Le design urbain, une nouvelle forme de violence banalisée ? Étude des dispositifs « anti-SDF » comme impensé hostile

DOI : 10.48649/pshs.305

Abstract

Pour cet article, nous proposons de réfléchir à la notion délicate de banalité en nous intéressant aux « mobiliers anti-SDF », que nous préférons désigner sous la terminologie de « dispositifs de design urbain hostile » comme matrice et fondement d’une forme de violence banale et banalisée. Pour cela, nous aimerions faire l’hypothèse que l’objet urbain comme processus de design serait corrompu, qu’il serait détourné de son utilité première, comme possibilité d’outil conviviale et solidaire pour apparaître aussi sous la forme d’un dispositif sécuritaire, voire disciplinaire. Pour mener à bien cette réflexion, nous allons questionner la notion polysémique de fonction en tentant de l’explorer comme système de signes complexes et considérer la chose « fonctionnelle » en dépassant le simple domaine circonscrit de son usage. À l’aide d’une étude de cas pratique et de photos, nous observerons que désormais le design urbain peut également être punitif en infligeant une punition corporelle et humiliante à celui qui ne respecterait pas les consignes, règles et normes de la pratique collective de l’espace public. Pour finir, nous ferons un rapprochement entre la personne vivant à la rue, considérée comme indésirable, et la notion de « mort sociale » comme subjectivité déconsidérée et exclue du groupe social et de la ville. Les objets qui composent la ville ne sont pas neutres à l’image du design urbain comme conception politique de l’espace public dont les conséquences peuvent s’apparenter à un acte de violence, pourtant minimisé par l’impensé de la pratique de design.

Index

Mots-clés

dispositif, design urbain, sans-abrisme, espace public, systèmes de signes

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Dans cette immensité du monde des objets qui nous est proposé quotidiennement, un domaine et une activité de design nous intéressent tout particulièrement et s’orientent vers la production d’artefacts que nous pourrions qualifier de défense, de protection ou de sécurité, dans un environnement spécifiquement urbain : nous souhaitons pour cet article focaliser notre attention sur le design urbain en nous posant la question de sa forme et de sa fonction, mais surtout de sa compréhension dans la quotidienneté de la ville et de son héritage comme signification et système de signes. Cette branche spécifique du design se donne à voir telle une sorte d’« ingénierie comportementale » où l’objet de design devient une sorte de discipline dans la discipline en générant des effets de pouvoir et de contrôle sur les espaces urbains. Cette caractéristique est d’autant plus prégnante que beaucoup de ses domaines d’actions sont dorénavant très proches de la « prévention situationnelle », qui n’est autre que la traduction formalisée de méthodes orientées vers la prise en compte du risque, du danger et de la sécurité dans l’aménagement de l’espace urbain et du territoire. Toutefois, il ne s’agit pas de protéger la population contre des accidents d’ordre matériel, industriel ou climatique, mais contre des problématiques sociales réunies sous la terminologie de « troubles à l’ordre public » comme autant de possibles comportements et dérives d’autrui. Ainsi, l’autre se transforme en menace contre laquelle il faut dorénavant se protéger (Bauman, 2007), et ceci, quoi qu’il en coûte.

Au paroxysme de cette idéologie sécuritaire urbaine, le label Secured by design 1 (SbD), une orientation très spécifique de la prévention situationnelle, dont l’une des volontés premières est de combattre le crime par le design – design out crime 2. Celle-ci est renforcée par la création de techniques environnementales nouvelles désignées par l’acronyme CPTED3 pour Crime prevention throught environmental design, que l’on peut traduire littéralement par « la prévention du crime par la conception environnementale ». Ces méthodes et procédures de conception des espaces publics proviennent directement de la psychologie et de la criminologie nord-américaine et des services de police britannique, où le design intervient comme continuité structurelle et logique de diffusion de ces différents champs de recherches et d’actions. La politique interventionniste propre à cette discipline promeut une intervention sur l’environnement urbain le plus en amont possible pour dissuader les potentiel·les auteur·es d’une infraction ou d’un délit de commettre un acte de malveillance ou d’incivilité, tout en mettant en place les moyens nécessaires pour épargner les victimes éventuelles. La rue doit être assez dissuasive tout en minimisant le sentiment d’insécurité et en laissant la possibilité de s’échapper en cas de danger imminent : on « lisse » la ville de toutes ses aspérités et anomalies potentielles ou avérées. Répondre aux défis de l’insécurité contemporaine dans les lieux et espaces de la vie publique et quotidienne tout en veillant à une certaine continuité de « tranquillité publique » et de « maintien de l’ordre », revient désormais à mobiliser des institutions jusque-là extérieures à la production et à la fabrique de la ville, notamment en faisant directement appel à la police dans les futurs plans de l’espace public et la conception du mobilier urbain.

Pour cet article, nous proposons de réfléchir à la notion délicate de banalité en nous intéressant aux « mobiliers anti-SDF », que nous préférons désigner sous la terminologie de « dispositifs de design urbain hostile » comme matrice et fondement d’une forme de violence banale et banalisée. La question est complexe et demande de s’intéresser aux sources qui seraient à l’origine de cette violence (et du sentiment d’insécurité qui l’accompagne) en se demandant : contre quoi – ou contre qui – se protège-t-on ? Car s’il existe effectivement une violence sociale et « expérientielle » qui est celle de voir des êtres humains privés de certains droits et d’être obligés de dormir dans la rue, il existe aussi une violence matérielle et « fonctionnelle », qui se matérialise de manière très concrète par la présence de ce design urbain inhumain dans les rues et autres interstices ou plis de l’espace public. La question liminaire que nous aimerions nous poser est de savoir si ces dispositifs de design urbain luttent contre la criminalité ou ne font-ils que produire encore et toujours plus de marginalité. Une première réponse à cela est la distinction très intéressante entre d’un côté une « gestion sociale du sans-abrisme » et d’un autre côté une « gestion sécuritaire de la marginalité » (Besozzi, 2021) : la première peut être vue comme un dispositif plutôt positif qui permet d’accompagner, d’aider, d’orienter et d’assister ces personnes (une proposition de ville solidaire) quand la seconde – qui va nous intéresser ici – serait plutôt son versant négatif permettant de trier, de catégoriser, d’organiser et de hiérarchiser la vie microsociale intraurbaine (une proposition de ville dissuasive (Terrolle, 2004, p. 116-117 et 143-157).

Le design urbain a un nouveau rôle dans la ville, celui de prévenir la criminalité, la délinquance, l’incivilité, mais aussi tout ce qui se rapproche de près ou de loin à un comportement jugé « anormal ». La peur et la méfiance vis-à-vis de l’autre semblent avoir pris une telle place dans notre quotidienneté qu’on ne réalise plus à quel point l’une et l’autre conditionnent, organisent et régulent dorénavant nos vies (Agier, 2022). Cette observation d’autrui en arrive à un niveau critique où les discours sur la sécurité – ou l’insécurité – nous font croire qu’une personne sans ressource et qui n’aurait d’autre choix que de vivre dans la rue, serait une menace, du simple fait de sa condition sociale et de son apparence différente, marginale, déviante ou « alarmante » (Goffman, 1973) et mériterait ainsi un traitement inégalitaire, hostile et violent. Cette violence, dans une pluralité de situations et de manifestations du pouvoir, s’est tellement normalisée et banalisée qu’il apparaît dorénavant normal et justifié – pour certain·es – de voir des hommes, des femmes et des enfants dormir dans les rues.

