À l’occasion du baptême, un lien de parenté dite « spirituelle » se crée entre l’enfant, son parrain et sa marraine, le parrainage, ainsi qu’entre ces deux derniers et les parents de l’enfant, appelé compérage. Objet d’étude de l’histoire religieuse, démographique et de l’anthropologie historique, les recherches menées sur le parrainage à partir des années 2000, notamment autour du réseau Patrinus, s’inscrivent dans une perspective d’histoire sociale et familiale1. En orientant la réflexion sur les usages sociaux du parrainage, elles témoignent des nombreuses possibilités d’études qu’offrent ce type de relation dans les sociétés des époques modernes et contemporaines. La reconstitution des réseaux sociaux du passé est l’une de ces possibilités développées dans cet article2.
Le lien de compérage, enregistré par le prêtre dans les registres paroissiaux, engage les parties aux yeux de la communauté et de Dieu à faire preuve de solidarité et d’entre‑aide. Il unit des individus précis de manière durable et contrairement à la parenté naturelle qui est héritée, la parenté spirituelle résulte du choix des parents. Au‑delà de sa dimension spirituelle, qui n’est pas prise en compte dans cet article, le compérage peut s’adapter à diverses situations, ce qui lui confère une grande « flexibilité »3. Celle‑ci est quelque peu affaiblie après la mise en œuvre des préceptes du Concile de Trente qui limitent le nombre de parrain, cependant le compérage demeure la « clef de voûte des stratégies globales d’alliance sociale »4. Il peut s’envisager comme la consolidation d’une relation amicale, familiale, professionnelle, ou encore comme le socle d’une nouvelle association. En raison de cette souplesse, le compérage peut être considéré comme un instrument pour mesurer l’intégration sociale des peintres dijonnais dans la ville entre 1595 et 1650.
Dans les pages qui suivent, nous essayerons d’apporter des réponses sur l’organisation d’un groupe dont l’historiographie a retenu les seuls noms de Nicolas de Hoey, Philippe Quantin et dans une moindre mesure de Despesches. Au sortir des guerres de Religion, le contexte est peu favorable à la commande artistique. Les conflits ont profondément marqué les Dijonnais, déjà confrontés à la peste. La première moitié XVIIe siècle apparaît comme une période de transition à plusieurs égards. En effet, le métier de peintre connaît des transformations puisque la maîtrise est supprimée en 1617. Cette libération du métier coïncide avec la progressive extinction de grandes dynasties, ce qui introduit une nouvelle concurrence parmi les peintres pour répondre à la demande des commanditaires. Les communautés religieuses, nouvellement arrivées, sont en demande d’images pour ornementer les couvents avant même la fin de leur construction. Après l’entrée de Louis XIII dans la ville en 1629, le conseil de la ville sollicite à nouveau régulièrement des artisans à la création de décors employés pour des fêtes publiques. Un goût naissant pour l’image s’observe à partir des années 1620 dans les intérieurs dijonnais. C’est à ce titre qu’il paraît intéressant d’étudier les compérages et parrainages de ce groupe en s’appuyant sur les cent‑quarante‑et‑un baptêmes recensés dans les registres paroissiaux dijonnais, qui concernent quarante‑trois peintres (soit un peu plus de la moitié du nombre total connus).
À l’échelle d’une ville, les récentes recherches menées sur la peinture en Bretagne et en Bourbonnais se sont attachées à la seule qualité des compères pour mesurer la renommée locale des peintres5. Plus un artiste est en contact avec la haute aristocratie, plus il profite d’une importante reconnaissance. Ce lien vertical, qui associe un peintre avec une personne de haut rang, peut s’inscrire dans une forme de clientélisme puisque les potentiels commanditaires appartiennent dans leur majorité à l’élite. L’identité du compère et sa condition sont retenues pour envisager les autres relations des peintres. Les réseaux professionnels peuvent être appréhendés à partir d’un individu comme le montre l’étude de la « carrière de parrainage » de Charles Le Brun. La minutieuse analyse de la transmission du prénom et du choix de l’enfant à faire parrainer ont mis en lumière les motivations et l’intérêt grandissant de ceux qui cherchaient la protection du peintre en pleine ascension6. Dans le cas des dynasties de sculpteurs parisiens sous Henri IV et Louis XIII, les liens de compérages sont exploités sous la forme de tableaux relationnels sommaires, afin de mettre en évidence les individus les plus sollicités7.
Pour l’étude proposée, il s’agit moins d’analyser les réseaux égocentrés des peintres dijonnais que d’identifier leurs pratiques de compérages et parrainages à l’intérieur et à l’extérieur de leur métier. L’examen de la nature des liens définie par une possible relation de parenté et par la condition sociale du compère ou de la commère permet de déterminer les différents usages conférés au compérage et d’en déduire des stratégies. L’une des difficultés, imposées par les sources, est la connaissance parcellaire des membres de la famille et de l’entourage proche des peintres.
Le dépouillement des archives notariales apporte certaines réponses notamment grâce aux contrats de mariages et de rentes constituées. Cependant, la vie des peintres et leurs carrières demeurent inégalement documentées. Replacer le compérage dans la dynamique de la construction d’une carrière se révèle alors la plupart du temps impossible. Même si une carrière florissante et les raisons du succès d’un peintre ne s’expliquent pas seulement par la qualité de son réseau, la mesure du niveau d’intégration sociale dans la ville peut suggérer le contexte dans lequel le peintre souhaite inscrire sa carrière, et son ambition, notamment quand les œuvres sont manquantes.
Pour prolonger cette réflexion, et entrer dans le cœur des relations, nous faisons appel à l’analyse des réseaux. Les liens de compérages et de parrainages étant ceux qui concernent le plus grand nombre de peintres, ils offrent une occasion unique d’appréhender leur réseau. En effet, les archives de la corporation ne sont pas conservées avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, tout comme celles de la confrérie. Les mesures relatives au « prestige », à l’ « intermédiarité » et la détection de sous‑communautés sont calculées une nouvelle fois à l’intérieur et à l’extérieur du métier8. Si l’aplanissement de l’ensemble des compérages prive de l’observation des trajectoires personnelles, il est nécessaire pour envisager un réseau. Le but est de connaître la position des acteurs à l’intérieur du réseau et les interactions possibles avec les autres individus, en dehors de ceux liés directement par le compérage.
Avant cela, une présentation des sources et outils d’analyse ainsi que celles de la ville et ses habitants et plus particulièrement des peintres, sont nécessaires.
