contractés entre ces familles restent donc dans l’ombre, nous obligeant à nous appuyer sur d’autres moyens pour établir les réseaux de ces familles. L’étude des présences aux actes est une des solutions pour pallier ce défaut des sources sur les liens de parenté.
Ces limites intrinsèques à tout travail de recherche portant sur des sources médiévales n’empêchent pas pour autant de procéder à une analyse de réseaux19, tant qu’elles sont incluses dans la réflexion.
Les réseaux de fidélité des suzerains
Comparer deux réseaux en confrontation
Avant d’étudier en détails l’enchevêtrement de relations des familles de la moyenne aristocratie entre elles, nous allons d’abord nous attarder sur leur place dans les réseaux d’alliance et de fidélité20 mobilisés par la strate supérieure, la haute aristocratie.
En effet, les deux principales puissances se disputant l’hégémonie dans le comté en attirant de nombreux châtelains à leur cour sont les comtes de Melgueil et les seigneurs de Montpellier. Ces deux familles sont dans une rivalité sourde, entretenant un ensemble de relations de vassalité et de fidélité avec les seigneurs des environs pour asseoir leur pouvoir. Ce contexte politique est un élément important à prendre en compte si l’on veut étudier les réseaux développés par la moyenne aristocratie.
Pour visualiser les réseaux développés par les deux suzerains, nous avons décidé de tirer de la base de données toutes les familles ayant participé aux actes des deux suzerains, pour ensuite les représenter géographiquement à l’aide du logiciel de SIG QGIS. Chaque famille participante est représentée par un cercle (ou demi-cercle si elle se retrouve dans les deux entourages) dont la taille est proportionnelle au nombre de participations.
Pour pouvoir observer l’évolution de ces réseaux sur toute notre période, il a fallu procéder à un découpage temporel suffisamment large pour avoir des illustrations représentatives de l’entourage des deux sujets, mais assez réduit pour pouvoir tout de même repérer les tendances.
Nous avons décidé de le découper en quatre périodes : 1050-1109, 1110-1143, 1144-1172, et 1173-1206. Les bornes ont été choisies pour deux raisons. D’abord, elles correspondent peu ou prou à une génération pour les trois périodes du XIIe siècle et contiennent suffisamment d’actes pour pouvoir procéder à une analyse de réseaux autant pour les suzerains que pour les familles de la moyenne aristocratie. Une exception a dû être faite pour le XIe siècle qui ne contient hélas pas assez d’actes pour pouvoir procéder à une analyse de réseaux par génération. Le second critère est que les dates choisies correspondent à des moments de bascule dans les équilibres politiques du comté. La mort du comte de Melgueil Raimond II vers 1110, la fin de la révolte de Montpellier contre son seigneur et le mariage de Béatrice de Melgueil avec Bernard Pelet en 1144 puis la récupération du comté de Melgueil par le comte de Toulouse en 1172.
Afin de procéder à une telle analyse, un premier paramètre est indispensable à prendre en compte : la répartition inégale des sources entre les deux familles. En effet, le cartulaire des seigneurs de Montpellier nous est parvenu dans sa totalité, contrairement à celui du comte de Melgueil. Les actes comtaux qui nous sont parvenus sont ceux inclus par les seigneurs de Montpellier dans leur cartulaire ou conservés dans les archives ecclésiastiques maguelonaises. Par conséquent, nous avons beaucoup plus d’actes des seigneurs de Montpellier que des comtes de Melgueil. Suivant la période, nous pouvons nous retrouver avec la famille la plus présente auprès des seigneurs de Montpellier totalisant quarante présences, pour une dizaine à peine pour la famille la plus présente auprès du comte. Cela rend une comparaison strictement quantitative du nombre de présences aux chartes respectives du comte et du seigneur de Montpellier bien peu représentative de la réalité de l’influence de chacun. En revanche, si nous souhaitons plutôt observer la répartition géographique de ces réseaux ainsi que leurs évolutions et dynamique internes sur la période, il est possible d’en adapter la représentation pour essayer de compenser ce biais de la conservation des sources. Dans ce but, nous avons décidé d’utiliser une échelle différente pour la taille des cercles représentant le nombre de présences des proches du seigneur de Montpellier et du comte de Melgueil en fonction du nombre de sources disponibles. Il paraît évident que cinq présences sur vingt actes ne représentent pas la même régularité que cinq présences sur quatre-vingts actes. Suivant les périodes, dans cette représentation cartographique, les cercles des nombres de présences des proches du comte seront ainsi comparativement plus gros que ceux de leurs homologues montpelliérains pour le même nombre de présence.
Cette solution n’est évidemment pas parfaite et soumise à un certain arbitraire de la part du chercheur, mais permet de compenser en partie l’inégale répartition des sources tant qu’il est admis d’emblée qu’une comparaison purement quantitative entre les réseaux des deux parties est impossible.