De ce constat, il ne nous semble pas si incongru ou surinterprété de dire que nous assistons à une nouvelle forme de « banalité du mal » (Arendt, 1963), c’est-à-dire que le mal – comme problème de philosophie morale (Arendt, 2024) – ne réside pas uniquement dans l’extraordinaire de ses manifestations et de ses représentations, mais trouve également une existence dans les petites choses tout à fait banales de la quotidienneté de la vie. Ainsi, la « banalité » n’est pas la « banalisation » : si nous assistons bel et bien à une banalisation de ces dispositifs (dans le sens où ce sont des objets urbains dorénavant communs), nous pensons également que nous sommes face aussi à leur mode d’existence comme banalité quant à leurs effets, leurs incidences et leurs conséquences sur la vie des personnes visées ; et cette banalité revient à minimiser l’acte même du mal dans sa production, dans son élaboration et dans sa réception. Cette théorie sur le mal ne cherche pas ses racines dans la nature de l’homme, mais plutôt dans l’absence de pensée, soit dans l’impensé : « Le pire mal n’est pas radical, il n’a pas de racines, et parce qu’il n’a pas de racines, il n’a pas de limites ; il peut atteindre des extrêmes impensables et se répandre dans le monde entier » (Arendt, 2024, p. 64). Ces mots et ces comparaisons sont forts, mais nous pensons qu’à travers ce design qui prolifère de plus en plus au sein des villes sous des dispositifs de plus en plus ingénieux et discrets, c’est une énième étape qui est franchie dans la trajectoire biopolitique4 qui n’est que le reflet d’une certaine forme de nihilisme social, de destruction du social et d’anéantissement d’un certain registre d’écologie sociale et relationnelle.

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Fig. 1. Photo personnelle prise le 24 juillet 2023 à Paris illustrant la performativité du corps « indésirable » par la présence du dispositif de design hostile comme forme de violence banalisée.

Dans ce contexte social et urbain particulier, nous aimerions proposer une relecture du processus créatif de design comme acte préjudiciable et impensé violent et hostile envers des subjectivités et des populations vulnérables, fragiles et précaires pourtant rejetées dans, et exclues de l’espace public. Nous souhaitons questionner la conception environnementale urbaine dans le cadre d’une instrumentalisation du design détourné de ces enjeux solidaires pour n’apparaître que comme manifestation et exigence sécuritaire dans le seul but de chasser toute forme de déviance ou d’anormalité comme une vision unique à la sécurité (Foucault, 2004b). L’ingéniosité créative quant à la production et à l’installation de ces dispositifs de design donne l’impression qu’ils se fondent de plus en plus « naturellement » dans le paysage urbain, à un point tel qu’ils deviennent presque des éléments « paysagers » ou « esthétiques » dans la fabrique de la ville et de l’environnement urbain. Banaliser ces dispositifs violents, revient à banaliser une violence quotidienne de proximité, située et dorénavant ordinaire. Ce design urbain permet une production signifiante de la ville comme spatialité inhospitalière, voire résolument hostile. La débanalisation de ce design passe, selon nous, par la nécessité d’une théorisation, par l’attention critique et la mise en débat d’une violence banale répondant à des imaginaires, des présupposés et des préjugés délétères et pernicieux banalisés. Si ces dispositifs ont depuis longtemps une existence matérielle et technique, nous nous sommes engagés à leur donner une réelle existence théorique et symbolique. Une recherche sur le design urbain comme récit de vie et expérience quotidienne de proximité (une mise en récit de la ville) semble nécessaire pour lutter contre ce qui semble être une vision unique et exclusive – et donc excluante – de la ville et de l’espace public en mettant en lumière la diversité et la complexité des réalités et des significations symboliques que véhiculent ces objets de design. Ce que nous souhaitons questionner à travers cet article, c’est une forme d’inhospitalité incontrôlée par un travail sensible et critique du design urbain. Nous allons tenter ici d’en dégager quelques pistes par un travail analytique de photos et de situations concrètes.

De l’objet corrompu…

Serions-nous « aveugle[s] face à l’apocalypse » (Anders, 2002, p. 317) ? C’est ce que se demandait déjà le philosophe Günther Anders en 1956, lorsqu’il abordait la problématique d’« une théorie de la connaissance morale » dans le tome 1 de son ouvrage, L’obsolescence de l’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, et qu’il évoquait l’éventualité d’une fin face aux avancées du progrès technique. La question andersienne est la suivante : doit-on s’intéresser aux choses sur lesquelles nous n’avons que très peu, voire aucune emprise et possibilité d’agir, de pouvoir, d’action et de transformation ? Quel est notre rapport moral et éthique à la technique, aux objets techniques et à la technicité ? Il écrit :

Cela signifie que c’est la situation morale dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis d’un objet qui décide du fait que nous comprenons ou ne comprenons pas cet objet (une affaire, une situation) ; que notre lucidité ou notre aveuglement dépendent du fait que l’objet nous « concerne » ou non ; que nous ne cernons que ce qui nous concerne. […] En fin de compte, nous ne disposons d’aucun critère éprouvé pour trancher entre ce qui nous concerne et ce qui ne nous concerne pas. En outre, d’innombrables choses ne nous intéressent pas subjectivement, alors même qu’elles nous concernent ou devraient nous concerner « personnellement ». […] Nous n’avons pas la chance, nous n’avons pas la liberté de les considérer comme des affaires qui « nous concernent » (Anders, 2002, p. 317)5.

Outre le fait, comme le mentionne Anders, qu’on puisse se sentir ou non concerné·e moralement devant certains objets – ou certains événements6 –, il est à noter aussi leur réception et leur compréhension qui, selon nous, joue un rôle très important dans leur processus d’intelligibilité. En effet, pourquoi se sentir intimement concerné·e face à un objet que nous ne comprenons pas, et pourquoi même se donner la peine d’essayer de le comprendre ? De plus, si l’on ne comprend pas une chose, il peut être tout à fait légitime de partir du principe que celle-ci ne nous concerne finalement pas directement, qu’elle ne nous est pas dédiée ou qu’elle n’a pas été pensée dans l’optique que nous en fassions usage. Il y a une multitude d’objets à finalité plus ou moins technique, plus ou moins sociale, imaginés et produits pour répondre à des services ou à des fonctions très précises – tellement précises qu’ils ne sont finalement utilisés que par une part infime de personnes, un petit groupe d’utilisateurs ou d’utilisatrices expert·es ou choisi·es, et restent hors d’usage pour une grande partie de la population, ou lors de situations extrêmement déterminées, lui donnant un statut particulier. Donc, si des catégories d’objets se donnent à lire aisément et de façon limpide grâce à leur forme ou leur fonction clairement définies et facilement compréhensibles ou identifiables, d’autres en revanche sont plus complexes et demandent une plus grande attention, des explications plus précises, des qualités plus appliquées ou une expertise plus affinée pour percer leur subtilité. Or, au-delà de cette question de la forme et de la fonction (de la bonne forme comme réponse à une fonction), il semble se dessiner une autre option complémentaire, qui serait la conséquence ou la répercussion de certains objets, à plus ou moins long terme, dans ce qui pourrait être, comme le nomme le philosophe Vilém Flusser, l’« histoire des modes de fabrication liée à l’histoire de l’humanité » (Flusser, 2002, p. 70) ; des objets qui seraient tellement marqués d’une certaine force symbolique ou sémantique qu’ils auraient le pouvoir de déterminer de nouvelles règles fondamentales quant aux rapports sociaux que nous entretenons les un·es avec les autres, pour celles et ceux qui ont connaissance de leur existence.

S’il est indéniable que le progrès – scientifique ou technique – a grandement participé au recul énigmatique du monde durant une longue période, il nous semble pourtant aujourd’hui légitime de se poser la question inverse, à savoir s’il ne participerait pas à le rendre plus obscur, plus opaque, moins accessible, moins compréhensible. Peut-être que si nous avons tant de mal à comprendre certaines catégories ou familles d’objets actuels, c’est que ces dernières ont subi un changement profond de sens et de fonction, à tel point que certains objets seraient dorénavant profondément corrompus. Cette dernière variété pourrait s’apparenter à un détournement (ou dénaturation) de fonction primaire où celle-ci se verrait dévoyée pour servir d’autres fins que celles pour lesquelles elle a été pensée. Ces considérations ne sont pas nouvelles et résonnent évidemment avec la théorie de l’outil convivial développée par le philosophe Ivan Illich qui s’interrogeait sur le moment critique où justement l’objet d’usage universel et commun se mue en autre chose, qui tient de « l’erreur à ce recours immodéré à un nouvel outil, convivial par essence, mais dont la fonction est dénaturée par une fausse extension de son champ d’action » (Illich, 1973, p. 46), modifiant de manière radicale le sens de l’objet et sa fonction : d’outil, il devient dispositif (Foucault, 2001, p. 299).