Les sources et outils d’analyse
Les registres paroissiaux représentent la source principale pour étudier les liens de compérages et de parrainages des peintres et vitriers dijonnais. S’ils sont déficitaires concernant les mariages et les décès, les registres de baptême sont dans l’ensemble bien conservés à partir de 1615. Les collections conservées aux archives municipales de Dijon et aux archives départementales de la Côte‑d’Or permettent généralement de combler les lacunes. Il faut toutefois préciser que les registres des paroisses Saint‑Médard et Saint‑Philibert ne sont pas conservés pour les premières années du siècle. Le dépouillement exhaustif des registres pour les années 1620 à 1650, et de manière plus ponctuelle pour les premières années du siècle a permis de rassembler l’immense majorité des informations nécessaires à l’étude. Ainsi, trente-trois peintres, cinq peintres-vitriers et cinq vitriers, soit un peu plus de la moitié du nombre total de peintres connus, ont été identifiés et cent‑quarante‑et‑un baptêmes ont été recensés.
L’identité du parrain est renseignée par son nom et sa profession. Concernant la marraine, elle est rapprochée de son père ou de son mari. Sur les 255 personnes concernées, en dehors des peintres, seulement trente‑quatre d’entre elles n’ont pu être assimilées des grandes catégories sociales détaillées plus bas. Les possibles liens de famille existant entre le peintre et son compère ou sa commère sont systématiquement passés sous silence. L’homonymie n’a pas été considérée comme suffisante pour établir un lien de parenté, le cas ne se présentant qu’une seule fois. Aussi, les contrats de mariage ainsi que certains contrats de rentes constituées retrouvés dans les archives, se sont révélés cruciaux pour reconstituer une partie de leurs familles et de leurs connaissances9.
Les liens de parenté entre toutes les personnes sollicitées par les peintres sont beaucoup plus difficiles à entrevoir. Le rapprochement entre l’épouse et son mari ou la fille et son père est facilité, puisqu’elles sont présentées en tant que tel dans les actes. Toutefois, d’autres sources sont convoquées afin d’en reconstituer le plus grand nombre. En premier lieu, les inventaires des archives et notamment ceux des registres paroissiaux sont utiles, car une personne a pu être décrite avec plus de précisions à l’occasion d’un autre baptême ou d’un mariage. Les généalogies rédigées par les historiographes du parlement et de la Chambre des Comptes ont été d’une grande aide pour recomposer les familles de l’élite robine de la ville10.
Pour étudier les compérages, les données ont été compilées dans un premier temps, dans une base de données relationnelles sur Microsoft Access. Pour chaque individu sont renseignées : son identité, la catégorie sociale à laquelle il appartient et les interactions connues avec les peintres dijonnais. L’analyse des informations extraites grâce à des requêtes puis mises en forme dans des tableaux croisés permet d’interroger les pratiques de compérage. La tradition anthropologique distingue le compérage intensif ou intrafamilial, si le parrain ou la marraine sont choisis à l’intérieur du cercle familial et à l’inverse s’ils ne sont pas des membres de la famille, le compérage est alors qualifié d’extensif ou d’extrafamilial11. À ces notions s’ajoutent celle d’horizontalité lorsque le parrain ou la marraine évoluent dans le même groupe social que son compère et celle de verticalité lorsqu’ils appartiennent à une catégorie différente, très souvent supérieure à celle des parents. Concernant le dernier exemple, le compérage peut revêtir une dimension de clientélisme, qui est celle qui nous intéresse le plus, car ce sont dans les couches supérieures que se comptent le plus grand nombre de potentiels commanditaires12.
Dans un second temps, pour compléter les statistiques obtenues, les compérages sont étudiés en faisant appel à l’analyse des réseaux. Chaque personne, ou nœud est renseignée par son nom et la catégorie sociale à laquelle elle appartient. Lorsque plusieurs membres d’une même famille sont sollicités, ils ont été fusionnés en une seule entité partant en supposant que c’est la famille, et surtout son chef, qui est visé. Cette démarche a pour but de faciliter l’identification des acteurs récurrents. Aux compérages, ou liens sont attribuées plusieurs valeurs. La première d’entre elles est la direction, car les parents, considérés comme source du lien, ont choisi leurs compères et commères, désignés comme cible. Du point de vue des parents, c’est un lien sortant. À l’inverse, pour les parrains et marraines, il s’agit d’un lien entrant.
Afin de retranscrire en partie l’intensité du lien entre la source et sa cible, un poids, dont la valeur par défaut est égale à un, lui est attribué. Si plusieurs interactions sont connues, leur poids s’additionne. Par exemple, dans le cas d’un compérage intrafamilial, le poids du lien est alors de deux comme le résultat de la somme d’un compérage et d’un lien de famille. Si le poids de la parenté biologique et spirituelle est identique, une valeur de 0,5 a été attribuée arbitrairement au poids des interactions plus ponctuelles telles qu’une collaboration, un contrat de rente, ou encore la présence lors de la rédaction du contrat de mariage. En revanche, si un peintre sollicite plusieurs fois une même personne, les liens ne s’additionnent pas afin qu’ils ne soient pas confondus avec les configurations citées et que le nombre de compérages soit égal à celui relevé dans les sources La définition de l’intensité du lien est cependant très limitée en raison de la nature institutionnelle des sources qui ignore la dimension personnelle de la relation entre deux personnes et ne permet pas d’en suivre les évolutions.
Le résultat se présente sous la forme d’un graphe orienté qui correspond à l’aplanissement des compérages sur un demi‑siècle. Le logiciel Gephi a été employé pour visualiser et analyser les graphes13. Si cette vue statique présente de nombreux désavantages, elle est utile ici pour observer les acteurs récurrents ainsi que les possibles réciprocités14. Cependant, cette approche ne permet pas de considérer les trajectoires personnelles et d’en suivre les évolutions. Or, l’intégration de la chronologie est indissociable de l’étude d’un réseau égocentré. Toutefois, sans un travail biographique sur l’ensemble des acteurs, il est délicat de savoir si le compérage intervient à un moment propice ou non. L’accession à une charge prestigieuse peut constituer un facteur d’attractivité par exemple. Concernant les peintres, qui ont fait l’objet d’une étude plus poussée, la possible dimension stratégique du compérage et son incidence à l’intérieur du métier s’observent difficilement, car peu de carrières sont suffisamment documentées.
Le graphe offre une vue intéressante et parfois inédite des réseaux, mais ne se suffit pas. Parmi les outils statistiques, dont les résultats s’affichent dans le « laboratoire de données » du logiciel, deux types de mesures sont sollicitées. Tout d’abord, celles relatives au « prestige » des nœuds seront préférées à celles de leur « centralité » en raison de la présence de liens dirigés15. En effet, le « prestige » d’une personne ne dépend pas du nombre d’enfants qu’elle a (lien sortant), mais du nombre d’enfants qu’elle parraine (lien entrant). Le calcul du demi‑degré intérieur de chaque nœud est un bon indicateur du « prestige » à une échelle locale puisqu’il considère uniquement les nœuds qui pointent directement vers la cible. Cette mesure est complétée par le calcul du « prestige proximité » qui considère l’ensemble des nœuds qui pointent directement et indirectement vers la cible tout en prenant compte de la distance qui sépare chacun des nœuds. Plus le score est important, plus la personne est accessible et profite d’une forte influence sur son réseau. La mesure de centralité d’intermédiarité, adaptée au graphe orienté, est employée comme son nom l’indique, afin d’identifier les acteurs qui sont des points de passage entre les différents nœuds du réseau.