Malgré la rareté des sources du XIe siècle, nous pouvons appréhender la structure du réseau d’alliance et de fidélité des deux suzerains. L’aristocratie châtelaine, descendants probables d’alleutiers du Xe siècle, est présente en nombre aux actes du comte de Melgueil, en particulier les seigneurs châtelains du sud-ouest du comté : les seigneurs de Montbazin, Cournon, Pignan, Vailhauquès, Montarnaud entre autres.
Le réseau d’alliance et de parenté des Guilhem de Montpellier reste en partie dans l’ombre à cette période, par manque de sources, mais on ne peut que constater l’importance des familles châtelaines extérieures du comté dans leur entourage qui forment la majorité des seigneurs présents à leurs actes. Ce sont des familles du biterrois (Sauvian, Servian, Tourbes), de l’Agadès (Touroulle) et du Lodévois (Soubès), signe que l’horizon réticulaire montpelliérain est au XIe siècle largement tourné vers l’extérieur du comté, probablement appuyé sur des liens de parenté et d’amitié plus anciens21. Ainsi, après la mort de Guilhem IV de Montpellier en 1076, qui laisse un fils mineur à la tête de sa seigneurie, le conseil de régence est composé trois seigneurs : un montpelliérain (Guilhem Aimoin) et deux venant du biterrois (Guilhem Arnaud de Sauvian et Raimond Étienne de Servian).
Les seigneurs de Montpellier ne semblent alors pas en mesure de concurrencer la puissance comtale à cette époque et doivent ainsi chercher des appuis à l’extérieur du comté.
Le début du XIIe siècle voit en revanche une reconfiguration radicale de l’équilibre politique du comté. Divers seigneurs châtelains situés dans la partie sud-ouest du comté font donation de leur part de castrum au seigneur de Montpellier et lui jurent fidélité : les Guilhem imposent leur pouvoir sur les castra de Popian (dans la vicomté de Béziers), Montbazin, Cournonsec, Frontignan et une partie de Pignan entre 1111 et 1118.
On constate alors une chute brutale de la présence des familles châtelaines du sud-ouest dans l’entourage comtal. Certaines, désormais vassales du seigneur de Montpellier (Montarnaud, Montbazin) ou de l’évêque de Maguelone (Gigean, Lavérune) disparaissent entièrement de son entourage. D’autres lui restent fidèles mais composent avec la puissance montpelliéraine (Cournon, Pignan). Cet effondrement brutal est sans aucun doute lié à l’ascension du seigneur de Montpellier, qui, appuyé sur ses centres de pouvoir de Montpellier et d’Aumelas, paraît déraciner l’influence comtale du sud-ouest du comté. Le réseau d’alliance et de fidélité du comte se déplace vers la partie orientale du comté où il conserve une assise forte grâce à ses castra de Melgueil et Montferrand. On discerne ainsi une fracture géographique sud-ouest/nord-est entre les deux sphères d’influence. Nous pouvons voir dans cette évolution un conflit d’influence larvé entre une dynastie suzeraine déclinante et un ambitieux vassal en pleine ascension. Les frustrations et inimitiés accumulées finissent par exploser en une violente guerre qui ravage le comté en 1124-1125 et nécessite l’intervention du Pape pour mettre fin au conflit22. Même si les accords de paix ont pour objectif de revenir au statu quo, le seigneur de Montpellier apparaît bien avoir pris l’ascendant sur le comte de Melgueil.
Les décennies suivantes consacrent la montée en puissance du seigneur de Montpellier. Le comté de Melgueil est alors dirigé par Béatrice, fille de Bernard IV de Melgueil, et son mari Bernard Pelet, seigneur d’Alès. Si la comtesse ne perd pas ses liens avec les familles châtelaines qui sont traditionnellement fidèles à sa famille (Cournon, Pignan, Vailhauquès à l’ouest ; Assas, Airrad à l’est), le seigneur de Montpellier fait une percée dans la partie orientale du comté grâce à une habile politique matrimoniale : Guilhem de Tortose, frère puîné de Guilhem VII de Montpellier, épouse l’héritière de la branche aînée des seigneurs de Castries puis cède à son frère toutes ses possessions après la mort en couches de celle-ci, permettant au seigneur de Montpellier de s’emparer de l’importante seigneurie de Castries23. Dans le même temps, des mariages sont contractés avec plusieurs importants seigneurs du voisinage : le vicomte de Nîmes Bernard Aton V, le seigneur de Lunel Raimond Gaucelm et Raimond de Roquefeuil de l’influente maison d’Anduze24.
Grâce à ces unions, la position comtale dans la partie orientale du comté de Melgueil est encore plus précaire que les décennies précédentes et le déclin continue de cette dynastie depuis le XIe siècle est plus palpable que jamais.
La perte de la seigneurie d’Aumelas, dévolue à un cadet en 1121 et finalement héritée par la famille de Murviel25, est également visible dans le recul du réseau montpelliérain auprès des familles de la moyenne vallée de l’Hérault.