Cette désorientation est d’autant plus intéressante si l’on en vient à réfléchir de manière très précise sur l’objet et sur son processus de création et de production, puis sur sa réception et son utilisation. Pour cela, il nous semble nécessaire de mobiliser la notion de design et de nous intéresser à la distinction proposée par la théoricienne du design Claudia Mareis entre « théories du design » et « théories des objets de design ». Elle écrit :

D’un point de vue sémantique, cette double signification [en se référant au mot design en anglais qui est tout à la fois un substantif et un verbe] renvoie à deux niveaux différents : d’une part, le processus préparatoire, et en particulier la conception des formes esthétiques (le processus de design), durant lequel les choses sont planifiées, conçues et façonnées ; d’autre part les objets et services qui en résultent (le design de la chose), généralement conçus et façonnés dans une intention particulière. Les théories du design font également référence à la double signification du concept lorsqu’elles font la distinction entre les théories du design et les théories des objets du design. Elles s’intéressent à la production d’idées, à la conception, à la mise en forme et à l’utilisation d’outils et des processus qui y sont attachés ; les théories des objets du design examinent quant à elles les produits dans leur utilisation quotidienne ou dans leur réception symbolique, esthétique, économique – ainsi que l’histoire de leur impact (Mareis, 2023, p. 59-60).

Le design peut dès lors se concevoir selon deux registres, l’un qui insiste sur la phase de projet, création, production et l’autre qui se focalise sur l’objet comme artefact autonome qui évolue dans un environnement social. Le philosophe Vincent Beaubois explique que l’objet peut se comprendre selon deux phases distinctes, d’un côté l’objet-désigné et d’un autre côté l’objet-désignant : « si l’objet de série est appréhendé comme un objet-désigné, littéralement produit par le design, le prototype se manifeste d’abord comme un objet-désignant » (Beaubois, 2022, p. 9). Beaubois nous met ici face à deux étapes du projet, celle prototypale « ce par quoi la conception passe, prend forme, s’éprouve pour le designer, le médium par lequel des hypothèses de conception sont testées, validées ou refondues […], l’autre comme forme close, achevée, prête à l’emploi » (Beaubois, 2022, p. 9). À partir de cette matrice générale, le produit de la pensée créatrice résulte alors d’intentions d’usages, « synonyme d’une production d’“objets-solutions” » (Beaubois, 2022, p. 11). Mais avant de parler de solution, tentons de trouver la source du problème.

… à la fonction comme source de violence

La réflexion que nous proposons s’appuie sur un travail de terrain7 et d’entretiens, élaborés lors d’une thèse8, essentielle pour comprendre les aménagements inhospitaliers et les dispositifs hostiles à Paris. Toutefois, celle-ci a pris une tout autre tournure critique et interprétative lorsque nous avons lu, dans un document officiel produit par la Ville de Paris, Paris, Manifeste pour la beauté – les objets, dans un encadré intitulé « Conception inclusive du mobilier », que :

La seule réponse valable en faveur des personnes contraintes de vivre à la rue est une prise en charge sociale et un accompagnement vers un hébergement ou un logement.
La Ville travaille donc avec la Fondation Abbé Pierre, dans le cadre de la Déclaration des Droits des personnes sans abri, qui lui signale des installations ou du mobilier « anti-sdf ». Chaque fois qu’un mobilier municipal pouvant s’apparenter à une installation « anti-sdf » est découvert, la Ville diligente une enquête pour identifier la date d’installation et la fonction exacte du mobilier en question. Dans certains cas, il s’agit de dispositifs de sécurité qui ont lieu d’être. Dès lors que le mobilier n’a pas de justification valable, il est immédiatement retiré.
Dans l’essentiel des cas, la Ville de Paris ne peut pas intervenir, car celui-ci se trouve alors sur le domaine privé et a été installé à l’initiative même du propriétaire du lieu. La Ville de Paris n’a alors pas de pouvoir de contrainte à l’égard du propriétaire en question. Elle l’alerte toutefois sur l’absence de justification de ce mobilier. De plus, la Ville de Paris n’accorde aucun permis de construire qui comporterait la volonté affichée ou induite de mettre en place ce type de dispositifs « anti-sdf » et ne cautionne pas ce type de pratique.
La mobilisation de plusieurs associations et Parisiens sur le sujet permet, par ailleurs, de mettre en lumière les pratiques de certaines entreprises ou marques, pour les amener à cesser l’installation de mobiliers anti-sdf et à retirer les mobiliers déjà en place9.

Ces quelques lignes résument à elles seules toute l’ampleur du phénomène et du problème, mais surtout une certaine hypocrisie et inaction qui l’accompagne. La Ville de Paris se justifie et s’innocente de la présence de tel « mobilier » argumentant que dans la plupart des cas ces dispositifs se trouvent dans le domaine privé, installé à l’initiative des propriétaires, n’ayant alors aucun pouvoir décisionnaire quant à leur suppression. Or, si cela est vrai pour certains, il s’avère que certains autres posent de nombreuses questions quant à leur propriété juridique. Mais l’argument que nous trouvons le plus fallacieux et irrecevable de ces quelques lignes est celui qui dit que la ville procède à des enquêtes pour identifier la « fonction exacte de tel mobilier », qui bien souvent serait des « dispositifs de sécurité », et que dans le cas contraire, ils sont « immédiatement retirés ». L’argument de la fonction est très clairement le problème majeur qui accompagne ces multiples dispositifs, car il ne sera jamais verbalisé dans les discours qu’ils sont installés pour empêcher la venue de populations flottantes, mais justement qu’ils sont là pour sécuriser le lieu, voire pour l’embellir (Fleury et Froment-Meurice, 2014, p. 67-79). En fait, la ville s’intéresse à ces objets uniquement lorsque l’un d’eux « s’apparente à une installation “anti-sdf” », mais toute la complexité et la gravité de ce phénomène se trouvent justement sur ce point précis, car cette typologie de « mobilier » est loin d’être unique et former une unité dans sa formulation et sa conception10.

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Fig.2. Photo personnelle prise le 22 avril 2023 à Paris illustrant le dévoiement de la fonction et le détournement d’usage de l’objet de design urbain.

Comment juger de manière objective et fonctionnelle si telle installation est un dispositif anti-SDF ou un dispositif de sécurité ? D’ailleurs, quelle différence entre ces deux orientations et qu’est-ce qui les définit ? Peut-on même se positionner avec certitude pour l’une ou l’autre possibilité ? Un dispositif de sécurité ne pourrait-il pas aussi être un dispositif anti-installation de personnes sans domicile fixe ? On voit très vite les limites d’une telle catégorisation par la simple fonction (et la non-définition du terme fonction), et c’est pour cette raison que la notion de « fonction exacte » mobilisée par la Ville de Paris nous semble vide de sens et sans consistance théorique ou pratique, car elle fait l’impasse sur les lectures de second ordre que tout objet véhicule, qui ne se contente plus de se focaliser sur la fonction primaire et matérielle dans la pratique partagée et commune, mais s’attelle à aller chercher du côté des fonctions économiques, symboliques, politiques, esthétiques. En effet, un même objet ne pourrait-il pas, ou n’aurait-il pas par essence plusieurs fonctions ? Aussi, ne serait-il pas conditionné à se moduler en fonction des situations, des cultures et des moments de l’histoire dans lesquels ce dernier est analysé ? L’intentionnalité seule ne suffit pas pour dire avec précision la fonction de ces propositions matérielles, car si leur fonction primaire était peut-être de sécuriser un territoire ou une zone encline à certains débordements ou conduites jugées insécurisantes, seule l’analyse des usages et des pratiques empêchées pourrait apporter quelques possibles réponses. Et comment répondre à cette injonction fonctionnelle avec certitude quand nous-mêmes nous ne sommes pas directement visé·es par de tels dispositifs ? Finalement, qui de mieux placé·es que celles et ceux contre qui ces dispositifs sont installés pour répondre à cette question et exprimer ou raconter leurs expériences et leur réalité de terrain et en situation au quotidien ? Nous sommes-là au cœur même de ce que désignait le philosophe Gilbert Simondon par « mode d’existence des objets techniques » (Simondon, 1958), c’est-à-dire qu’au-delà de leur matérialité comme déterminisme technique et fonctionnel, tout artefact est pris dans un réseau et dans un ensemble de mécanismes et de structures extrêmement complexes et multifactorielles traduisant notre relation profondément ambivalente à tout objet :

L’apport de la sociologie critique montre clairement que certaines facettes des choses que l’on peut considérer comme « fonctionnelle » dépassent le domaine circonscrit de leur usage. Les objets de design sont toujours porteurs et médiateurs de signification symbolique et, en ce sens, ils fonctionnent comme des agents de distinctions et d’identifications sociales (Mareis, 2023, p. 124).