La seconde mesure, celle de la modularité qui calcule le partitionnement d’un graphe, est employée afin d’identifier les différentes communautés à l’intérieur du réseau. La méthode de Louvain qui présente l’avantage de prendre en compte le poids et la direction des liens est utilisée ici. Un module complémentaire de Gephi permet d’utiliser l’algorithme de Leiden qui corrige sur certains aspects celui de Louvain16. Les alliances matrimoniales et les liens de parenté sont ajoutés au graphe afin d’être pris en compte dans le calcul de la modularité pour affiner la composition des communautés.
Dijon et ses habitants
La ville de Dijon se situe au carrefour de deux axes économiques reliant la Seine, la Saône et le Rhône. L’ancienne capitale du puissant duché de Bourgogne, et désormais celle de la Province est une ville parlementaire qui accueille entre ses murs trois cours souveraines : le parlement, la Chambre des Comptes et le Bureau des Finances.
Les élites, composées d’une ancienne noblesse d’épée et d’une noblesse de robe, issue dans sa majorité de l’artisanat, se trouvent pour la plupart parmi les officiers de ces différentes cours. Au XVIIe siècle, cette noblesse de robe s’impose et devient une « caste puissante et orgueilleuse »17. La vie économique de la ville dépend de plus en plus de ces institutions, en effet durant le règne de Louis XIV, le monde de l’office fait vivre directement près de 10 % de la population18. Cette prédominance des juristes laisse finalement peu d’espace aux marchands qui encore au XVIe siècle occupaient une place importante dans la ville et avaient accès aux responsabilités. Ils sont confondus dans les sources du siècle suivant avec les artisans.
La consultation des rôles de la taille, un impôt prélevé bisannuellement, montre qu’un certain brassage règne à l’intérieur des sept paroisses dijonnaises19. De plus, l’évolution de la physionomie de la ville au XVIe siècle a entraîné une densification de l’habitat. Les Dijonnais évoluent alors dans un tissu urbain resserré au voisinage éclectique20.
Pourtant la société dijonnaise est régie par de fortes convenances morales et sociales : les parlementaires tendent à atteindre à un « idéal » qui repose sur la dignité, la gravité ou encore la modestie et les artisans qui sortent de leur rang sont rappelés à l’ordre21. La forte stratification des habitants a favorisé la création de trois grands ensembles pour mener cette étude tout en ayant conscience de la forte hétérogénéité qui règne à l’intérieur. Le premier est composé par la haute aristocratie et la noblesse, le deuxième par les procureurs, les avocats, les huissiers ou encore les clercs désignés de manière générique comme « les hommes de loi » et le dernier par les artisans et marchands, auquel sont intégrés les peintres et vitriers 22.
La population des peintres et vitriers23
À Dijon, les peintres et verriers se sont dotés de statuts dès 1466 dans lesquels ils se désignent notamment comme les seuls à pouvoir employer la couleur24. Ces statuts apportent peu d’information sur l’organisation du métier et les rares lettres de maîtrises conservées ne sont pas d’une grande aide25. À la tête de cette corporation, plusieurs maîtres jurés sont élus pour un mandat d’un an et il apparaît que ces charges sont au XVIe siècle, accaparées par quelques familles, dont celle des Ranquet qui occupe toujours cette place durant le premier quart du XVIIe siècle.
En 1617, le conseil de la ville enregistre la suppression des maîtrises par lettres patentes de Louis XIII. Après cette date, la documentation sur les métiers de peintre et verrier est de fait encore plus réduite. Une fois libérés de la maîtrise, les peintres et verriers s’éloignent progressivement, si bien que ces derniers, qui sont désignés comme vitriers, se constituent en une nouvelle corporation en 167726.
Si la suppression de la corporation entraîne la disparition d’une hiérarchie institutionnelle au sein du métier, elle ne place pas tous les peintres sur un même pied d’égalité. En dehors de celle de maître juré, d’autres charges et titres accordent à ceux qui les occupent une position particulière dans le groupe. En premier lieu figurent les trois peintres du roi : Nicolas de Hoey jusqu’à son décès en 1611, Anthoine de Recouvrance puis son fils Éléonor qui hérite du titre en 1623. Celle de gardien des peintures de l’hôtel de ville est créée en 1625, à la demande de Florent Despesches. Bien que faiblement gagée par le conseil de la ville, la charge est assez prestigieuse pour susciter de la convoitise parmi les peintres. Enfin, en 1636, le prince de Condé, alors gouverneur de la Province, octroie un brevet à Philippe Quantin faisant de lui son peintre ordinaire. Celui‑ci est emporté par la maladie quelques mois plus tard et Luc Despesches est alors choisi pour lui succéder.
Les origines sociales des peintres ne sont renseignées qu’en de rares occasions et les seuls indices à disposition se limitent à la profession du père. Sur la totalité de la période, les peintres sont issus du monde de l’artisanat et les fils de peintres et de vitriers sont les plus nombreux à l’instar des villes d’Aix‑en‑Provence, Nancy, Paris ou encore en Bretagne27. Si la transmission du métier apparaît primordiale pour les peintres actifs au début du siècle, la génération suivante préfère installer une diversité de métiers parmi leurs enfants28. Seul Luc Despesches reproduit le schéma de son père en transmettant son métier à chacun de ses fils. C’est alors la seule famille qui fournit trois générations de peintres29.
La lecture des contrats de mariage confirme la pleine appartenance des peintres au monde des artisans. En effet, sept des onze mariages documentés concernent des artisans ou des marchands. Quatre peintres ont épousé les filles d’hommes de loi. Pour deux d’entre eux, Bénigne Chenevet et Jacques Challumeau, il s’agit d’un mariage de secondes noces qui pourrait témoigner de leur ascension sociale. L’étude de leurs biens témoigne une amélioration considérable de leur situation entre leurs deux unions.
Enfin, les alliances entre familles de peintres sont rares. Deux pôles émergent, l’un chez les vitriers et l’autre chez les peintres en considérant les unions de leurs frères et sœurs. Jacques Huguenot, épouse l’une des sœurs de Jacques Challumeau. Étant le neveu de Jacques Gautheron, dernier représentant d’une longue dynastie, ce mariage unit trois familles de vitriers. Du côté des peintres, Luc Despesches noue des alliances par l’intermédiaire de ses enfants. Sa fille Prudence est mariée à Hugues Faulx, et son fils Hugues à Anne Faulx. Le lien de parenté entre Anne et Hugues Faulx n’est pas établi, mais il devait exister. À un autre degré, Hugues Faulx est parent d'André Sayve qui est marié à la sœur de l’épouse de Bernard Faulx, son frère. Les peintres ne cherchent pas à consolider les liens par lesquels leur métier les unit et ceux qui le souhaitent, entretiennent la distinction entre les peintres et vitriers.
