La mise en récit comme méthode pour porter attention au banal
Les lieux que nous habitons sont englués dans le quotidien et les habitudes, ils sont le fond sur lequel se détachent nos actions. Nous nous intéressons à ce que Benoît Goetz appelle « l’envers de l’architecture »1 : l’habiter et ses diverses variations. Les manières de vivre, les affects et les gestes qui traversent les lieux sont des « actes d’architecture »2 : nos mouvements transforment l’espace, ils le dynamisent. Ce sont des manières de configurer un monde. L’habiter semble attaché à l’habitude et à la quotidienneté. Cadre de la vie quotidienne, de la vie de tous les jours,répétitive, habituelle et familière, l’architecture a trait aux rythmes, à la conformation des êtres à leur environnement, à la fréquence des pratiques communes et courantes, les usages. De ce fait, l’architecture entretient avec le banal un lien indéfectible. La banalité représente ce qui est commun au plus grand nombre, voire ce qui, à force d’être dit, utilisé ou vécu, est devenu vulgaire, normé, quelconque3. Si les termes de banal et de quotidien comportent tous les deux une nuance péjorative renvoyant au manque d’originalité, à la monotonie, voire à la médiocrité, il nous semble justement que l’architecture prend soin de l’expérience banale, commune, de la vie quotidienne. Précisément parce qu’elle est répétée et partagée, l’expérience de la banalité mérite une attention particulière. Et nous nous sommes proposées de porter attention à cette banalité, en tant qu’elle structure et conditionne l’architecture, à travers l’expérience du quotidien et ses usages. Nous exposerons ici une part de la réflexion méthodologique mise en œuvre au cours de notre doctorat4 pour prendre en compte le banal, en tant qu’éléments signifiants pour l’architecture. D’abord, nous verrons en quoi la démarche de Georges Perec5, notamment avec le principe d’épuisement des lieux, mais aussi la notion d’ infra-ordinaire, peut ouvrir la pratique de recherche à la mise en récit des espaces. Cette pratique narrative, nous l’avons adoptée pour rendre compte des micro-événements a priori insignifiants, mais qui pourtant constituent ce que l’on appelle le quotidien. Nous préciserons la posture avec laquelle nous avons choisi d’aborder ces lieux, en nous appuyant sur la méthode phénoménologique, au plus près de l’expérience vécue. Nous l’expliquerons rapidement à partir de La phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty. Nous pourrons actualiser cette posture en la faisant dialoguer avec la démarche de Vinciane Despret6, qui propose d’accorder de l’importance à des sujets mineurs ou évidents. Nous avancerons que la mise en récit nous permettrait d’expérimenter un autre régime d’attention, plus attentif à la banalité. Aussi, le récit déploie les événements dans le temps, offrant l’occasion de s’attacher aux habitudes, aux répétitions, au passage lent du temps comme à ses ruptures. Pour illustrer ces réflexions méthodologiques, nous décrirons brièvement le protocole de mise en récit que nous avons choisi de mettre en place.
Ensuite, nous verrons que les gestes ordinaires et les usages esquissés dans ces récits peuvent être analysés à l’aune de L’invention du quotidien de Michel de Certeau7. Nous chercherons à comprendre comment ces pratiques quotidiennes, en se faisant tactiques et arts de faire, recomposent un espace vécu capable de transgresser la loi du lieu. Il nous faudra aussi prendre en compte la dimension répétitive et normative du quotidien lui-même (le processus de quotidianisation8) pour ne pas occulter une partie de la réalité de ces pratiques. Enfin, nous verrons que ces gestes multiples fondent et articulent les espaces : ils bornent, délimitent, distribuent, agencent les espaces. Nous conclurons en soulignant que ces gestes ordinaires du quotidien agissent sur l’espace construit, en le rendant habité et expressif9.