Tout objet – d’autant plus quand ce dernier se trouve dans l’espace public – a donc sa vie, son existence et sa réalité technique et matérielle, mais aussi, et surtout sociale et symbolique : tout objet est toujours-déjà relationnel, c’est-à-dire qu’il est toujours relation avec quelqu’un ou quelque chose et déjà en relation avec d’autres objets et d’autres individus de son environnement plus ou moins proche. Dès lors, sa forme produit du sens à l’image d’une caractérisation très forte des types de fonctionnalités qu’il véhicule. Les origines du problème sont, selon nous, à chercher bien ailleurs : cibler la « dangerosité » potentielle des personnes qui dorment à la rue comme paradigme lié à ce groupe pose cette population au cœur de l’insécurité urbaine comme unique – ou principal – agent problématique au sein de l’espace public. On a essentialisé ces personnes et fait d’une exception la règle et de cette règle on a créé un modèle : la vision hégémonique (pour celles et ceux qui ne seraient pas sensibilisé·es à ces problématiques) qui accompagne et structure les « SDF11» comme condition sociale est éminemment source de violence et d’exclusion, car on en vient à ne plus voir ces êtres humains autrement que ce par quoi ils sont catégorisés et définis, c’est-à-dire des gens à la rue ; des gens de la rue. Ils et elles renvoient à une catégorie sociale à part et différente de la norme et de l’ensemble, ce qui tend à les rendre marginales, et donc indésirables. Il semblerait qu’en plus de leur assigner une position sociale on les assigne à une position spatiale (Cresswell, 1996). On a chosifié ces individus à un point tel que dorénavant l’indésirabilité prend le dessus sur l’humanité ; ce design urbain ne faisant que participer, à grande échelle, à ce processus de réification dont ils et elles sont victimes.

Se focaliser sur la fonction exacte et unique de l’objet de design urbain nous semble donc réducteur et basé sur une simplification formelle de cette discipline. L’acte créatif de design est déjà pensé comme contrainte et comme stratégie de dissuasion avant d’être un geste libre : la forme (dessin) est dictée par sa fonction (dessein) sécuritaire et non plus par la possibilité créative, récréative et réappropriative imaginée dans le futur objet. L’outil convivial d’Illich est dès lors porteur de questions très intéressantes quant à la discipline de design et oblige à se demander si, finalement, l’idée de dispositif ne serait pas, elle aussi, toujours-déjà intégrée dans le mobilier urbain, nous obligeant à parler de dispositif et non simplement de mobilier. Dans ces conditions, de nombreux objets qui « meublent » l’espace public et la rue s’apparenteraient à des possibilités constitutives et productives de la gouvernementalité.

Une microphysique du pouvoir : le dispositif de design urbain punitif

Le concept de gouvernementalité, théorisé par Michel Foucault, peut se comprendre comme la rationalité propre au gouvernement de la population. Elle se formalise dans des discours qui se concrétisent par des dispositifs ; la gouvernementalité est à la fois un lieu de pouvoir institutionnel et un lieu de pouvoir architectural. Les institutions, dont l’appareil d’État est la représentation suprême, se servent de la ville (design, aménagement spatial, urbanisme) pour manifester et produire du pouvoir, leur pouvoir. La finalité de la gouvernementalité serait de disposer à la fois de la matérialité et de la socialité, c’est-à-dire des individus et des choses dans une volonté relationnelle permettant de conduire au mieux aux objectifs les plus acceptables possibles que la biopolitique (la politique du vivant) s’est donnés à atteindre : le bien-être social, moral, physique, hygiénique, sécuritaire. Finalement, il faut voir la gouvernementalité comme le résultat et la somme d’une multitude de dispositifs transformés en « technologies de pouvoir » tel qu’énoncé par Foucault, dans le sens où le pouvoir a besoin de produire un espace très spécifique ; de produire son espace « propre » (dans sa double signification, qui lui appartient et qui est salubre) : le pouvoir produit un espace de pouvoir et la gouvernementalité en est la réalisation et l’aboutissement. Cependant, si le design urbain est un dispositif sécuritaire, il peut aussi se faire disciplinaire selon une tout autre inscription corporelle et normalisatrice : « ne pas surveiller et punir quand même ».

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Fig.3. Photo personnelle prise le 8 mai 2022 à Paris où l’on peut observer une discrète installation métallique à l’entrée de ce parking souterrain.

Pour expliciter ce point, prenons une situation concrète. La photo ci-dessus montre l’entrée d’un parking souterrain, en retrait de la rue, sur laquelle nous pouvons observer une discrète installation métallique. Si de jour cette installation est plutôt visible, c’est la nuit qu’elle dévoile tout son potentiel répressif. L’ingéniosité de ce dispositif réside dans sa productivité, il produit exactement l’action escomptée, c’est-à-dire de ne pas utiliser ce recoin comme urinoir informel. Nous sommes là exactement dans ce fameux couple savoir/pouvoir foucaldien : comme nous savons que les coins ou localités de ce type en retrait de la rue et à l’abri des regards ont souvent pour fonction secondaire de servir d’urinoir informel, alors nous pouvons intervenir et agir pour endiguer ce comportement sale et dégradant. Dans cette situation, si par malheur une personne se sert de cette spatialité pour uriner, la pente – transformée en rigole – va avoir pour effet immédiat de tout faire couler sur les jambes et les pieds. Cependant, et bien que cette conduite soit tout à fait préjudiciable pour celles et ceux qui en sont témoins ou que cette situation peut prêter à sourire pour celui qui se sera fait piéger, elle cache en réalité une violence sociale et psychologique non négligeable, selon nous, pour les personnes vivant à la rue et ne pouvant pas jouir et profiter de lieux d’hygiène privés et intimes ou d’habits de rechange propres et secs. En effet, on ne peut comparer les conséquences et répercussions sur la subjectivité des personnes piégées et punies par de tels dispositifs : si cela peut, pour des individus qui ont un domicile ne pas paraître grave (voire la conséquence normale de leur acte) et n’être qu’un mauvais souvenir après une douche et un passage des habits à la machine à laver, cela devient un triste quotidien sans fin effective pour des individus déjà fortement marginalisés et en proie à un imaginaire négatif, dévalorisé et plein de préjugés, les plongeant encore plus dans l’exclusion sociale et la violence ordinaire.

Il existe d’autres dispositifs préventifs et de sécurité, comme les dispositifs sonores ou lumineux à détection de mouvements (d’ailleurs présent sur la photo), mais là, le choix s’est porté sur ce dispositif de design très particulier comme complément à la lumière, demandant très peu de technicité, pourtant aux effets optimaux12. La violence est dans cette situation totale : la personne sans domicile piégée aura avec elle la conscience de s’être fait avoir (Butler, 2022), elle aura cette désagréable impression d’être sale et de se sentir souillée. Il n’est pas rare que celles et ceux qui vivent dans la rue dégagent, souvent bien malgré eux et elles, un capital symbolique négatif, et le pouvoir de ce dispositif ne fait que renforcer cette vision dégradante de ces personnes. Imaginons qu’une d’elles veuille par la suite aller mendier dans le métro (ou simplement s’y asseoir pour se reposer), on peut tout à fait imaginer que si cette dernière traîne avec elle des odeurs d’urine, les gens se méfieront, s’écarteront, ne la regarderont ou ne l’écouteront même pas13. La punition imposée par ce dispositif ne fait que rabaisser et isoler la personne piégée et détruire dans sa subjectivité la plus profonde toute once d’humanité pour ne donner à voir que ce que le pouvoir veut que l’on voie, l’indésirabilité du sans-abri et non plus l’être humain en souffrance. Quand le piège se referme, il est déjà trop tard. Ce dispositif s’inscrit dans l’art des effets de la punition tel que décrit par Foucault dans Surveiller et punir. Plus spécifiquement encore, selon une « pénalité calculée », qui veut que «  d’après ses propres effets, l’exemple doit renvoyer au crime, mais de la manière la plus discrète possible, indiquer l’intervention du pouvoir mais avec la plus grande économie, et dans le cas idéal empêcher toute réapparition ultérieure de l’un et de l’autre » (Foucault, 1975, p. 111), c’est-à-dire du criminel et du crime, ou dans notre cas, celui de l’incivil et de l’incivilité, du déviant et de la déviance14.