Les pratiques de compérages
La connaissance des membres de la famille des peintres étudiés dépend entièrement des sources, elle est donc inégale. Rappelons que seulement dix contrats de mariage ont été retrouvés et les documents relatifs aux successions, surtout les contrats de donation sont avares en information. Aussi la faible proportion de compérages intrafamiliaux (10,4%) est à considérer comme une estimation basse. Les relevés d’homonymie patronymique directe concernant la seconde moitié du XVIIe siècle montrent des résultats assez proches, ce qui place les pratiques des peintres dijonnais dans la moyenne de celles observées en ville30.
Les compères et les commères choisis à l’intérieur du cercle familial se répartissent de manière équilibrée autant dans la famille du père que de la mère de l’enfant. La place qu’ils occupent dans la famille n’est pas toujours connue, cependant il faut noter que les grands‑parents (5) sont peu nombreux à porter leurs petits-enfants sur les fonts, il en est de même pour les grands-oncles (2). La préférence s’oriente plutôt vers les sœurs et frères des parents (8). Treize peintres pratiquent le compérage intrafamilial. Pour dix d’entre eux, l’appel à un membre de leur famille est un fait unique et concerne en majorité le baptême du premier enfant du couple. Bénigne Chenevet, Hugues Faulx et Philippe Quantin sont ceux qui sollicitent le plus leur famille. Les compères des deux premiers sont pour la moitié des membres de la famille et un quart pour le dernier. Le premier fait surtout appel à ses proches alors que les autres sollicitent ceux de leur épouse dans le but pour Faulx de consolider son alliance avec Luc Despesches, dont il est le gendre, et de s’intégrer à la société dijonnaise pour Philippe Quantin, originaire d’un village proche de la capitale bourguignonne. L’intention de ce dernier se manifeste par un recours important au compérage intrafamilial et vertical31. Cependant, l’exemple de Philippe Quantin est une exception, car cette pratique est minoritaire (36%) d’autant plus que les familles de peintres sont composées surtout par des artisans.
À l’extérieur du cercle familial, le compérage horizontal devient minoritaire (41,5%). Il faut noter que seuls les peintres-vitriers continuent de le privilégier. Les compères des peintres exercent des métiers variés, du vinaigrier au tailleur d’habits, cependant deux professions, en dehors de celle de peintre, reçoivent une plus grande faveur. Les orfèvres qui font partie des artisans les mieux considérés sont les plus sollicités, dont Claude Roy qui est le compère de Louis Rollin et de Jacques Challumeau. À Dijon, les graveurs sont différenciés des orfèvres depuis au moins 1557, aussi le rapprochement entre les peintres et les orfèvres intervient à un autre niveau32. Celui avec les apothicaires est plus évident car ils commercialisent les pigments, il est plus important que celui relevé dans les mariages33. Jean Petit et Michel Roy sont les compères de quatre peintres et d’un vitrier. Sans connaître l’importance qu’ont ces artisans dans leur communauté, leur popularité auprès des peintres peut seulement être constatée. Enfin, la quasi‑absence de métiers auxquels il peut être attribué un caractère artistique et avec qui les peintres travaillent lors de grands chantiers tels que les entrées royales, est surprenante. Concernant les graveurs, cela peut s’expliquer facilement puisque la ville en compte très peu. En revanche, aucun menuisier ou tailleur de pierre ne se rencontre, seulement deux sculpteurs sont choisis par des peintres34.
Enfin, vingt‑six compérages se font à l’intérieur du métier de peintre et concernent vingt‑trois peintres et quatre peintres‑vitriers. Il est à noter qu’aucun vitrier ne figure dans la liste, ce qui vient appuyer l’éloignement des métiers cité plus haut qui s’opère tout au long de la période. Le plus actif des peintres est Hugues Faulx avec cinq compérages dont trois avec les Despesches (deux avec les filles de Luc, ses belles-sœurs, et un avec Hugues son beau‑frère), et un avec son beau‑frère André Sayve. Assurément, le peintre cherche à renforcer les alliances matrimoniales avant de s’intégrer parmi les gens de son métier. À l’inverse, Jacques Huguenot, peintre‑vitrier, neveu d’un autre peintre‑vitrier et beau‑frère d’un vitrier, choisit ses quatre compères à l’extérieur du cercle familial. Trois autres se tournent vers leurs confrères à deux reprises. Gilles Béhurier, peintre d’origine parisienne installé à Dijon en 1628 a choisi Philippe Quantin, par l’intermédiaire de son épouse et Éléonor de Recouvrance pour porter sur les fonts sa première fille née à Dijon peu de temps après son arrivée. Béhurier renoue avec des pratiques qu’il avait à Paris, puisqu’il avait sollicité quatre peintres, et utilise le compérage à Dijon, semble‑t‑il, pour être accepté au sein du métier. Claude II Mugnier confère au compérage un autre rôle quand il sollicite Luc Despesches qui, quelques mois auparavant terminait la décoration de l’antichambre et du cabinet du prince de Condé au Logis du Roy. Le compérage entre peintres reste rare, il représente un quart des compérages horizontaux et seulement 12% de l’ensemble des compérages recensés. De plus, la moitié des peintres ne ressent pas le besoin d’y recourir. Cependant, il est possible d’observer la formalisation de liens professionnels, car tous ont participé aux chantiers des fêtes publiques organisées par le conseil de la ville.
Le compérage vertical est alors le plus pratiqué d’abord par les peintres puis par les vitriers. Près de la moitié des compérages verticaux font intervenir des hommes de loi, puis la noblesse robine (34%), les professions libérales telles que médecins (15%) et enfin le clergé (1%). En choisissant son compère parmi les plus puissants de la ville, la verticalité du rapport est très importante et la relation entre le peintre et son compère peut revêtir diverses formes. Il est probable que Marguerite Noblet, épouse de Philippe Baillet de Vaulgrenant président aux requêtes du Palais, accepta d’être la marraine de la fille de Jacques Challumeau pour récompenser la fidélité de son épouse qui est à son service depuis plusieurs années35.