1172 voit un changement radical dans l’équilibre politique au sein du comté par le mariage d’Ermessende de Melgueil, héritière du comté, avec le fils du comte de Toulouse Raimond V. Le comté de Melgueil passe de fait sous le contrôle du comte de Toulouse, qui est la principale puissance du Languedoc à cette période26. Les seigneurs de Montpellier ont été des adversaires farouches de l’influence toulousaine sur le Midi depuis des décennies et c’est donc une puissance hostile qui s’empare du comté27. Le comte de Toulouse s’étant également approprié la vicomté voisine de Nîmes, le rapport de force n’est plus le même et la position comtale s’affermit brusquement : Raimond Gaucelm, seigneur de Lunel et beau-frère du seigneur de Montpellier, rejoint notamment le camp toulousain28. Pour autant, la structure générale des réseaux ne change pas fondamentalement et paraît revenir sur la ligne sud-est/nord-ouest des années 1120-1130. La seigneurie d’Aumelas étant par ailleurs revenue dans la domination montpelliéraine en 1187, l’influence du seigneur de Montpellier réinvestit le cours moyen de l’Hérault.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette représentation spatiale des présences aux chartes auprès de la haute aristocratie. Tout d’abord, l’évolution des rapports de force au sein du comté y apparaît clairement : l’ascension des seigneurs de Montpellier - et dans une moindre mesure le développement du pouvoir de l’évêque de Maguelone - sont clairement perceptibles dans l’effondrement du réseau comtal dans l’ouest du comté au début du XIIe siècle ainsi que dans le redéploiement de son réseau parmi les aristocrates de la partie orientale du comté.
Malgré une rivalité sourde qui a tourné deux fois en guerre ouverte, les réseaux montpelliérains et melgoriens ne sont pas étanches et certaines familles châtelaines sont présentes dans les deux entourages. C’est en particulier le cas de certaines familles du sud-ouest qui étaient très proches du comte au XIe siècle mais ont dû composer avec la montée en puissance du seigneur de Montpellier au XIIe siècle en raison de leur localisation géographique. Ces familles se sont adaptées de diverses manières à ce changement brutal des dynamiques dans le comté. Les Cournon et Vailhauquès ont adopté une attitude louvoyante, continuant de fréquenter les actes comtaux mais en apparaissant également dans l’entourage montpelliérain. La famille des seigneurs de Pignan, quant à elle, se déchire en deux branches rivales : une partie de la famille jure fidélité au seigneur de Montpellier et lui donne sa part du castrum de Pignan, tandis que l’autre compte parmi les plus fidèles du comte et entretient une franche hostilité contre le seigneur de Montpellier.
S’il y a des zones de perméabilité des réseaux des deux suzerains, nous observons aussi des zones de stabilité, des noyaux durs qui restent fermement ancré dans un camp tout au long de la période malgré les flux et reflux. Sans surprise, ce sont les zones situées à proximité des centres de pouvoir des suzerains : Melgueil et Montferrand pour le comte, Montpellier et Aumelas29 pour le seigneur de Montpellier.
Il convient par ailleurs d’opérer une réflexion sur la manière dont les lacunes inhérentes des sources ont pu affecter les données obtenues, au-delà de la question quantitative qui a déjà été abordée.
La question se pose en particulier pour le comte de Melgueil, dont la quasi-totalité des actes qui nous sont parvenus sont issus du cartulaire des seigneurs de Montpellier et des archives épiscopales de Maguelone. La majorité de ces actes sont des transactions avec ses rivaux et il subsiste comparativement assez peu d’actes produits par les comtes en lien avec d’autres acteurs, dont ses vassaux.
La lacune la plus importante concerne la nature des liens entretenus par les comtes avec les aristocrates du comté et des alentours. Nous n’avons presque aucun serment de fidélité ou actes d’inféodations, alors qu’ils sont nombreux pour leurs rivaux montpelliérains et nous avons très peu d’informations sur les délégations de pouvoir faites à leurs fidèles30. En somme, nous voyons quelles familles sont dans le proche entourage du comte, mais sans forcément savoir quelles étaient exactement leurs relations.
Cela étant dit, il n’y a pas de raison de penser que la vision que nous avons de la composition de leur entourage soit exagérément biaisée par la nature des actes qui nous sont parvenus. Les hommes garants du comte dans les accords faits avec le seigneur de Montpellier ou témoins à ses donations au chapitre de Maguelone sont bien ceux dont il est proche. Nous pouvons donc tout à fait procéder à une telle analyse se concentrant sur la structure du réseau, sa représentation géographique et son évolution. Il est possible qu’il y ait des biais à la marge, en particulier pour les aristocrates liés au comte mais résidant dans des castra assez éloignés comme ceux du nord du comté et qui feraient moins volontiers le déplacement pour des questions concernant le sud du comté (où sont situés Melgueil et Montpellier). Ces carences des sources, impossibles à éviter, ne remettent pas en cause l’analyse ni les conclusions.