Nous sommes exactement dans ce que Foucault écrivait concernant la punition, c’est-à-dire que le système punitif produit par ce dispositif doit servir de discipline, c’est une punition disciplinaire. Et cela va même plus loin dans la punition, qui ressemble dorénavant plus à une conformité de la peine : « On voit poindre en même temps que la nécessité de classification parallèle des crimes et des châtiments, la nécessité d’une individualisation des peines, conforme aux caractères singuliers de chaque criminel » (Foucault, 1975, p. 117), écrit encore Foucault. Dès lors, la punition doit correspondre à l’acte – le sale sera sali –, il doit avec lui transporter les marques et les stigmates de sa peine, c’est une sanction punitive15 et humiliante qui s’inscrit dans l’intimité de l’être et se dévoile à la vue et dorénavant à l’odeur du public. C’est même une triple punition qui est selon nous infligée : le système punit économiquement la personne puisque sa mendicité en sera obligatoirement ébranlée ; ensuite le système punit socialement par isolement et rejet du reste de la collectivité et du groupe social ; enfin le système punit psychologiquement renvoyant à elle-même une image dégradante de soi. C’est une violence banale et banalisée qui chasse des interstices et positionne la personne à la rue indésirable au centre de l’espace public, et c’est une violence qui chasse de l’espace social et positionne la personne à la rue indésirable dans le vide de la ville. Ces êtres humains sont vus, sans réellement être vus ; ils sont là, sans réellement être là. Ce processus de pouvoir à travers le design urbain produit des corps sans vie et sans âme pour une grande majorité de la société dans une sorte de banale indifférence généralisée, elle produit de « l’abject16 » humain méprisé, de l’indésirable dont plus grand monde ne se soucie…

S’il n’est évidemment aucunement question d’encourager de tels comportements (comme le fait d’uriner au sein de la sphère publique17) il est très important de mentionner pourtant qu’il est encore moins envisageable d’infliger de tels supplices, qui s’apparentent plus à de la cruauté et de la violence qu’à de simples mécanismes punitifs ou de sécurité. Cette incapacité d’aller voir au-delà de l’inscription instantanée de la peine infligée démontre cette forme de « bêtise » qui se cache derrière cette forme d’« intelligence » traduite par ce refus de se mettre, ne serait-ce qu’un court instant, à la place de l’autre. Ce design serait finalement le stade ultime de toute impossibilité empathique ou altruiste. Ce ne serait donc pas un euphémisme que de dire que la violence peut revêtir mille matérialités, mille possibilités, mille représentativités. Il nous semble donc justifié de parler d’« un nouveau régime de violence banalisée » comme mal psychologique ressortissant d’un impensé hostile du design et d’une banalisation des effets de cette même banalité18.

Ce concept délicat de gouvernementalité doit se comprendre comme la concrétisation non pas du pouvoir, mais d’un pouvoir qui se veut subtil, bénéfique, profitable, salutaire, utile, presque anodin, innocent, inoffensif, sans danger et surtout avantageux pour les un·es pourtant rempli de violence pour les autres. Et c’est là, nous pensons, que toute la ruse et la fourberie du pouvoir se manifestent. Il ne se donne pas comme un choc frontal, il est une manœuvre douce et détournée pour inciter et susciter à son adhésion. L’hypothèse que nous aimerions soulever ici serait de dire alors que gouverner pourrait être comparé à un acte préventif, dans le sens où son but serait de prévenir l’apparition, la propagation ou l’aggravation d’une certaine forme de marginalité, ou bien d’en éviter certaines autres : gouverner de manière biopolitique c’est donc mettre en place un ensemble de mesures, de procédés et de procédures pour prévenir les dérives. Cette vision d’un pouvoir bienveillant, mettant en parallèle déviance et organisation spatiale, semble envisager l’aménagement de l’espace public comme agent actif dans la gestion de la population. Et l’on voit comment, inlassablement, la question de la sécurité (la prévention situationnelle) revient sans cesse : l’idée fondamentale de la gouvernementalité est d’assurer la bonne marche dans un continuum à la fois urbain et propre à la ville, et social et propre à la population. La cristallisation de la biopolitique passe par cette nécessité d’optimiser le milieu par la production d’un espace spécifique, un territoire et un environnement sécurisés dorénavant, aussi, grâce au design urbain que l’on peut désormais comprendre comme une « science organisationnelle du vivant ».

L’indésirabilité, une « mort sociale »

Ces agencements de design urbain chassent les indésirables des centres vers les marges, les obligeant à investir de plus en plus les interstices de la ville, cet inframonde urbain souvent appréhendé comme des territoires et des zones interlopes. Effectivement, ce « lumpenprolétariat » (Beauchez, 2022) n’a souvent pas d’autre choix que de migrer vers l’ailleurs, vers le dehors de la sphère publique positive pour tenter de trouver d’autres « espaces-refuges ». Or, rejeter ce qui est considéré comme anormal au lointain vers les espaces résiduels de l’urbain concourt également à percevoir cette marginalité comme encore plus marginale. L’anthropologue Pierre Sansot écrit que : « l’homme traqué vit sa situation, il bute sur elle, il assume pour sa part, du dedans, sa dérive – y compris la pensée que d’autres ont déjà anticipé les gestes et les recours et les volte-face qu’il n’a pas encore essayé » (Sansot, 1984, p. 124). Désormais, quels espaces restent-ils à ces personnes ? Les marges et plis de l’espace urbain étant appréhendés comme un monde interlope, les interstices qui les composent se ferment petit à petit. Souvent désignés par l’insalubrité, l’insécurité et l’inhospitalité – la triade qui produit l’indésirabilité – les interstices urbains sont pourtant souvent l’une des seules opportunités d’habitat et d’habiter qu’il leur reste.

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Fig.4. Photo personnelle prise le 9 avril 2022 à Paris sur laquelle on peut voir une tentative d’habitat précaire et d’habiter temporaire dans un interstice urbain formé par l’architecture du pont.

L’habitabilité serait-elle, finalement, un processus propre à la gouvernementalité ? Rendre la ville habitable serait-ce une procédure qui s’inscrit de façon intrinsèque dans la biopolitique ? La question est complexe, et mérite d’être posée autrement : l’espace de l’habitat doit-il passer par une gestion biopolitique de l’espace de l’habiter ? Quelles sont les conditions nécessaires, voire obligatoires à un « bon » habitat permettant de « bien » habiter ? En d’autres termes, que place-t-on derrière l’idée d’un espace habitable qui serait vraiment habitable ? La distinction entre identités et êtres humains désirables et identités et êtres humains indésirables ne semble jamais avoir été si forte se matérialisant dans la production d’un espace public toujours plus inhospitalier où la sécurité des un·es est en phase de devenir l’insécurité des autres, car il ne s’agit plus seulement de mettre en sécurité et à l’abri la population jugée normale, mais de rendre impossible et invivable la vie des populations jugées marginales. Le design urbain et l’aménagement de la ville donnent l’impression d’avoir perdu toute forme de réalité morale et éthique, où de nos jours surprotection rime avec violence, rejet et humiliation. On assiste à la mise en place d’une sécurité radicale et agressive, souvent invisibilisée, esthétisée et justifiée.

Ce système biopolitique poussé à son paroxysme nous conduit à nous poser de graves questions, lourdes de sens pour l’humanité et son futur : y a-t-il des vies qui comptent plus que d’autres ? Ou comme se le demande la philosophe Judith Butler : « Quelles sont celles qui ne comptent pas comme vies, qu’on ne peut pas reconnaître comme des vies vivables, ou qui ne comptent que de manière ambiguë comme des vies ? […] Quelles sont les vies qui méritent qu’on porte le deuil et celles qui ne le méritent pas ? […] Y a-t-il des genres de vie qu’on considère déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon ? » (Butler, 2020, p. 53-54). Cette distribution différenciée de la valeur de la vie19 provient bien de la biopolitique, d’une gestion politique des vies humaines comme régime structurel fondé sur un ensemble de pouvoirs qui évaluent, mesurent et apprécient la vie. La biopolitique serait alors un pouvoir profondément inégalitaire basé sur un principe de différenciation, de catégorisation et de hiérarchisation de la population. Le cadre normatif produit par la banalisation de ces dispositifs et la banalité de leurs conséquences n’est pas viable et ne peut produire que de l’injustice, de la misère, de l’exclusion, de la précarité et de la violence.