Si la ville de Dijon ne compte ni grands mécènes, ni curieux, la recherche d’un « patron » n’est pas à exclure. Il est certain que l’édification ou la rénovation des hôtels particuliers a mobilisé un nombre important d’artistes, aussi il n’est pas surprenant de retrouver parmi les compères des peintres, neuf propriétaires. Sur les rares contrats de commande retrouvés, un seul réunit un peintre et son compère. Il faut également noter la présence de personnages connus pour leur érudition et leur bibliothèque comme Philibert de La Marre ou encore la sœur du poète Étienne Tabourot. Au‑delà de la commande privée, dont la connaissance demeure extrêmement lacunaire, les grands magistrats dijonnais peuvent faire profiter à leurs « clients » d’autres opportunités. En effet, ils sont très investis dans la vie religieuse de la ville en appartenant à des confréries laïques ou encore aux conseils de fabrique. Dix‑neuf peintres se tournent vers la noblesse robine dijonnaise au sein de laquelle se trouvent les plus grands officiers (conseillers, trésoriers généraux, présidents, Premier Président…).
Trois familles reçoivent plusieurs demandes de compérages. Jean‑François de La Croix, payeur des gages du parlement, est le parrain de Jean‑François Nichon. Ce dernier choisit Anne Valon, l’épouse de son parrain, devenu depuis commissaire aux requêtes, pour porter son fils sur les fonts. La relation entre les Nichon et de La Croix n’est autrement documentée qu’à travers les registres paroissiaux, toutefois en renouvelant les compérages, elle semble importante aux yeux des peintres qui cherchent à entretenir la possible protection que pouvait offrir les de La Croix. La deuxième famille sollicitée par un peintre et un peintre‑vitrier est celle de Jean Vitier, conseiller au bailliage et contrôleur général des gabelles en Bourgogne. La famille Vitier porte également sur les fonts deux des enfants de Philippe Quantin, comme chargée de procuration de Charlotte Jeannin, fille de Pierre Jeannin, Premier Président du parlement de Bourgogne, conseiller d’Henri IV, de Marie de Médicis et surintendant général des finances de 1610 à 1619.
Enfin, la famille d’Étienne Bouhier, conseiller au parlement, est la plus demandée : elle intervient à trois reprises. Contrairement aux Vitier et aux de La Croix, les Bouhier sont connus pour leur érudition notamment au travers de leur bibliothèque et Étienne Bouhier pourrait être considéré comme l’un des rares amateurs d’art au regard de l’hôtel qu’il a fait bâtir au début du siècle36. Parmi les peintres qui sollicitent la famille Bouhier, Philippe Quantin reste le seul pour lequel la relation est documentée. En 1626, le peintre reçoit une importante commande de carton de tapisseries par l’association du bâton de l’Assomption de l’église Notre‑Dame, dont Étienne Bouhier est membre. Le choix du peintre semble avoir été favorisé par l’entremise de Jeanne de Poligny, apparentée aux Bouhier, qui a avancé une partie des fonds37. Aussi, lorsque Philippe Quantin s’adresse au fils d’Étienne Bouhier en 1629, alors qu’il s’attelle toujours à l’exécution des cartons de tapisseries, le peintre cherche assurément à renforcer cette relation patron‑client grâce au compérage.
Parmi les hommes de loi se trouvent quelques huissiers et clercs, mais surtout des avocats et procureurs. Au‑delà de la recherche d’une protection pour l’enfant, il y a tout intérêt pour les peintres de s’entourer d’hommes de loi. À partir des années 1620, en suivant l’exemple de la noblesse, ils garnissent leur intérieur avec de plus en plus de tableaux38. De plus, les avocats occupent un rôle de plus en plus important dans la vie municipale en siégeant au conseil de la ville39.
Cette chambre organise les fêtes publiques qui représentent une activité non négligeable pour les peintres, et les artisans sont choisis par les échevins. Pierre Nichon, Claude II Mugnier et Benoît Dubois devaient avoir conscience de cela lorsqu’ils s’adressent aux avocats Bénigne Pérard pour le premier et Jean Godran pour les deux autres. Le premier est le gendre de Jean Vitier précédemment cité, mais aussi l’auteur de plusieurs pièces jouées lors d’entrées. Quant au second, il collabore à l’élaboration des programmes des fêtes à partir de 164840. Les trois peintres participent aux fêtes publiques, et les deux derniers sont choisis comme gardiens des peintures de l’hôtel de ville à la mort de Luc Despesches en 1648. De plus, Benoît Dubois est chargé par Jean Godran d’illustrer sa relation manuscrite de l’entrée du prince de Condé41.
Enfin, la famille Vallot, à laquelle Philippe Quantin est apparenté, est sollicitée par deux autres peintres. Ses membres se retrouvent au parlement, à la Chambre des Comptes et à la chambre de la ville et grâce aux alliances matrimoniales, ils sont parfaitement intégrés au monde de la basoche dijonnaise. Les compérages avec les hommes de loi témoignent également d’une volonté d’ascension sociale.
À l’intérieur du métier
Avant d’aborder le « prestige » des peintres et la place qu’ils occupent à l’intérieur de ce réseau, il faut signaler ceux qui se situent en dehors. Il est étonnant de ne pas trouver Florent Despesches, un personnage important notamment après la création de la charge de gardien des peintures de l’hôtel de ville qu’il a occupée de 1625 à 1637. Le fait d’appartenir à la génération précédente est‑il une raison suffisante pour expliquer cette absence ? Dans le cadre du compérage intrafamilial, les compères sont plutôt choisis au sein de la même génération, mais cela n’a pas pu être défini hors du cercle familial. Étienne Des Ruelles, Charles Cardeur ou encore Anthoine de Recouvrance, appartenant à la même génération, qui tous ont été jurés de la corporation et pour le dernier également peintre et valet de chambre du roi, ne sont les parrains d’aucun enfant. À la suite de la suppression de la maîtrise en 1617, les jurés perdent leur autorité au profit des échevins, aussi l’intérêt de les solliciter n’est semble‑t‑il plus le même.
À l’intérieur de leur métier, quinze peintres et peintres‑vitriers sont les parrains des enfants de leurs confrères. Cependant, quatre peintres et un peintre‑vitrier sont plus populaires au sein de leur métier. Parmi les peintres parrains se trouvent en premier lieu, Luc Despesches, peintre ordinaire du prince de Condé à partir de 1637, et Éléonor de Recouvrance, valet de chambre et peintre du roi et à partir de 1637, gardien des peintures de l’hôtel de ville, qui parrainent chacun quatre enfants. Pour le premier, ce sont des compérages intrafamiliaux qui le placent parmi les plus convoités. Les titres du second et sa prestigieuse ascendance, il est le petit‑fils d’Hugues Sambin, célèbre « architecteur », ont sans aucun doute contribué à cette popularité. Il faut relever que ce sont les fils de deux figures prestigieuses. Ces dernières, Florent Despesches et Anthoine de Recouvrance, pourraient pour se distinguer et affirmer une certaine supériorité en refusant appartenir au réseau et une partie de leur popularité se serait reportée sur leur fils.