Décrire l’expérience ordinaire
Nous avons décidé de porter attention à l’espace vécu en mettant en récit les lieux, à l’instar de Georges Perec. Comme lui, nous avons d’abord cherché à épuiser un lieu10par la description et puis, à force de répétition, nous avons adopté une posture davantage narrative, attentive à l’avènement de micro-situations, aux gestes répétés, aux habitudes et à leur ancrage spatial. Il s’agissait de porter un regard naïf sur les phénomènes tels qu’ils m’apparaissaient, sans a priori théorique et avec la plus grande attention. Ici, cela implique une subjectivité de point de vue, non de jugement et cela nécessite l’apprentissage d’une pratique réflexive. Concrètement, je me suis rendue plusieurs fois sur des sites choisis sur une période d’environ 2 à 3 ans11, sans autre programme que d’y passer du temps. J’ai opté pour le temps long plutôt que pour la régularité. Le protocole d’action repose sur une observation lente et répétée, attentive aux micro-événements, détails, inflexions, sensations, qui par l’écriture et la réécriture fait émerger la réflexion. Perdre son temps comme mode opératoire tient de l’observation flottante de Colette Pétonnet12, mais surtout du mouvement situationniste, initié notamment par Guy Debord13. Je me rends disponible à la construction d’une situation, je m’implique dans un lieu avec une attitude ludique-constructive pour faire advenir des situations, activer des relations entre un milieu et ses habitants, ici pour faire récit ; c’est un jeu sérieux avec des règles, un protocole précis. Notons que le “congrès ordinaire de Banalyse” reprendra, dans les années 80, cette perspective situationniste pour se confronter à l’expérience de la banalité14. Ensuite, à partir des prises de notes, des souvenirs, de compléments d’information aussi, j’écris un récit riche et détaillé qui va modifier mon regard la fois suivante, qui va m’aider à mémoriser, à comparer les impressions, à recomposer les situations et les intrigues qui auront émergé au hasard. La réitération des récits est primordiale, pour apprendre à voir autrement.
La mise en récit des lieux se fait donc en deux temps. Il s’agit d’abord de décrire et raconter à la première personne la perception des espaces. Ensuite, en accumulant ces descriptions sur le temps long, nous les avons mises en récit pour les faire tenir ensemble et leur donner du sens.
Si nous avons choisi d’explorer un point de vue subjectif, on peut nous reprocher un manque d’intersubjectivité. Souvent, le récit est mis en avant pour sa capacité à donner la parole à plusieurs locuteurs, l’hétéroglossie. Il ouvre plusieurs explications possibles à partir d’une multitude d’acteurs hétérogènes, ce qui, faute d’objectivité, reste un gage de rationalité, de croisement des points de vue. Nous pouvons cependant nuancer cette objection avec Pierre Sansot qui, dans Poétique de la ville15, rappelle que le récit écrit à la première personne rend son immédiateté à notre relation au milieu. Il justifie le recours à ses propres descriptions plutôt qu’à des écrits littéraires existants au nom de cette immédiateté. Si l’analyse d’un corpus existant et extérieur reste une procédure rigoureuse et primordiale, il en déplore le caractère indirect, qui suppose que l’objet d’étude nous soit étranger et distant. Au contraire, l’objet d’étude, en l’occurrence la ville, est notre milieu : nous sommes plongés dedans. Ici, dans nos récits, nous avons cherché à transcrire cette expérience directe, à la première personne, en apprenant à mettre en œuvre une attitude d’observation de l’expérience et en engageant une réflexivité honnête sur notre rapport au monde pour donner à voir le processus de mise en récit.
Nous avons d’abord cherché à décrire l’expérience ordinaire, au plus proche du réel. À la manière de Georges Perec, nous avons porté attention à l’infra-ordinaire, qui va de soi et auquel nous ne prêtons généralement pas attention. En continuité avec une pensée sur le quotidien16, Georges Perec a développé la notion d’infra-ordinaire dans son texte « Approches de quoi ? »17. Il en propose une mise en pratique claire et manifeste qui fait écho à son travail réalisé et futur. Son propos affirme un décentrement par rapport aux discours dominants des médias qui ne relayent que les événements extraordinaires, insolites ou scandaleux, laissant dans l’ombre ce qui est véritablement essentiel : le quotidien. Ce quotidien parfois insoutenable dont les médias ne parlent qu’à l’occasion de crises ponctuelles. Ainsi, loin du sensationnel qui sature l’espace de mots et de significations, Georges Perec propose de questionner ce quotidien qui passe et recommence chaque jour, d’interroger le banal, l’ordinaire qui va de soi, et dont nous perdons le sens à force de le vivre sans y penser. Considérant que le banal a quelque chose à nous apprendre sur l’architecture, il s’agirait de redonner du sens à ces choses communes, pour nous laisser instruire par elles.