À la suite de Butler, il nous semble donc pertinent de comprendre ces corps comme une possibilité précaire et comme une modulation de la « mort sociale » : « Le terme “précaire” semble permettre de distinguer les différents modes “d’invivabilité” […] En d’autres termes, dans des situations de danger et de précarité extrêmes, les dilemmes moraux ne disparaissent pas ; ils demeurent justement dans la tension qui oppose la volonté de vivre et la volonté de vivre d’une certaine manière avec les autres » (Butler, 2020, p. 61-64). Ce mépris de la présence précaire au sein de l’espace public se matérialise et se formalise à travers le design urbain hostile qui ne considère plus ces êtres humains comme du vivant acceptable, mais comme de l’indésirable, du nuisible, de la dangerosité. Les publics précaires et indésirables sont déjà en dehors de la collectivité, ils sont toujours-déjà à l’extérieur du groupe social dominant, chassés de plus en plus loin vers la périphérie, vers les marges de la ville. Cette distanciation – subie ou plus ou moins choisie – ne leur permet pas de participer pleinement et sereinement à la vie sociale et commune ; on leur en rend difficile l’accès en les chassant du domaine public, de la proximité et de la normalité du public sain par peur d’une contamination d’une vie mauvaise dans une vie bonne. Une question se pose : la « vie bonne » des un·es doit-elle (nécessairement et obligatoirement) passer par la « vie mauvaise » des autres ; par la non-vue de leur « vie mauvaise »20 ?

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Fig.5. Photo personnelle prise le 13 avril 2022 qui est une traduction très forte de l’aménagement urbain inhospitalier tel qu’il est proposé aujourd’hui qui a pour corrélat la construction d’installations bricolées. Si cette installation est bien évidemment un abri refuge d’urgence temporaire extrêmement précaire, on peut imaginer sans mal son insalubrité, mais surtout sa dangerosité. Ce « cocon » peut être analysé comme le résultat d’une politique hostile d’urbanisation de la ville.

Nous sommes face au mur. Cette politique sécuritaire de contrôle de l’indésirable dans l’espace public se construit sur une antinomie : d’un côté une volonté d’exclure de l’espace public en chassant toute présence non désirée hors de la ville et loin des lieux centraux à fort potentiel touristique et haute qualité économique ; d’un autre côté une action de visibilisation en retirant toute possibilité de se fondre dans la masse ou de trouver des abris et des refuges dans les interstices urbains permettant un minimum de discrétion et d’anonymat. Changer de point de vue et le regard que nous portons sur ces êtres humains, sur la condition de ces individualités, sur la réalité de leur quotidien et ne plus les considérer comme « indésirables », mais comme « vulnérables », permettrait de repenser les structures sociales et spatiales de domination et de violence qui accompagnent ces individus et leurs conduites au sein de l’espace public. Criminaliser certains comportements, souvent par la mise en place d’arrêtés (la mendicité, l’occupation abusive et prolongée de l’espace public, la position allongée, le glanage urbain) revient à criminaliser des personnes. Comme l’a écrit Sansot, « tandis que les autres reposent et vivent dans l’intégration il [l’homme traqué] assume pour sa part l’inconfort d’être une subjectivité, il réinvente l’espace » (Sansot, 1984). Territoire-refuge et d’exil, la rue est, pour certain·e, un lieu et un espace de (sur) vie. Toutefois, cette « inadéquation » entre publics et espaces ne participerait-elle pas à donner aussi aux indésirables un statut de «  victime » ? Le sociologue Jérôme Beauchez a écrit cette phrase sur la personnalité des habitant·es de la Zone qui ne serait finalement que le reflet et la réponse comportementale à la manière dont ils et elles sont et/ou ont été traité·es. Il écrit : « Comme la violence-reflet, la vie brutalisée comporte donc deux aspects ou deux faces qui paraissent indissociables l’une de l’autre ; avoir été brutalisée conduit en effet bien souvent à gagner en brutalité dans ses comportements, jusqu’à incarner l’agresseur plutôt que l’agressé… » (Beauchez, 2022, p. 346).

Si la rue se donne à voir comme une spatialité et une matérialité unique, elle est pourtant le résultat d’une pluralité d’objets et d’une multitude de réalités qui se chevauchent et se juxtaposent. Comme il serait inconcevable de tenter de définir la « fonction exacte » de la rue, il est inconcevable de vouloir donner la fonction exacte d’un objet de design urbain. La compréhension de la rue en tant qu’espace public dépend intrinsèquement de la perception, de la situation, de la condition et de la place qu’occupe l’auteur·e de l’analyse. S’il y a un lieu, il y a pourtant bien des espaces et il y a bien des publics, pluriels et différents selon leur capacité de se mouvoir, leur potentialité d’autonomie, leur possibilité d’agentivité.

Conclusion

Cette inhabitabilité grandissante des grands centres urbains, nous avons voulu la questionner à une échelle locale et de proximité grâce à l’aménagement spatial de la ville par le prisme du design urbain, celle du corps quotidien et ordinaire qui tente de trouver sa place dans un environnement qui manque de place. La question qui se pose, et sur laquelle il faudrait dorénavant se pencher, serait de savoir à qui profitent réellement ces nouvelles formes d’urbanité et de socialité. Notre hypothèse serait de dire que la stratification de l’espace public comme processus symbolique et significatif soumet l’ indésirable comme subjectivité délaissée, oubliée et exclue de l’hypermodernité, à un état de dissonance avec l’environnement dans lequel il et elle se trouve. La position spatiale au sein de la ville n’est jamais neutre et correspond souvent à un positionnement social qui sera d’autant plus fort qu’il peut être analysé et soumis par tout un ensemble d’objets, de lieux et de temps, contraints à des impératifs sociaux, économiques, symboliques (Simmel, 2022). Cet article nous permet de questionner l’aménagement urbain contemporain par le prisme du design urbain en nous demandant quelles peuvent être les dynamiques des différentes stratégies urbaines, toujours dans cette dualité, d’une convivialité et d’une hospitalité à sens unique, qui incluent pour mieux exclure, ou comme le disait Foucault : « L’hospitalité qui l’accueille va devenir, dans une nouvelle équivoque, la mesure d’assainissement qui le met hors-circuit » (Foucault, 1973, p. 89), nous permettant de nous demander si effectivement il existerait des personnes plus accepté·es – et acceptables – que d’autres.

D’une approche sécuritaire située à la généralisation d’un espace public inhospitalier ou résolument hostile, l’aménagement urbain, via le design, perturbe et permute nos espaces perçus et vécus par de mauvaises réalisations de l’espace conçu (Lefebvre, 1974) : dispositif d’aménagement urbain, le design urbain transforme drastiquement notre rapport au monde :

« La tâche de ceux qui nous livrent l’image du monde consiste ainsi à confectionner à notre intention un Tout mensonger à partir de multiples vérités partielles. Ce que l’on considère maintenant comme le Tout n’est plus rien de théorique mais une image pragmatique du monde. Cette expression ne signifie pas seulement que ce prétendu monde que l’on nous offre en lieu et place du vrai n’est qu’une simple « conception subjective du monde » ; elle signifie aussi qu’il constitue un instrument pratique, un instrument destiné à nous exercer à modeler nos actes, notre résistance, notre comportement, nos lacunes, notre goût, et, ce faisant, l’ensemble de notre pratique, instrument qui se présente déguisé en « monde » pour dissimuler sa vocation instrumentale. C’est un instrument qui sous la forme d’un pseudo-modèle microcosmique se donne pour le monde lui-même »(Anders, 2002, p. 188-189)21.