Un comportement différent suivant le statut
La dénomination d’aristocrate n’est en aucun cas monolithique : elle recouvre un large éventail de situations, de statuts et de prestige. Cette classe est habituellement divisée selon une structure ternaire entre la haute aristocratie (ducs, comtes, vicomtes et grands seigneurs de puissance similaire), issue le plus souvent de la noblesse carolingienne ; la moyenne aristocratie châtelaine qui se distingue par la possession de parts d’un ou de plusieurs châteaux ; enfin les milites gregarii, modestes chevaliers de garnison dont le patrimoine n’est parfois pas très éloigné de celui de paysans enrichis31. Pour autant, même ces catégories ne sont que des généralisations pratiques et cachent des réalités très différentes au sein de ces sous-groupes. Ainsi, parmi l’aristocratie châtelaine, certaines familles possèdent des parts de multiples castra et de vastes terres, leur centre de pouvoir faisant office de véritable chef-lieu castral32, tandis que d’autres, bien qu’également châtelaines, ont des possessions et une influence beaucoup plus réduite. Cette différence de statut, d’influence et de capacité d’autonomie implique un rapport différent aux réseaux locaux et régionaux développés par les différents niveaux aristocratiques. On peut ainsi observer, à la lumière des présences aristocratiques aux actes des deux puissances se disputant l’hégémonie du comté de Melgueil, une variation notable du comportement en fonction du statut et de l’influence de ces familles.
Les familles châtelaines les plus puissantes et prestigieuses, comme les seigneurs de Castries ou dans une moindre mesure les seigneurs de Montlaur, semblent entretenir des relations cordiales avec le comte de Melgueil comme avec le seigneur de Montpellier. On retrouve ainsi, dès le début du XIIe siècle, les seigneurs de Montlaur dans le proche entourage de Guilhem V puis Guilhem VI de Montpellier tout comme auprès de Bernard IV de Melgueil. Lorsqu’une violente guerre éclate entre Guilhem VI de Montpellier et Bernard IV de Melgueil en 1125, les Montlaur comme les Castries sont notablement absents des actes de négociations et du traité de paix, traduisant une neutralité prudente. Ces familles, qui ont de nombreux fiefs et vassaux, ont d’importantes ressources et capacités d’autonomie. Elles avaient probablement plus à gagner à garder de bonnes relations avec le seigneur de Montpellier comme le comte de Melgueil qu’à s’engager franchement pour l’un en s’attirant l’hostilité de l’autre33.
Le reste des familles châtelaines qui composent le gros des réseaux de fidélité et d’alliance des suzerains adoptent des comportements plus variables qui dépendent de divers facteurs dont les liens de parenté, de vassalité, de fidélité ou la proximité géographique du centre de pouvoir de l’un ou l’autre.
Les familles aristocratiques de rang plus modeste qui ne possèdent pas de castrum et sont éventuellement propriétaires d’un fief plus secondaire sont celles que l’on retrouve comme chevaliers de Melgueil ou de Montpellier ou parmi les vassaux des seigneurs de Castries. Ces familles composent une bonne part du proche entourage des seigneurs importants à la cour duquel ils partagent la même aire de sociabilité. Leur prestige et richesse assez modestes les rend dépendantes du suzerain auquel elles sont pour la plupart fidèlement attachées. On les retrouve ainsi rarement comme témoins à des actes éloignés du fief de leur seigneur sans la présence de celui-ci.
Représenter les réseaux de la moyenne aristocratie
L’analyse structurelle du réseau global
Une fois étudié le déploiement spatial des réseaux d’alliance et de fidélité des deux principaux suzerains, il s’agit maintenant d’étudier les réseaux observables de la moyenne aristocratie à travers les présences aux actes produits par les diverses familles aristocratiques du comté de Melgueil.
Nous avons décidé de les représenter sous forme de graphe à l’aide du logiciel Gephi, les familles étant représentées par les sommets, et les présences par les arêtes, dont la taille est proportionnelle au nombre de présences.
Gephi peut calculer différents indicateurs de centralité qui permettent de manière différente d’essayer de mettre en évidence les personnes les plus influentes au sein d’un réseau.
La centralité de degré permet de calculer le nombre total de relations qu’a une famille en comptant les liens avec toutes les autres familles et la valeur de ces liens (égale au nombre total de présences réciproques entre les deux familles). On parle alors de degré pondéré (weighted degree) lorsque la valeur des liens est prise en compte. Ainsi, une famille étant reliées à trois autres familles, avec 12, 4 et 2 présences, aura un degré pondéré de 18. Une famille est considérée comme centrale s’il a un grand nombre de liens avec d’autres familles.
La centralité de proximité calcule le plus court chemin que doit parcourir chaque famille pour rejoindre les autres familles dans le graphe. Une famille est considérée comme centrale si elle doit en moyenne parcourir un court chemin pour rejoindre les autres familles du graphe.
La centralité d’intermédiarité calcule le nombre de fois où la famille est sur le plus court chemin pour que d’autres familles se rejoignent. Une famille est considérée comme central si elle fait office de relais le plus court pour que de nombreuses autres entrent en contact, faisant ainsi office d’intermédiaire privilégiée pour les relations entre familles ou groupes de fidélité34.
Si ces indicateurs sont très utiles et font partie de l’intérêt de procéder à une telle analyse structurale, ils ne sont pas forcément tous révélateurs pour tous les types de réseaux. Leur usage doit être pensé en fonction de l’étude et intégré au sein d’une réflexion plus large.