Le peintre‑vitrier Bénigne Chenevet est le compère de son fils peintre ainsi que de deux autres peintres‑vitriers, peut‑être faut‑il voir ici une forme de solidarité entre ceux qui étaient minoritaires à l’intérieur de l’ancienne corporation. Enfin, les deux derniers peintres à parrainer deux enfants sont le frère et le fils de Luc Despesches.
Dans cette modélisation, la taille des nœuds est proportionnelle au score de prestige de degré à l’intérieur de cette composante. À l’exception de Louis Rollin, d’André Sayve et de Claude II Mugnier, les peintres parrains ne font pas appel à leurs confrères pour parrainer leurs enfants. Cela montre qu’il existe au sein du métier de peintre une forme de hiérarchie avec ceux qui demandent, ceux qui reçoivent autant qu’ils demandent et enfin ceux qui reçoivent. Le calcul de la modularité fait ressortir quatre communautés reconnaissables à la couleur des nœuds.
La plus importante de ces communautés est également la plus hétérogène. Bien que Chenevet obtienne les meilleurs scores de prestige de degrés, la communauté ne s’organise pas autour de lui. De plus à l’intérieur se trouve Pierre Despesches, dont l’appartenance à celle‑ci peut être questionnée. En effet, il a travaillé avec son frère Luc durant leurs jeunes années en Provence, et leur relation ne semble pas avoir connu de fractures à leur retour à Dijon. À la suite de la nomination de Luc comme peintre ordinaire du prince de Condé, Pierre se rapproche de la clientèle du gouverneur de la Province par le mariage. De plus, il organise la vente publique des tableaux de l’atelier de Luc après son décès. L’ajout des liens de famille entre les Despesches dans le graphe fait revenir Pierre aux côtés de son frère et de son neveu.
La communauté autour de Luc Despesches devient alors la plus importante (42,86%). La famille Despesches concentre un tiers des demandes de parrainages. Elles servent avant tout à consolider les alliances matrimoniales mises en œuvre par Luc entre son fils Hugues et Faulx. André Sayve, parent de ce dernier, se rapproche des Despesches pour ainsi former un groupe soudé. Parmi ces trois peintres, Hugues Despesches se distingue en recevant une demande de parrainage. Le dépouillement des registres après 1655 permettrait de confirmer la popularité naissante de Hugues. La communauté des Despesches pourrait encore être étendue. En effet, le rapprochement entre Chenevet et Despesches est attesté dans les sources à partir de 1640 lorsque le peintre‑vitrier épouse la cousine du peintre ; Despesches est d’ailleurs signataire du contrat de mariage. Avant cette date, leur bonne entente ne peut être que supposée. En tenant compte de cet élément, la communauté organisée autour de Recouvrance, le peintre le plus « prestigieux » de son métier, serait plus limitée. Toutefois, sans connaître la dynamique des relations des autres peintres cela demeure à l’état d’hypothèse.
La popularité de Bénigne Chenevet ne s’explique pas dans les sources, il participe à certains chantiers de la ville, mais n’a ni prétendu ni obtenu de charge prestigieuse et il n’est pas connu pour s’être engagé dans son métier. À l’inverse, de Recouvrance et Despesches, qui se distinguent déjà par leurs titres, se sont investis, chacun à leur manière, dans leur métier. Le premier s’est distingué avec d’autres en organisant un monopole lors de l’entrée de Louis XIII en 1629 pour réclamer de meilleures rémunérations. Recouvrance avec Philippe Quantin ont tenu tête aux échevins de la ville qui les ont condamnés à une nuit en prison42. Despesches est à l’initiative, avec Quantin, d’un contrat de fondation d’un service perpétuel au couvent des Jacobins qui abritait la confrérie de saint Luc43. Les deux peintres sont surtout en concurrence et se considèrent comme des rivaux. En effet, à la mort de Florent Despesches, décédé des suites de la peste, son titre de gardien des peintures de l’hôtel de ville revient à Recouvrance. Ce dernier doit renoncer à cette charge en 1647, car il est souffrant et ne peut quitter son lit. Luc Despesches adresse alors une requête au conseil de la ville accusant Recouvrance d’avoir « capté » la charge de son défunt père. Luc Despesches, au chevet de ce dernier, était en quarantaine et donc n’avait pas pu se rendre à la chambre de la ville pour réclamer la charge qui selon ses dires devait lui revenir44. Leur rivalité s’exprime ici par la polarisation des parrainages.
La mise en évidence de ces communautés et le calcul de la centralité d’intermédiarité accentuent la dimension stratégique des compérages de Claude II Mugnier en se plaçant entre les deux sous‑communautés. Cette position a pu interpeller Jacques Huguenot qui quelques années plus tard choisit Mugnier pour compère.
Ce petit groupe de peintres a en commun d’avoir travaillé pour la ville, ils ont même parfois collaboré sur certains chantiers. Certains de leurs fils occupent toujours une place importante parmi les peintres rémunérés par la ville dans la seconde moitié du siècle45. Une enquête approfondie dans les registres paroissiaux permettrait de savoir s’ils continuent d’entretenir des relations de compérages. Cette composante forme alors une communauté à l’intérieur du métier non seulement par le compérage qui résulte de la formalisation de liens professionnels, mais aussi par sa capacité à monopoliser la commande municipale. Enfin, Philippe Quantin, appelé à devenir peintre ordinaire du gouverneur et investi dans la reconnaissance de son métier et Benoît Dubois, peintre de la ville et proche de Jean Godran font partie de ceux qui reçoivent, mais ils sont repoussés aux extrémités du graphe. En effet, ils sont les parrains respectifs d’un seul enfant de peintre, ce qui tend à montrer qu’ils ne cherchent pas à développer les relations avec leurs confrères. Les aspirations de ces peintres semblent se trouver ailleurs en ville.
Les peintres dans la ville
Avec sept demandes de parrainages, Bénigne Chenevet est celui dont le demi‑degré entrant est le plus élevé. Il est suivi de Luc Despesches qui est le parrain de huit enfants, cependant les deux demandes de son gendre Hugues Faulx ramènent son prestige de degré à sept. Puis se trouvent Éléonor de Recouvrance (6), Philippe Quantin (5), Jacques Gautheron (4). Il apparaît que les acteurs « prestigieux » observés à l’intérieur du métier de peintre ne sont pas les mêmes à l’échelle de la ville. Le « prestige » d’Éléonor de Recouvrance, de Pierre Nichon et de Pierre Despesches ne dépasse pas le cadre de leur métier. La popularité en ville de Jacques Gautheron et Philippe Quantin est l’inverse de celle à l’intérieur du métier. Seul Bénigne Chenevet et Luc Despesches sont à la fois « prestigieux » à l’intérieur et à l’extérieur de leur métier.