« Comment parler de ces “choses communes”, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. »18
Il nous faut, en racontant les lieux, prendre en considération les signes et les micro-informations dont l’infra-ordinaire est porteur, retrouver une sorte d’étonnement devant les choses habituelles, pour déconstruire les évidences et dévoiler le quotidien. Car dans les infimes histoires du quotidien se trament, sous-jacents, des enjeux plus larges, des vérités latentes auxquelles il faut donner une voix ; et qui dans notre cas peuvent nous renseigner sur l’architecture. C’est bien la mise en récit des situations et des lieux qui nous permet d’adopter ce régime particulier d’attention. En effet, raconter les lieux nous permet de prêter attention à l’infra-ordinaire pour déchiffrer, dans l’épaisseur du réel, les traces sous-jacentes de la condition architecturale.
Le récit, une manière de percevoir le monde
Nous cherchons à décrire la perception des lieux et à traduire l’expérience du banal pour en extraire des situations architecturales, en actes. Il est bien question de décrire, avant d’analyser. Décrire ce fond cohérent du monde vécu, perçu. Ce fond, ce milieu naturel de toutes nos perceptions, c’est le monde réel. Il est solide, déjà là. Et c’est déjà plongée dans le monde que je me découvre, comme un « sujet voué au monde »19. Cette posture (d’attention) emprunte à la méthode phénoménologique, notamment en replaçant le sujet dans son rapport subjectif au monde, en tant que corps agissant et percevant. Il s’agit aussi de revenir au phénomène, c’est-à-dire à l’expérience perceptive du réel, avant même la réflexion (« retrouver ce contact naïf avec le monde »20).
Dans certaines disciplines des sciences humaines et sociales, comme la psychologie ou la sociologie21, mais aussi dans les sciences cognitives, la phénoménologie a infusé les méthodes d’enquête et les pratiques de recherche22. Elle a été reprise et transformée pour devenir une pratique concrète, opératoire, ancrée dans l’expérience directe et la description d’un rapport au monde. Concernant l’architecture, en revendiquant un héritage phénoménologique, nous nous plaçons dans la continuité des recherches du laboratoire GERPHAU qui, par sa mise en dialogue de l’architecture et de la philosophie, notamment phénoménologique, accorde une grande importance à l’expérience vécue23, mais nous évoluons aussi à proximité des recherches, dans le champ des ambiances, du laboratoire AAU24.
En tirant un enseignement de la phénoménologie, tout ce que je sais du banal, même en tant que savoir abstrait, je le sais d’abord depuis mon expérience de la banalité. Cette perspective sur le monde se situe avant la réflexion ; la science explique seulement a posteriori l’expérience du monde. En particulier, la perception des espaces est appréhendée à travers ce corps en prise avec le monde. J’observe le monde du dedans, je ne suis pas un esprit dénué de corps qui se placerait en retrait du monde pour l’observer. Mon corps est pris dans le tissu du monde, au même titre que les choses qui l’entourent. Il entretient des relations de dépendances avec le monde. Dans une perspective phénoménologique, la séparation du corps et de l’esprit n’a pas lieu d’être : la conscience est perceptive, je suis un sujet-corps. C’est en effet avec les parties de mon corps que je découvre le monde ; mon corps en mouvement est le sujet de mes perceptions. En éprouvant l’architecture avec mes sens, en adoptant une certaine attention à l’expérience perceptive, je peux retrouver ce contact naïf et immédiat25, ce regard neuf sur la banalité de nos cadres de vie. Cette posture phénoménologique nous est apparue comme un premier jalon pour aller à la rencontre des lieux, notamment dans leur rapport au quotidien. La mise en récit de l’expérience est une pratique de l’attention. Phénoménologiquement, elle peut raconter finement la découverte d’un corps-sujet orienté dans l’espace, ouvert au monde et aux autres. Elle rendrait compte aussi d’un certain rapport au monde, une subjectivité, une intention.
Cette posture phénoménologique repose sur la description et la compréhension de l’expérience vécue, de manière intuitive, presque naïve, et avant une quelconque médiation par nos connaissances sur le phénomène. Nous allons expliciter en quoi la mise en récit peut rendre compte d’un certain rapport au monde, notamment avec la question de l’intentionnalité, et ce, au regard de notre posture d’architecte.
Pris dans un rapport au monde, c’est à travers un point de vue singulier que nous pouvons appréhender l’expérience vécue. La posture phénoménologique préconise pour retrouver un contact naïf avec les choses de mettre entre parenthèses ses propres connaissances26. Nous associons à ce postulat notre situation singulière d’architecte. Il s’agit alors de mettre de côté les connaissances architecturales en tant que savoirs abstraits, mais de continuer à mobiliser les compétences de l’architecte en tant qu’aptitudes du corps. Cela afin de situer27 notre démarche, depuis des capacités particulières.