En l’occurrence, dans notre cas, plusieurs limites peuvent être posées d’emblée. Cette analyse étant basée sur des sources hétérogènes, les familles ayant le plus degré le plus élevé seront la plupart du temps celles dont les possessions sont éclairées par les sources, ou celles qui ont de fortes relations avec des familles éclairées par les sources. De même, les deux autres indicateurs peuvent également être fortement influencés par cette problématique documentaire. Ces indicateurs ne sont pas inutiles pour autant, mais il convient de garder une certaine prudence dans leur interprétation.
L’objectif étant de situer l’échelle au niveau de la moyenne aristocratie, les familles de la haute aristocratie ont été retirées de la représentation graphique. Dans le cas contraire, elles polariseraient de larges portions du graphe et rendraient impossible l’observation des dynamiques réticulaires de cet échelon inférieur.
Nous avons décidé d’utiliser les mêmes tranches chronologiques que celles utilisées pour les réseaux des suzerains afin de pouvoir comparer l’évolution des réseaux de la moyenne aristocratie et son éventuelle articulation à ceux de leur suzerain. La première période entre 1050-1109 est la plus pauvre en sources, ce qui rend une analyse de réseaux pour la moyenne aristocratie assez périlleuse. Nous commencerons donc avec la période 1110-1143.
Le graphe qui en résulte est formé d’une composante connexe principale35 qui inclut la grande majorité des familles. Plusieurs sous-ensembles sont toutefois immédiatement visibles : un grand ensemble de familles connectées entre elles, qui correspond aux vassaux et aux proches des seigneurs de Montpellier, ainsi que les familles qui leur sont liées ; un sous-ensemble assez nettement séparé en forme d’étoile, centré autour des seigneurs de Castries ; enfin, quelques petits sous-ensembles autour des seigneurs de Lunel, du Cailar et de Posquières.
En premier lieu, même si cela peut paraître évident, il est frappant de constater à quel point la structure du graphe correspond à celle des sources qui nous sont parvenues. En effet, la grande majorité des actes du premier tiers du XIIe siècle est issue du cartulaire des seigneurs de Montpellier ainsi que des cartulaires des abbayes d’Aniane et de Gellone. Les familles vassales des seigneurs de Montpellier, en particulier celles de la moyenne vallée de l’Hérault près d’Aumelas, se retrouvent donc être nettement plus couvertes que les autres, ce qui correspond au principal sous-ensemble.
De même, les seigneurs de Montpellier ont inclus dans leur cartulaire une partie des archives des seigneurs de Castries après avoir hérité de leur seigneurie. Une part non négligeable d’actes des Castries nous est donc parvenue, nous donnant un bon éclairage de leurs vassaux et de l’étendue de leur seigneurie, ce qui correspond au sous-ensemble du graphe qu’ils polarisent. Enfin, quelques actes des seigneurs de Lunel et du Cailar nous éclairent sur leur entourage respectif.
Au-delà de la répartition géographique des sources, leur type influence également la représentation du réseau. En effet, le cartulaire des seigneurs de Montpellier contient de nombreux actes de donation, d’inféodation et de serment concernant tous les châtelains vassaux du seigneur sur la période 1110-1143. Les milites montpelliérains et d’autres châteaux possédés par les Guilhem comme Castelnau et Aumelas forment une bonne part du plus proche entourage du seigneur de Montpellier à cette époque. Ils sont donc très régulièrement témoins aux actes faits entre leur seigneur et ses vassaux, et se retrouvent avec un grand nombre de liens avec tous ces seigneurs châtelains. Or, dans la plupart des cas, leur présence est surtout due à leur fidélité au seigneur de Montpellier et pas forcément à un lien privilégié avec son vassal. Bien que le le service commun à un même suzerain soit un incontestable espace commun de sociabilité pour ces aristocrates36, le poids exagéré des milites montpelliérains biaise la représentation de l’entourage de ces familles châtelaines.
Nous pouvons essayer de pallier ce biais en adaptant la requête qui extrait le nombre de participations des familles de la base de données afin qu’elle ne décompte pas les participations des aristocrates très proches des seigneurs de Montpellier lorsqu’ils sont témoins à un de ses actes. Concrètement, les participations de ces milites ne sont comptées que s’ils participent à un acte dont le seigneur de Montpellier n’est pas lui-même acteur, ou s’ils sont eux-mêmes acteurs. Le résultat est ce qui suit :
Nous constatons une séparation beaucoup plus claire entre plusieurs pôles géographiques qui étaient difficiles à distinguer dans l’exemple précédent : celui des familles de la moyenne vallée de l’Hérault (en rouge), des milites montpelliérains et les familles proches (en vert) et des familles de la partie occidentale du comté (en rose). Cette illustration nous paraît plus représentative de la réalité de ces réseaux.