La majorité des demandes de parrainage émane de personnes extérieures au cercle familial. Cinq artistes sont concernés par le parrainage intrafamilial : Bénigne Chenevet (5) Luc Despesches (2), son fils Hugues (1), et André Sayve (1). Sur cet aspect, ceux qui choisissent des peintres semblent agir comme ces derniers. En revanche, le certain équilibre observé entre les compérages verticaux et horizontaux n’existe pas ici : 80% des demandes proviennent d’artisans. Les raisons qui ont poussé ces derniers à choisir des peintres ne sont pas connues à de rares exceptions, car en dehors du compérage, leurs noms ne se retrouvent pas dans les sources concernant les peintres. En effet sur les seize artisans concernés, un menuisier et un potier d’étain ont travaillé sur les chantiers des fêtes publiques, et un paumier et un maçon sont reliés par un contrat de rente constituée.
Les demandes de parrainages verticaux font intervenir uniquement des hommes de loi. À l’exception de Pierre et Zacharie Cardeur qui sont chacun parrains d’un seul enfant, les autres artistes Luc Despesches, Philippe Quantin, et Nicolas de Hoey profitent d’un prestige de degré supérieur à quatre46.Pour le premier, les deux hommes se connaissent depuis plusieurs années, le compère de Despesches est l’un des témoins de la rédaction de son contrat de mariage. Concernant Quantin et de Hoey, il existe une réciprocité dans le compérage qui témoignerait d’une proximité plus importante entre les hommes et viendrait ainsi nuancer la verticalité de leur relation. Ces demandes de parrainages témoignent indéniablement d’une autre forme de prestige pour ces peintres.
Ces peintres parrains jouissent d’une popularité dans la ville qui permet de les considérer comme l’élite de leur métier pour les plus « prestigieux ». Il s’agit maintenant d’interroger leur place, et celles des autres peintres, à l’intérieur du réseau. Le graphe obtenu montre une composante géante réunissant 211 personnes, entourée d’îlots qui concernent les 58 autres acteurs. Ainsi douze peintres, quatre vitriers, et un peintre‑vitrier agissent en dehors de cette composante. Un seul baptême est connu pour la grande majorité d’entre eux. De plus, ils sont parfois connus uniquement grâce à cette mention dans les registres paroissiaux. Toutefois, il faut signaler la présence de Charles Cardeur et ses trois fils. Arrivé au début du siècle, il est reçu maître‑peintre en 1607 et transmet son métier à ses enfants. Il est tentant de penser qu’un peintre nouvellement arrivé en ville chercherait le soutien des autres peintres à l’image de Gilles Béhurier, d’autant plus que ses fils vont exercer le même métier. Charles Cardeur demande bien à un peintre d’être le parrain de sa fille Désirée : Nicolas de Hoey. Issu d’une dynastie de peintres originaire de Leyde, Nicolas de Hoey est l’artiste le plus en vue de la ville depuis son arrivée à Dijon en 1564 jusqu’à son décès en 1611. Il faut signaler le portrait élogieux de ce dernier écrit par son ami le poète Étienne Tabourot, seul témoignage contemporain de la peinture à Dijon pour la période concernée. En étant ainsi isolé, le « prestige » de ces peintres et de leurs compères et commères dépend entièrement du nombre d’enfants parrainés et sa mesure se limite au seul calcul du demi‑degré intérieur. Nicolas de Hoey est celui dont le score (3) est le plus élevé.
La densité de cette composante géante est très faible (0,005). En attribuant une plage de degré aux nœuds afin de mettre en évidence les personnes les plus connectées de ce réseau, il apparaît sur le graphe ci‑dessus que seulement quarante‑deux personnes soit 19% de l’ensemble des membres ont au moins deux relations. Parmi elles, les peintres sont les plus nombreux, car ce sont les seuls pour lesquels l’ensemble des compérages est étudié. À l’intérieur de cette chaîne, le compérage entre peintres occupe une place plus importante que celle relevée précédemment. Seule une enquête beaucoup plus vaste sur les compérages de tous les acteurs permettrait de restituer d’autres relations. Les autres personnes présentes sont des artisans (19%), des hommes de loi (9,52%) et des nobles (9,52%) dont les noms, en bleu sur le graphe, ont déjà été cités.
La taille des nœuds est ici proportionnelle au prestige de degré calculé sur l’ensemble de la composante. La spatialisation choisie s’appuie sur un algorithme basé sur les forces de répulsion et d’attraction des nœuds, ainsi les personnes les moins connectées sont alors repoussées vers l’extérieur. Celles‑ci ne sont pas toujours celles dont le prestige de degré est le plus faible comme Éléonor de Recouvrance, le peintre le plus « prestigieux » à l’intérieur de son métier, ou encore Jacques Gautheron. D’ailleurs les personnes qui comptent le plus de relations, sans prendre en compte la direction des liens, ne sont pas non plus les plus « prestigieuses » à l’exception de Philippe Quantin et dans une moindre mesure Luc Despesches. Le graphe permet surtout de voir le faible nombre de liens indirects entre deux nœuds. Le diamètre, à savoir la distance maximale qui sépare deux nœuds, est de quatre : c’est le chemin qui relie Jacques Huguenot à la famille Pérard, mais la distance moyenne s’élève à 1,56. Aussi, les mesures de prestige de proximité n’apportent pas plus beaucoup plus d’informations par rapport à celles renseignées par le prestige de degré.
Peu de personnes peuvent alors jouer le rôle d’intermédiaire comme la couleur des nœuds l’indique sur le graphe. Ainsi, des résultats non nuls sont obtenus pour seulement six peintres. Bénigne Chenevet obtient le score le plus faible (2), car le peintre‑vitrier tire la majeure partie de son « prestige » par le biais des membres de sa famille qui n’appartiennent pas à cette composante. Claude II Mugnier qui est un intermédiaire intéressant à l’intérieur de son métier l’est beaucoup moins à l’échelle de la ville, et obtient un score (4) similaire à ceux de Pierre Nichon et Louis Rollin. Enfin, Philippe Quantin se démarque largement des autres avec un score plus élevé (9). Le peintre, déjà cité pour un usage massif du compérage vertical et sa volonté de s’intégrer à la société dijonnaise en se rapprochant de la famille de son épouse, a choisi les personnes les plus « prestigieuses » de cette composante qui appartiennent à l’élite de la ville. C’est certainement cela qui fait de Quantin un intermédiaire idéal aux yeux des plus intéressés. Sa position au sein du réseau, ajoutée au faible prestige de degrés à l’intérieur du métier, montre que l’éloignement vis‑à‑vis de se ses confrères est volontaire.