En effet, notre démarche ne reprend pas particulièrement à son compte les modes de représentation usuels et privilégiés des architectes (ex. : le plan et le dessin géométral en général, la maquette, la carte, le discours, le croquis…), mais bien davantage les compétences, les manières de faire et de penser des architectes : une confiance dans la subjectivité, l’acuité d’observation en immersion, l’intelligence indiciaire et iconique, la fabrication de récit, le partage du processus de création et la capacité à emprunter aux autres disciplines. La mise en récit peut être une pratique réunissant ces savoir-faire, en tant qu’elle serait une technique d’assemblage, capable d’articuler ces compétences entre elles. Ces aptitudes sont encore de l’ordre du geste, du corps agissant et percevant28. Le récit, dans ce cadre, nous est apparu comme un médium adéquat pour raconter les situations, les actes, les relations à travers une certaine manière de percevoir le monde.
Nous proposons de considérer la mise en récit comme une manière de percevoir le monde et de le mettre en forme, en s’appuyant sur le concept phénoménologique d’intentionnalité. Selon Maurice Merleau-Ponty29, nous sommes pleinement et constamment pris dans notre rapport au monde, nous sommes toujours pris dans les fils qui nous relient au monde. Au lieu d’un esprit absolu et surplombant, je suis une conscience incarnée, prise dans ce milieu que je cherche à saisir. Cette conscience se dirige sans cesse vers le monde, elle s’y projette. C’est la question de l’intention que nous abordons ici avec Edmund Husserl30. Il ne s’agit pas de l’intentionnalité d’acte, celle de nos jugements, de nos volontés, mais de l’intentionnalité opérante31. C’est notre perpétuel rapport au monde, « l’unique manière d’exister qui s’exprime dans les propriétés du caillou »32, une certaine manière de mettre en forme le monde. Même un événement qui semble insignifiant exprime en fait « une certaine prise de position à l’égard de la situation »33. Les faits sont au premier abord hasardeux, mais dans leur accumulation ils dessinent une certaine manière de prendre position et celle-ci devient un événement dont on peut parler. Nous donnons du sens à ces faits en les reliant entre eux, en les superposant. L’intention, c’est cette manière singulière et existentielle de se lier au monde. Pour comprendre le monde qui nous entoure, on ne peut pas seulement chercher une explication dans l’objet, mais il nous faut aussi comprendre le rapport que l’on entretient avec le monde. L’intersubjectivité est inhérente à cette démarche : le sens apparaît en croisant mes expériences entre elles et aussi avec celles d’autrui. La démarche phénoménologique tente donc de rapprendre à voir le monde, et ce pourquoi pas à travers la littérature. Le récit, par son exigence, son attention, sa réflexivité, sa recherche du sens dans la saisie des phénomènes, peut avoir le pouvoir remarquable de signifier le monde.
« La vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de “profondeur” qu'un traité de philosophie. »34
Nous pouvons dire que la mise en récit rend compte de l’unique manière de se lier au monde et d’exister de son auteur·ice. Elle permet de partir d’une situation spatiale située, telle qu'elle se présente à nous, tout en admettant que pour la dévoiler il nous faille aussi saisir notre rapport au monde à travers le langage et le fait de nommer le réel. Il s’agit, en adoptant une posture phénoménologique, de faire de cette subjectivité la matière première de nos recherches et de notre réflexion. Si la mise en récit m’implique directement et phénoménologiquement dans le milieu, qu’est-ce que cela peut bien fabriquer comme forme de connaissances ? Dans notre démarche, la mise en récit intègre les compétences, les manières de faire de l’architecte, la posture de l’architecte qui est la nôtre. En ce sens, la mise en récit est une action située. Le récit est phénoménologique lorsqu’il laisse transparaître l’intentionnalité, cette manière existentielle de percevoir et de mettre en forme le monde. Dans notre démarche, la mise en récit permet de voir à travers les yeux (ou plutôt le corps), les compétences et la posture de l’architecte, en abandonnant les savoirs abstraits de l’architecte, les connaissances historiques, constructives, le vocabulaire architectural, etc. Nous produisons un récit phénoménologique et situé pour l’architecture.