Bien sûr, cette solution est loin d’être parfaite et il pourrait tout aussi bien être argumenté qu’un tel choix entraîne un biais artificiel dans la structure des réseaux obtenus, que cela efface des liens qui pourraient être réels entre vassaux d’un même seigneur. Nous considérons néanmoins que dans ce cadre relativement pauvre en sources, il est primordial d’opérer une réflexion sur les diverses causes possibles de biais et de présenter plusieurs angles de lectures possibles. Les intégrer tous les deux dans l’analyse permet alors de mener une réflexion plus complète et d’arriver à de meilleurs résultats.
La structure du graphe de la période suivante évolue assez peu. Il y a toujours un sous-ensemble central assez dense, qui correspond aux familles de l’ouest du comté et celles qui leur sont liées. Le pôle de pouvoir des Castries se maintient et demeure assez distinctement séparé, ainsi que le pôle autour des seigneurs du Cailar.
Un nouvel ensemble de familles apparaît dans ce graphe, composé en grande partie de châtelains de la vicomté d’Agde. Cela est dû à la fondation de l’abbaye de Valmagne en 1138 à la frontière entre la vicomté d’Agde et le comté de Melgueil dont le cartulaire a été intégré à la base de données. Ces familles de l’Agadès ont quelques liens avec les familles melgoriennes mais les relations ne sont pas très imbriquées.
Deux familles, les Pignan et les Montlaur, se détachent dans les indicateurs de centralité. Les Pignan sont la première famille dans tous les indicateurs, que ce soit de degré, de proximité et d’intermédiarité ; les Montlaur sont respectivement second, second et troisième.
Elles ont comme point commun d’être toutes deux composées d’un nombre assez important de membres coseigneurs de leur castrum respectifs, sans que la division du patrimoine n’ait l’air d’avoir entamé leur stature au sein de l’aristocratie locale. Par ailleurs ce sont à la fois des membres réguliers de l’entourage des seigneurs de Montpellier et des comtes de Melgueil.
Les Montlaur, bien que seigneurs d’un castrum du nord-est du comté, voient plusieurs de leurs membres s’implanter dans le sud-ouest par le biais de fructueux mariages avec des héritières de familles châtelaines locales : un Montlaur devient coseigneur de Gigean dans les années 113037 tandis qu’un autre devient coseigneur de Cournonterral vers 116038. Leur réseau familial large leur donne une influence très importante dans le comté, expliquant leur place dans ces indicateurs.
Quant aux Pignan, l’explication diffère quelque peu. On dénote des liens ponctuels avec des familles assez éloignées : les Airrad et Assas du nord-est du comté, les Mèze en Agadès, les Rostaing de Sauve dans les Cévennes. Trois de ces familles sont des proches ou alliés des comtes de Melgueil (Airrad, Assas et Rostaing de Sauve). Quant aux Mèze, une partie du lignage est dans la fidélité de l’évêque d’Agde qui est un allié du comte de Toulouse, donc hostile au seigneur de Montpellier. Lorsqu’une nouvelle guerre ouverte éclate entre le seigneur de Montpellier et le comte de Melgueil en 1158, les Pignan sont identifiés comme les meneurs du camp anti-montpelliérain et son soutenus par plusieurs familles de l’Agadès et les Rostaing de Sauve, qui sont présents à l’accord de paix39.
C’est ainsi par la fidélité à un suzerain bénéficiant d’un large cercle d’alliés et de vassaux que les seigneurs de Pignan élargissent la portée de leur réseau d’alliance.
Au cours des dernières décennies, on constate une accentuation des liens entre les familles châtelaines de la vicomté d’Agde et celles du sud-ouest du comté de Melgueil. Cela apparaît d’ailleurs dans les indicateurs de centralité : la première famille en proximité comme en intermédiarité se trouve être une famille de la vicomté d’Agde, les Montagnac, qui sont devenus par mariage coseigneurs du castrum de Cournonterral40. Par ailleurs, les Montlaur sont toujours très bien placés, pour les raisons évoquées précédemment.
Hormis cette évolution, il est intéressant de noter que la structure générale du réseau reste très similaire à la période précédente, avec un sous-ensemble formé par les seigneurs de Lunel et leurs vassaux, ainsi qu’un autre formé par les milites de Melgueil, qui sont ici regroupés autour des Airrad, châtelains de La Roquette, castrum proche du centre de pouvoir comtal de Montferrand.
Une telle représentation de l’ensemble des liens entre les familles offre ainsi quelques enseignements. On constate en premier lieu une interconnexion assez importante des familles châtelaines voisines les unes des autres. S’il semble assez logique que ces familles entretiennent des liens préférentiels avec les famille voisines (il est plus facile de venir témoigner à une charte lorsque l’on habite non-loin), la présence d’éventuelles lignes de fractures devient d’autant plus intéressante. L’absence de liens peut être plus significative que leur présence41. On remarque ainsi une telle fracture entre les familles de milites résidant à Montpellier et celles résidant à Melgueil. En effet, malgré leur proximité géographique, les réseaux des deux groupes restent notablement séparés, un état de fait qui ne se dément pas sur toute la période. On ne voit presque jamais de miles melgorien assister à un acte d’un chevalier montpelliérain et réciproquement. Ces familles, qui résident et sont possessionnées dans et autour du centre de pouvoir de leur suzerain, comptent parmi les membres de son plus proche entourage. Cette appartenance commune a créé un espace de sociabilité pour ces lignages, qui se retrouvent très liés entre eux et assistent aux actes les uns des autres. Cette proximité avec leur suzerain respectif est sans doute ce qui a provoqué ce fossé entre chevaliers montpelliérains et melgoriens.