Dans cet ensemble multifactoriel qu’est l’espace public (Gintrac et Giroud, 2014), nous avons voulu mettre en avant le design urbain comme système de signes complexe, nous poussant à verbaliser le fait qu’il faut être très prudent·e avec le design. Ce ne sont ici que des pistes exploratoires, mais nous voulions insister sur le fait que le mobilier urbain – comme beaucoup des objets de notre environnement – ne peut aucunement se comprendre que selon sa « fonction exacte ». Nier cette réalité, c’est taire et passer à côté de la complexité du monde des objets et les liens que ces derniers entretiennent avec le monde matériel, technique, social, écologique et comme réalité anthropologique. Le sémiologue et linguiste Roland Barthes a ces mots, que nous trouvons lourds de sens. Il écrit :

« Tous les objets qui font partie d’une société ont un sens ; pour trouver des objets privés de sens, il faudrait imaginer des objets parfaitement improvisés ; or, à dire vrai, on n’en trouve pas ; une page célèbre de CL. Lévi-Strauss dans La pensée sauvage nous dit que la bricole, l’invention de l’objet par un bricoleur, par un amateur, est elle-même recherche et imposition d’un sens à l’objet ; pour trouver des objets absolument improvisés, il faudrait arriver à des états complètement asociaux ; on peut imaginer qu’un clochard, par exemple, en improvisant des chaussures avec du papier, produit un objet parfaitement libre ; mais cela même n’est pas ; très vite ce papier journal deviendra précisément le signe du clochard. En somme, la fonction d’un objet devient toujours, au moins, le signe même de cette fonction : il n’y a jamais d’objet, dans notre société, sans une sorte de supplément de fonction, une légère emphase qui fait que les objets pour le moins se signifient toujours eux-mêmes » (Barthes, 1985, p. 252-253).

À l’image du journal qui caractérise le « clochard » dans l’analyse sémiologique barthésienne, ces multiples dispositifs de design en viennent à caractériser la personne qui vit dans la rue comme subjectivité indésirable qu’il faut à tout prix chasser de l’espace public de proximité. C’est pour cette raison que nous pouvons dire que c’est dans l’intentionnalité symbolique et d’usage que la relation prend forme. Nous pourrions presque dire que de tels dispositifs n’existent pas en tant que tels, en tant que dispositifs absolus, mais qu’ils existent en tant qu’ils sont des substances-en-devenir, des matériaux qui portent avec eux et toujours-déjà une certaine intentionnalité et une certaine acception et signification négative. Compris en ces termes, c’est donc l’expérience – un sujet se confronte à un dispositif – qui provoque la matérialité et la fonctionnalité même du dispositif en tant qu’il y a « fonction en situation » entre un sujet précis et un objet déterminé. Il faut donc faire extrêmement attention aux « biais cognitifs » qui représentent une déviation systématique dans la manière dont les individus traitent une information et prennent des décisions qui y sont liées. Ces biais résultent de processus mentaux et psychologiques souvent rapides et automatiques qui influencent la perception et le raisonnement des individus. Ces distorsions analytiques peuvent résulter de l’influence de facteurs émotionnels, sociaux ou d’expériences antérieures, qui sont très dangereuses si on les généralise à l’ensemble de la vie sociale quotidienne urbaine. On a tendance à rechercher, interpréter ou se rappeler sélectivement les informations qui confirment nos croyances préexistantes. Il faut donc être très attentif·ve à ne pas se faire duper par nos facultés de jugement et ne pas projeter et observer l’autre que comme nous voudrions le·la voir. Les personnes sans domicile-fixe sont des (co-) citoyen·nes qui ont aussi des droits, que bien souvent, malheureusement on oublie. Leur refuser, leur empêcher ou leur rendre difficile l’accès à la rue et à l’espace public revient à bafouer certains de leurs droits, à commencer par celui qui est de solliciter l’aide d’autrui.

Il n’y a donc rien de banal dans les effets de ces dispositifs, et banaliser leur présence dans l’espace public revient à banaliser une violence totalisante. Le design en tant que discipline de résolution de problèmes ne doit pas se fourvoyer quant à ses objectifs et aux propositions de solutions comme résultat unique. Il ne faut pas oublier non plus que le design, loin d’être toujours la solution, fait souvent partie intégrante du problème et semble, ici, n’apparaître que comme la fausse solution d’un vrai problème. Le design urbain doit se comprendre comme une discipline et une théorie de l’action comme processus d’agentivité où il s’agira, en ce qui nous concerne présentement, de penser l’hospitalité de l’accueil par le prisme de l’hostilité du rejet : c’est par la violence de l’inhospitalité du design urbain que l’on peut repenser de nouvelles formes d’hospitalité urbaine par la mobilisation d’une nouvelle typologie de design urbain ; ce sont des propositions d’hospitalité comme modulation et variation de zones temporaires d’autonomie. N’oublions pas que « l’horloge de l’humanité marque toujours minuit moins une » (Papanek, 2023, p. 35)…

1 https://www.securedbydesign.com/.

2 https://www.lancashire.police.uk/help-advice/property-safety/designing-out-crime-secured-by-design/ et https://lgrmg.ca/designing-out-crime/.

3 https://www.cpted.net/.

4 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Éditions Gallimard, 2004, et plus particulièrement le

5 Italique de Günter Anders.

6 La réflexion théorique et critique de Günter Anders portait sur la bombe atomique comme objet technique, événement géopolitique et rupture

7 Cartographie des dispositifs de design urbain hostile : https://urlz.fr/k28t.

8 Joffrey Paillard, Dispositifs spatiaux de la « ville hostile » et tactiques de résistance urbaine : marges, situations, interstices, thèse de

9 Manifeste pour la beauté de Paris – Les objets, document consultable gratuitement en ligne, https://cdn.paris.fr/paris/filer/35052_VDP_Manifeste_

10 Sur ce point précis, nous renvoyons le·la lecteur·rice à notre cartographie en ligne (voir note de bas de page n°23), et plus particulièrement

11 Pour cet article, nous avons fait le choix de nous concentrer uniquement sur les dispositifs de design urbain comme processus de normalisation, de

12 Pour poursuivre cette question de la productivité du dispositif, nous renvoyons à l’ouvrage d’Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris

13 Ce type de conduite est banale et presque quotidienne dans les rames du métro parisien, par exemple.

14 Howard S. Becker, Études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 2024 : « La déviance n’est pas une propriété simple, présente dans

15 « La faculté de punir invite à penser ce que la morale permet et ce que la politique autorise en réponse à la violation de la norme ou de la loi. »

16 Ce terme est lourd de sens, nous le savons, mais si nous nous permettons de l’employer, avec beaucoup de prudence, c’est uniquement à la suite de

17 La question plus globale que cette analyse soulève c’est l’accessibilité même aux toilettes publiques et à leur gratuité. S’il y a évidemment des

18 Le ton de l’article peut peut-être surprendre, nous en avons conscience. Seulement, il nous semble que pour « débanaliser le banal » comme ce

19 Pensons ici au collectif Les morts de la rue qui mène des actions liées aux décès de personnes vivant ou ayant vécu dans la rue : recensement

20 Ces quelques réflexions sont d’autant plus importantes et présentes dans le débat public que la Ville de Paris a mis en place différents

21 Italique de Günter Anders.

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Notes

1 https://www.securedbydesign.com/.

2 https://www.lancashire.police.uk/help-advice/property-safety/designing-out-crime-secured-by-design/ et https://lgrmg.ca/designing-out-crime/.

3 https://www.cpted.net/.

4 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Éditions Gallimard, 2004, et plus particulièrement le cours du 7 mars 1976 et Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Éditions Gallimard, 2004.

5 Italique de Günter Anders.

6 La réflexion théorique et critique de Günter Anders portait sur la bombe atomique comme objet technique, événement géopolitique et rupture historique. Si certain·es n’ont vu que la portée directe et à court terme de la bombe atomique comme progrès technique et scientifique, d’autres en revanche ont apporté une lecture critique plurielle (philosophique, historique, sociale, anthropologie, voire métaphysique) à plus long terme comme nouvelle arme nucléaire de dissuasion géopolitique extrêmement puissante menant à la course à l’armement nucléaire selon un positionnement stratégique de guerre totalement asymétrique pouvant anéantir l’humanité. Ce double rapport est intéressant, car si les deux points de vue sont d’une certaine manière vrais, on voit bien comment un même « objet » peut véhiculer des analyses extrêmement différentes, entre progrès et arme de destruction massive.

7 Cartographie des dispositifs de design urbain hostile : https://urlz.fr/k28t.

8 Joffrey Paillard, Dispositifs spatiaux de la « ville hostile » et tactiques de résistance urbaine : marges, situations, interstices, thèse de doctorat en Architecture et Ville, soutenue le 14 décembre 2023, Université Paris Nanterre, ENSA-Paris la Villette.