Sans nous étendre sur ce point35, nous pouvons souligner que le récit est aussi phénoménologique par sa dimension imaginative. La part de l’imaginaire dans la perception est à prendre en considération et fait également partie de notre rapport au monde. L’imaginaire agit en nous en écho à la perception et permet au récit de perdurer après l’expérience. En outre, le récit fait varier le lieu dans le temps ou dans l’imaginaire. En s’autorisant des détours du côté de la rêverie et de l’imagination, le récit de situations réelles donne de la consistance au lieu : il nous donne accès à d’autres facettes, à d’autres possibles qui nourrissent et prolongent notre réflexion, ouvrant des passages entre la phénoménologie de la perception et la poïétique36.
Mais nous verrons que la mise en récit, en tant que partage d’expériences avec des lecteur·ices, est aussi une invitation à porter l’attention sur certaines choses. Traduire l’expérience non linéaire et contingente des lieux en mots, en récit construit, nous force à penser, nous pousse à interpréter et développer notre rapport aux lieux et à leur condition ordinaire. L’exercice de traduction de l’impression dans l’expression littéraire nous invite à déplier des vérités, à éclairer après coup le vécu. Nous allons voir que la banalité a quelque chose à nous apprendre, si l’on prend la peine de porter attention au langage des choses, même insignifiantes, pour les décrypter.
Raconter nos relations aux lieux et à leur banalité
À partir de descriptions de situations, répétées et retravaillées, nous avons mis en récit les lieux, en racontant les affects, le temps qui passe, les habitudes pour donner du sens et de l’épaisseur au quotidien.
Pour déchiffrer le quotidien, nous proposons avec Vinciane Despret « d’accorder de l’importance »37 à ces situations banales. Selon Vinciane Despret, en expérimentant d’autres régimes d’attention, plus empathiques par exemple, on peut observer autre chose que ce que les théories nous incitent à voir38. Créer des affects avec des lieux ordinaires nous permettrait de nous ouvrir à d’autres modes d’attention. Prendre en considération des sujets mineurs ou évidents permettrait de reconnaître et déclarer des importances, là où elles étaient ignorées. Il s’agit, avec Vinciane Despret de multiplier les mondes, pour rendre le nôtre plus habitable39. Ici, les manières d’habiter, les habitudes ne sont pas réduites à des routines, mais peuvent être considérées comme des « inventions de vie et de pratiques qui attachent l’agir et le savoir à des lieux et à d’autres êtres. »40. Si le banal renvoie à ce qui est courant, commun à force d’être répété, à ce qui devient quelconque et routinier, il est pourtant vecteur de sens quand on l’interroge à l’échelle de la ville et des usages. En racontant des lieux à travers la perception des espaces, en tissant des relations et des affects avec ces lieux, nous avons cherché à accorder de l’importance aux gestes infra-ordinaires et aux micro-événements de la banalité. La mise en récit des lieux porte l’attention sur le théâtre de nos vies quotidiennes.
Le récit permet également de faire exister les lieux à travers le temps – le temps vécu – pour en déployer les variations possibles. Il montre les répétitions, les habitudes, les inflexions et les ruptures. Pour connaître un lieu, nous dit Pierre Sansot41, il faut le déployer dans le temps et l'espace. Le récit descriptif permet ce déploiement, en faisant varier l'objet sous nos yeux. En agençant le cours des événements selon une temporalité, il met en exergue les récurrences qui font sens. Et la mise en récit pourrait nous aider à comprendre l’expérience quotidienne de l’architecture dans sa dimension temporelle.
Face à l’opacité de la banalité, nous cherchons à porter attention au langage des choses, à traduire l’expérience pour pouvoir l’interpréter. La mise en récit est un moyen de traduire des impressions, de décrire les événements, d’emboîter les perspectives de la ville les unes dans les autres42. Par ailleurs, rien n’est banal quand il arrive pour la première fois à quelqu’un : c’est sa répétition temporelle et sociale qui rend un événement banal, c’est-à-dire commun et répété. Outre le partage d’une expérience, le récit restitue aussi le passage du temps et montre la part qu’occupe la dimension temporelle dans tout processus. Le récit n’est pas une description, qui couperait tout lien entre présent et passé, mais il contient au contraire l’épaisseur du temps, le souvenir et l’oubli. Pour notre travail, le temps vécu, c’est la matière première du récit.