De manière générale, on constate par ailleurs que les familles de rang plus modeste, vassales d’un seigneur puissant (seigneur de Montpellier, comte de Melgueil, seigneur de Castries, seigneur de Lunel…) restent attachées à ce seigneur, sont très liées avec les autres vassaux et n’interviennent que rarement loin de leurs terres.
Enfin, on peut tirer quelques enseignements sur les familles voyant un redéploiement significatif de leur réseau d’alliance. Les exemples que nous avons sont ceux de familles dont l’un des membres épouse une héritière apportant une importante dot, en particulier une part de castrum. Devenir coseigneur d’un castrum extérieur et y résider permet d’investir un réseau nouveau et de former des liens solides avec des familles jusque-là relativement éloignées. C’est de cette manière que les seigneurs de Montlaur se sont implantés durablement dans le sud-ouest du comté de Melgueil.
Si un graphe global de toutes les familles aristocratiques de la base de données nous renseigne sur la structure des liens entre celles-ci à l’échelle du comté, il est plus limité si nous voulons étudier le détail des réseaux de familles précises. Nous allons donc diminuer l’analyse à un nombre plus réduit de familles-cibles, selon un critère spécifique afin de de mieux éclairer les mécanismes par lesquels les lignages châtelains développent leurs réseaux auprès de leurs pairs.
Un exemple de permanence d’un bloc de fidélités : les châtelains proches du comte
Nous nous proposons de nous attarder sur les seigneurs châtelains qui étaient proches du comte de Melgueil au tout début du XIIe siècle. Vers 1103, le comte de Melgueil et le seigneur de Montpellier signent un accord concernant les droits monétaires melgoriens. Le comte présente une liste de seigneurs comme garants de l’actes, qui devront venir comme otages à Montpellier en cas de non-respect de celui-ci. Ces seigneurs étant prêts à se faire otage pour garantir la parole du comte face au seigneur de Montpellier, il est incontestable qu’ils lui sont proches.
Cette liste assez longue comporte dix-neuf noms d’aristocrates, le premier étant Dalmace de Castries. Suivent ensuite treize seigneurs châtelains répartis sur huit familles : un Assas, un Montlaur, trois Cournon, trois Vailhauquès, un Pignan, un Lavérune, deux Airrad et un Gigean, auxquels s’ajoutent quelques milites melgoriens et membres de familles mineures.
Retirons les seigneurs de Castries, dont le prestige et l’influence les place nettement au-dessus de ces autres familles, ainsi que les aristocrates issus de familles mineures. Il reste huit familles châtelaines, résidant dans différentes parties du comté. Certaines sont dans la partie orientale (Montlaur, Assas), d’autres dans la partie centrale (Airrad, Vailhauquès), et enfin plusieurs dans la partie sud-ouest (Cournon, Pignan, Lavérune, Gigean). Elles ont comme point commun d’être dans la fidélité du comte au début du XIIe iècle. Deux de ces familles (Gigean et Lavérune) entrent ensuite dans la fidélité de l’évêque tandis que les six autres continuent de rester au moins partiellement dans l’entourage comtal.
Prenons ces huit familles et les liens qu’elles ont avec les autres familles aristocratiques selon la même méthodologie que les graphes précédents. L’échelle étant plus réduite, nous allons également ajouter à l’analyse les liens de mariage entre les familles lorsqu’ils sont connus ou fortement soupçonnés.
Au premier tiers du XIIe siècle, nous pouvons constater que des liens unissent déjà une partie de ces familles. Un rejeton des Montlaur devient notamment par mariage coseigneur du tiers du castrum de Gigean, installant durablement cette famille dans le sud-ouest du comté. Malgré un certain éloignement géographique, on constate que des Airrad et Vailhauquès sont présents à des actes à Gigean.
De même, les Cournon et les Lavérune contractent chacun un mariage avec la famille de Montbazin. Le dernier seigneur, Bernard Guilhem de Montbazin, semble décéder sans fils puisqu’on retrouve des Cournon42 et Lavérune43 propriétaires de ses possessions après sa mort.
Les Pignan et Assas sont en revanche plus à l’écart, n’étant reliés aux autres familles que par un lien commun avec une famille intermédiaire.
La période 1144-1172 est marquée par une montée en puissance croissante du seigneur de Montpellier face à une dynastie comtale affaiblie. Parallèlement, on constate sur cette période un net rapprochement des familles étudiées.
Les Cournon ont ainsi des liens directs avec quatre des sept autres familles, les Pignan et Montlaur avec cinq sur sept, et les Lavérune avec pas moins de six sur sept ! On retrouve ainsi plusieurs cliques à quatre sommets44, c’est-à-dire un sous-ensemble du graphe dont tous les sommets sont reliés entre eux45.