À l’échelle de la ville, les peintres agissent indépendamment les uns des autres. Le fait d’avoir des compères en commun n’entraîne pas un phénomène de cohésion de groupe. Seuls Claude Rouhet et Benoît Dubois, eux‑mêmes compères, ont en commun la famille Bouhier. La quasi‑absence de long chemin et le faible nombre d’intermédiaires montrent la non‑nécessité de s’adresser aux peintres les plus prestigieux pour atteindre sa cible. La polarisation des compérages autour de certains peintres qui suggérait une hiérarchie à l’intérieur du métier ne se retrouve pas ici. Cette idée est renforcée par le nombre important de peintres qui n’appartiennent pas à cette composante et qui parviennent pourtant à s’attirer les faveurs de l’élite robine de la ville, à l’instar du vitrier Claude Beaupoil dont les compères sont, ou appelés à devenir, Premier Président du parlement. La ville dans sa géographie pourrait également jouer un rôle indirect. En effet, le brassage observé à l’intérieur de ses murs et la densification de l’habitat installe une proximité physique entre les acteurs. L’étude des paroisses, voire des quartiers d’habitations des personnes permettrait d’établir une carte des compérages ainsi vérifier cette proposition. Le comportement des peintres est à l’image de leur métier depuis 1617 : libéré d’une structure hiérarchisée et seuls ceux travaillant régulièrement pour la ville tenteraient d’en récréer une autour de quelques figures.
L’exemple des peintres dijonnais illustre à nouveau les possibilités qu’offrent les registres paroissiaux dans la reconstitution des réseaux du passé. La faible proportion de compérages intrafamiliaux montre que ce lien apparaît par les peintres comme un véritable outil pour étendre leur réseau personnel. La méconnaissance d’une partie des acteurs, tant du côté des peintres que de celui de leurs compères, limite l’identification des motifs du choix du parrain. Le cas se produit notamment avec les couches inférieures de la société pour lesquelles seul un travail monographique sur chacun des individus concernés permettrait d’apporter certaines réponses. À l’exception des quelques noms rencontrés au cours des recherches et des rapprochements de métiers utiles aux peintres, les liens avec les artisans peuvent seulement illustrer une forme d’endogamie sociale.
Concernant les liens entre peintres, eux‑mêmes inégalement documentés, les possibilités d’interprétation sont plus importantes. Comme en Bretagne et dans le Bourbonnais, où le métier est libre, les liens entre peintres sont limités L’exemple dijonnais montre cependant que la présence d’une corporation n’entraîne pas toujours celle d’un esprit communautaire, puisque sa suppression, en 1617, ne modifie aucunement les habitudes des peintres. Les collaborations répétées sur les chantiers organisés par le conseil de la ville après 1629 ont en revanche fédéré un groupe d’une quinzaine d’individus.
L’application des méthodes de l’analyse des réseaux apporte un niveau de lecture supplémentaire aux relations entre ces peintres. L’identification des personnes « prestigieuses » a contribué à la mise en évidence d’une hiérarchie à l’intérieur du métier. Celle‑ci a pu être observée de près en calculant la modularité du graphe. La confrontation des résultats avec les témoignages archivistiques souligne certaines limites de l’algorithme. En revanche, la détermination de sous‑communauté offre l’opportunité d’envisager certaines dynamiques à l’intérieur de ce groupe. Sans ces mesures, Bénigne Chenevet n’aurait pas retenu l’attention alors qu’il apparaît pourtant comme un personnage important de sa communauté. La connaissance de la carrière de celui‑ci ne justifie pas sa popularité auprès des autres peintres‑vitriers. En revanche, Chenevet aspire à s’élever dans la société dijonnaise. Cette ascension sociale peut être considérée comme un facteur d’attraction.
L’étude des pratiques fait ressortir une préférence pour le compérage vertical avec des hommes de loi, à l’instar des peintres bretons et du bourbonnais. La forte stratification de la société dijonnaise les place au‑dessus des peintres, tout en étant plus accessibles que la noblesse. La dimension stratégique du compérage s’exprime ici et révèle la volonté d’ascension sociale de certains peintres. Cette dernière s’observe également dans le choix des témoins de la rédaction du contrat de mariage qui contrairement au nombre de compères n’est pas limité. Leur présence peut s’expliquer par une relation familiale, amicale, professionnelle ou de simple voisinage47. En comparant la composition des témoins de mariage et des compères, Philippe Quantin et Luc Despesches ou encore André Sayve apparaissent comme ceux qui s’entourent le plus de personnages de rang supérieur. Bénigne Chenevet se tourne vers ces personnes à l’occasion de son second mariage avec la fille d’un praticien et domestique du Premier Président du parlement.
Les résultats de ces alliances s’observent dès la génération suivante pour Philippe Quantin dont l’une des filles épouse un notaire. L’un des petits‑fils de Bénigne Chenevet devient quant à lui procureur. Concernant Luc Despesches, il s’inscrit dans la suite de son père Florent qui était déjà animé par la volonté de dépasser sa situation d’artisan puisque sa fille épouse un contrôleur du charroi de l’artillerie de France et son autre fils se marie en secondes noces avec la mère du chef de fourrière du prince de Condé. Arrivée à Dijon à la fin du XVIe siècle, encore dominée par de vieilles dynasties, la famille Despesches a su s’imposer à l’intérieur du métier en occupant les charges les plus prestigieuses, mais également grâce des alliances matrimoniales lui permettant de fonder une nouvelle, et désormais seule, dynastie de peintres à Dijon.
La question de l’ascension sociale est alors aussi celle de la reconnaissance sociale d’un métier qui est plus prégnante chez les peintres que les vitriers. Considérés comme des artisans polyvalents, une partie des peintres de tableaux cherchent à s’affirmer à un moment où l’on accorde de l’importance aux images. L’historiographie a retenu les noms des peintres parrains les plus « prestigieux » : Quantin, de Hoey, Despesches et Recouvrance. De plus que ce sont les rares artistes dont une partie des œuvres sont conservées48. Le succès d’un artiste ne peut se mesurer à ces seules relations, mais ces dernières restent importantes.
La méconnaissance des commanditaires particuliers ne permet que dans de rares cas de mesurer l’incidence du compérage sur les carrières. La notion de clientélisme, associée au compérage avec la haute aristocratie et la noblesse, reste majoritairement à l’état d’hypothèse. L’exemple de Philippe Quantin et la famille Bouhier est la seule relation documentée sur plusieurs années qui témoigne des réciprocités existantes entre le commanditaire et l’artiste qu’il a choisi. Le compérage semble cependant pouvoir s’inscrire dans les pratiques de la commande
La mise en réseau des acteurs récurrents et le calcul de l’intermédiarité a permis d’interroger autrement la présence d’un esprit communautaire ainsi que les stratégies personnelles mises en œuvre par les peintres. Concernant Philippe Quantin, qui occupe une place particulière, cela éclaire un peu plus sa volonté de s’intégrer à la société dijonnaise et de s’élever socialement. Si l’aplanissement des relations empêche de suivre les trajectoires personnelles, l’interrogation du collectif apporte néanmoins des réponses sur les individus.