9 Manifeste pour la beauté de Paris – Les objets, document consultable gratuitement en ligne, https://cdn.paris.fr/paris/filer/35052_VDP_Manifeste_esthetique_Livre_3_BD.pdf, p. 52.

10 Sur ce point précis, nous renvoyons le·la lecteur·rice à notre cartographie en ligne (voir note de bas de page n°23), et plus particulièrement encore aux catégories que nous avons désignées « multiple » et « varia », qui répertorient tous les dispositifs de design urbain dont l’aspect formel, fonctionnel ou matériel ne correspondait pas à l’une de nos huit autres catégories (assise, cailloux, coin, grille, pente, pic, potelet, végétal).

11 Pour cet article, nous avons fait le choix de nous concentrer uniquement sur les dispositifs de design urbain comme processus de normalisation, de gestion sociale et de distanciation, sans poser de distinction théorique stricte entre les multiples représentations des personnes contre qui ce design est pensé : « SDF », sans-abri, sans-domicile, à la rue, de la rue, marginale, etc. Une étude plus précise en sociologie du sans-abrisme par exemple serait féconde pour comprendre les multiples réactions et interactions entre ces publics et ces dispositifs.

12 Pour poursuivre cette question de la productivité du dispositif, nous renvoyons à l’ouvrage d’Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, Éditions Flammarion, 2009.

13 Ce type de conduite est banale et presque quotidienne dans les rames du métro parisien, par exemple.

14 Howard S. Becker, Études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 2024 : « La déviance n’est pas une propriété simple, présente dans certains types de comportements et absente dans d’autres, mais le produit d’un processus qui implique la réponse des autres individus à ces conduites. […] La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui comment l’acte et celles qui réagissent à cet acte », p. 55, puis 56.

15 « La faculté de punir invite à penser ce que la morale permet et ce que la politique autorise en réponse à la violation de la norme ou de la loi. », Didier Fassin, « Le moment punitif », La faculté de punir, Cours au Collège de France, chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines, 23 avril 2024, [en ligne], https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/la-faculte-de-punir/le-moment-punitif.

16 Ce terme est lourd de sens, nous le savons, mais si nous nous permettons de l’employer, avec beaucoup de prudence, c’est uniquement à la suite de nombreuses discussions de rues que nous avons eues avec des personnes qui connaissent la dureté et la réalité des conditions de vie pour quelqu’un qui est sans domicile fixe lors de nos activités de terrain et qui nous ont fait part de leurs sentiments et de leurs expériences vis-à-vis des personnes passant à proximité d’eux et elles souvent dans une violente indifférence, démontrant toute la puissance que peuvent produire de tels dispositifs de normalisation. Dans un second temps, l’étymologie de ce mot est très intéressante, car comme le rappelle le philosophe François Dagonet, abjection renvoie à ce qui inspire du dégoût, qui suscite la répulsion (du latin abjectus, de abjicere, ce qui est jeté loin de soi, ce qui est jeté à terre) ; de là l’idée de séparation et d’éloignement, François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l’abject : une philosophie écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

17 La question plus globale que cette analyse soulève c’est l’accessibilité même aux toilettes publiques et à leur gratuité. S’il y a évidemment des propositions de toilettes publiques dans les rues de Paris, il faut se poser la question de leur nombre, de leur emplacement et de leur accessibilité au sein de l’espace public. Les problèmes d’hygiènes liés à la précarité des personnes sans domicile-fixe devraient être une réponse sociale et sanitaire, et non une réponse répressive, punitive et disciplinaire. Pour une réflexion plus approfondie sur la nécessité des toilettes publiques, nous renvoyons à l’ouvrage de Julien Damon, Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Paris, Éditions Presses de Sciences Po, 2023.

18 Le ton de l’article peut peut-être surprendre, nous en avons conscience. Seulement, il nous semble que pour « débanaliser le banal » comme ce numéro le souhaite, c’est-à-dire pour montrer les mécanismes normalisés et intériorisés de situations devenues triviales, il faut pousser certaines des situations à l’extrême pour en dévoiler la violence et l’impensé appliqué à cette même violence. Il ne s’agit pas de s’arrêter sur l’analyse comme acception universelle et partagée, mais sur l’expérience et l’existence même de ces dispositifs. Nous cherchons moins la « vérité » d’une affirmation générale que son application dans le domaine de la vie collective. L’exemple choisi est plus démonstratif et interprétatif qu’a proprement dit « scientifique », nous pourrions dire que c’est un exemple exemplaire : « Cependant, les affaires où il est question du juste et de l’injuste ne se décident pas comme les manières de table, comme s’il n’était question que d’avoir une conduite acceptable. Et il existe quelque chose à quoi le sens commun, quand il s’élève au niveau du jugement, nous raccroche : c’est l’exemple. […] Les exemples, qui sont les “béquilles” de toutes les activités de jugement, sont aussi et tout particulièrement les repères de toute la pensée morale. », Hannah Arendt, Questions de philosophie morale, op.cit., p.121, puis 122.

19 Pensons ici au collectif Les morts de la rue qui mène des actions liées aux décès de personnes vivant ou ayant vécu dans la rue : recensement, accompagnement, hommages, sensibilisations : http://www.mortsdelarue.org/

20 Ces quelques réflexions sont d’autant plus importantes et présentes dans le débat public que la Ville de Paris a mis en place différents stratagèmes et stratégies d’expulsions des plus précaires à l’approche des JO2024 à tel point que certaines structures ou organismes parlent de « nettoyage social » de Paris, à l’image du collectif Le revers de la médaille : https://lereversdelamedaille.fr/wp-content/uploads/2024/06/Rapport-1-an-de-nettoyage-social-le-revers-de-la-medaille.pdf.

21 Italique de Günter Anders.

Illustrations

Fig. 1. Photo personnelle prise le 24 juillet 2023 à Paris illustrant la performativité du corps « indésirable » par la présence du dispositif de design hostile comme forme de violence banalisée.

Fig.2. Photo personnelle prise le 22 avril 2023 à Paris illustrant le dévoiement de la fonction et le détournement d’usage de l’objet de design urbain.

Fig.3. Photo personnelle prise le 8 mai 2022 à Paris où l’on peut observer une discrète installation métallique à l’entrée de ce parking souterrain.

Fig.4. Photo personnelle prise le 9 avril 2022 à Paris sur laquelle on peut voir une tentative d’habitat précaire et d’habiter temporaire dans un interstice urbain formé par l’architecture du pont.

Fig.5. Photo personnelle prise le 13 avril 2022 qui est une traduction très forte de l’aménagement urbain inhospitalier tel qu’il est proposé aujourd’hui qui a pour corrélat la construction d’installations bricolées. Si cette installation est bien évidemment un abri refuge d’urgence temporaire extrêmement précaire, on peut imaginer sans mal son insalubrité, mais surtout sa dangerosité. Ce « cocon » peut être analysé comme le résultat d’une politique hostile d’urbanisation de la ville.

References

Electronic reference

Joffrey Paillard, « Le design urbain, une nouvelle forme de violence banalisée ? Étude des dispositifs « anti-SDF » comme impensé hostile », PasserelleSHS [Online], 3 | 2025, Online since 15 December 2024, connection on 10 March 2025. URL : https://ouest-edel.univ-nantes.fr/passerelleshs/index.php?id=305

Author

Joffrey Paillard

Université Paris Nanterre – ENSA-PLV, UMR LAVUE 7218 CNRS. Joffrey Paillard est docteur en Ville et Architecture de l’université Paris Nanterre, membre du Laboratoire Architecture/Anthropologie à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris la Villette, et chercheur en design. En décembre 2023, il soutient sa thèse intitulée : « Dispositifs spatiaux de la "ville hostile" et tactiques de résistance urbaine : marges, situations, interstices ». Ses recherches portent sur le design urbain comme potentiel dispositif hostile de pouvoir et comme tentative expérientielle indisciplinée créatrice et émancipatrice. Joffrey Paillard a récemment publié un article sur « Le design urbain : un dispositif disciplinaire et sécuritaire "interstitiel" ? » (Sciences du Design, Designs urbains et territoires n°17, Juillet 2023, p. 38-62).

joffrey.paillard@gmail.com

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