Les mécanismes et stratégies derrière un tel rapprochement sont difficiles à établir avec certitude et peuvent différer d’une famille à l’autre. Il est possible que la montée en puissance montpelliéraine ait entraîné un réflexe de resserrement des liens pour ces familles proches du comte ou de l’évêque, la solidarité lignagère prenant le relais du recul de la puissance comtale. Même si certaines de ces familles ont des relations cordiales avec les Guilhem de Montpellier, renforcer les liens avec des familles proches de la famille comtale peut être un moyen de maintenir leur indépendance face à une puissance montpelliéraine très ambitieuse.
Dans ce dernier tiers de la période, on observe un certain relâchement des liens entre ces familles, les relations directes étant moins nombreuses qu’à la période précédente. Seul un graphe complet à quatre sommets subsiste, incluant une famille extérieure aux huit étudiées : Pignan-Montlaur-Cournon-Soriech.
Pour autant, les liens entre ces familles demeurent, voire se renforcent entre certaines d’entre elles : les Assas et la branche des Pignan fidèle au comte de Melgueil s’unissent étroitement par deux mariages croisés.
On remarque également des relations croissantes entre une partie de ces familles et les familles de l’Agadès. La famille de Vailhauquès n’a ainsi pas moins de trois mariages avec des familles châtelaines de la vicomté d’Agde : Montagnac, Mèze et Saint-Pons. Un Montagnac et un Marseillan deviennent chacun par mariage coseigneurs respectivement du castrum de Cournonterral et de celui de Gigean. On observe ainsi un véritable mouvement réticulaire vers le même horizon géographique, qui paraît avoir été impulsé quelques décennies plus tôt et s’accélère à la fin du siècle.
Il semble bien que ces familles, toutes membres de l’entourage comtal au début du siècle, aient formé un bloc de fidélité solide qui s’est renforcé et maintenu jusqu’à la fin de la période étudiée et ce malgré un certain éloignement géographique d’une partie d’entre elles qui rendait la présence de liens d’alliances ou de parenté loin d’être inéluctable.
Diminuer l’analyse à un nombre plus réduit de familles-cibles selon un critère précis permet ainsi de mieux éclairer les mécanismes par lesquels les aristocrates châtelains développent leurs réseaux auprès de leurs pairs. Celui des lignages châtelains proches du comte au début du siècle confirme la survivance de solidarités internes à cet espace de fidélité, jusqu’à voir les liens se renforcer malgré la faiblesse du pouvoir comtal. Les liens de ces familles se maintient durant tout le XIIe siècle malgré les soubresauts régionaux et la distance entre leurs domaines principaux. Le partage de possessions maintient les relations entre ces familles, malgré les éventuelles disputes que cela peut susciter.
Conclusion
Si cette démarche méthodologique est issue d’un travail de thèse encore en cours, elle livre déjà quelques résultats intéressants. La combinaison de l’analyse de réseaux au moyen de graphe et d’une représentation géographique par l’intermédiaire de SIG permet de croiser différents facteurs pour analyser de la manière la plus pertinente possible le développement et l’évolution des réseaux de familles aristocratiques ancrées géographiquement autour d’un centre de pouvoir. Dans le cadre d’un comté multipolaire comme l’est le comté de Melgueil, le contrôle des pôles de pouvoir est primordial pour la haute aristocratie afin de maintenir la fidélité de leurs vassaux face à leurs rivaux. L’analyse structurale du réseau global des familles châtelaines permet ainsi de mettre en évidence la quasi-absence de liens entre les familles les plus fidèles aux deux camps.
Même pour les familles ayant une position plus ambivalente, l’insertion des aristocrates dans l’entourage de l’un ou l’autre des suzerains semble bien avoir pesé sur le développement de leur réseau d’alliance et d’amitié. Nous pouvons ainsi déceler des blocs de solidarité entre familles fidèles au même suzerain qui se maintiennent voire se renforcent durant tout le XIIe siècle. Articuler l’analyse sur plusieurs échelles et croiser les résultats peut permettre de mettre en évidence des mécanismes et des évolutions difficilement décelables autrement.
Dans tous les cas, une telle analyse ne peut néanmoins se faire sans garder une prudence nécessaire. L’hétérogénéité des sources, autant géographique que temporelle, influe lourdement sur les données obtenues, et doit être prise en compte à tous les niveaux de l’analyse. Même pour les zones les mieux couvertes, il faut également garder à l’esprit que les liens que nous décelons de cette manière ne reconstituent en aucun cas les réseaux complets de ces individus, mais, comme dit Isabelle Rosé « on n’en reconstitue que ce que les documents nous en laissent voir, en fonction d’un certain nombre de règles documentaires et de valeurs sociales qui présidaient à leur conception »46.
Ces limites ne vouent pas à l’échec l’exploitation de tels outils pour autant, mais nécessite des adaptations et quelques tâtonnements méthodologiques afin de tirer les résultats les plus pertinents des sources à notre disposition.