Une multitude de temporalités se déploient et se superposent dans le récit. Celui-ci recompose le temps en réagençant la succession d’événements multiples, en faisant coexister des temporalités différentes pour donner une unité à l’intrigue... Il nous permet de le comprendre de manière dynamique. Il nous semble que la question du déploiement des temporalités du lieu trouve son meilleur exemple dans la bande dessinée Ici de Richard McGuire43 : c’est un enchevêtrement de plusieurs histoires se déroulant dans un même lieu sur plusieurs siècles, de l’apparition de la vie sur Terre à aujourd’hui. On découvre d’abord un intérieur domestique où des fragments d’histoires de vies se sont succédé. Puis, petit à petit, le temps s’étire, les périodes sont de plus en plus éloignées et de nouvelles histoires font échos aux premières qui continuent pourtant d’exister dans l’espace de papier, en poursuivant leur intrigue. Le héros, le personnage principal de cette BD, c’est ce lieu, traversant les âges.
Ainsi, le récit, en s’ouvrant à d’autres modes d’attention, nous permet de porter attention à la complexité du vécu, même dans la banalité de l’infra-ordinaire, et à en déployer la temporalité.
Architecture et narrativité
Que font ces récits d’espaces à l’architecture ? Que peut-on apprendre du processus architectural par le récit et inversement ? Paul Ricoeur dans son ouvrage Temps et Récit44 conçoit le récit comme la structuration de l’expérience réelle du temps, inextricable, grâce à l’acte de configuration narrative. Le récit produit une synthèse de l’hétérogène, et notamment du temps : il opère une configuration temporelle. C’est cet agencement temporel de l’expérience réelle qui la rend intelligible dans le récit. En s’appuyant sur la Poétique d’Aristote, et en y intégrant une dimension temporelle, d’après la vision du triple présent de Saint Augustin, Paul Ricoeur décompose l’acte de configuration du récit en trois stades, les trois mimesis : la préfiguration, la configuration et la refiguration. Ce processus trouve ses prémices dans la vie quotidienne, dans nos conversations ordinaires, dans une pré-compréhension des actions. Il se concrétise dans la mise en intrigue, en structurant un système cohérent à partir de l’expérience pourtant chaotique du réel, en ménageant une dialectique de la concordance-discordante. Enfin, le processus replonge dans le réel, par la réception des lecteurs. La mise en récit permet le partage des expériences, pour multiplier notre monde45.
On peut voir se dessiner une analogie entre la narration et l’architecture. Intuitivement, on devine que ce sont deux processus voisins. Ils nous permettent d’agencer des éléments hétérogènes pour mieux les comprendre. Paul Ricoeur lui-même associe architecture et narrativité comme deux opérations configurantes. En effet, une dizaine d’années après avoir écrit Temps et Récit, il participe à un groupe de réflexion des architectes, publié ensuite sous la forme d’un article dans la revue Urbanisme46, dans lequel il développe cette analogie. Le parallèle entre architecture et narrativité, dans le sens où « l’architecture serait à l’espace ce que le récit est au temps, à savoir une opération “configurante” »47, peut être poussé beaucoup plus loin, jusqu’à un véritable enchevêtrement entre la mise en configuration architecturale de l’espace et la mise en intrigue narrative du temps. Paul Ricoeur propose de croiser l’espace et le temps à travers le construire et le raconter, et d’enchevêtrer la spatialité du récit et la temporalité de l’acte architectural. Le construire et le raconter sont deux opérations configurantes qui agissent sur le lieu. Elles font toutes les deux tenir ensemble des éléments hétérogènes en les agençant. Les histoires et les lieux sont pris dans le même monde, et nous les construisons de la même manière pour les rendre intelligibles, structurés et cohérents. Ces processus de configuration agissent dans le réel, s’inscrivent dans une sédimentation historique et se transforment au contact des multiples lecteurs et habitants. Ce frappant enchevêtrement de la narrativité et de l’architecture au travers de l’espace et du temps nous informe sur la nature du processus architectural : on peut dire qu’il a une certaine narrativité, agissant sur le lieu, le mettant en intrigue. C’est cette narrativité qui fait de l’architecture une technique d’assemblage, un mode de con-figuration, qui fait tenir ensemble. Car, rappelons-le, l’architecture n’est pas un objet, mais un mode d’action et de connaissance, un champ de pratique et de théories de l’habitation, une manière et une technique d’assemblage. Cet enchevêtrement de la narrativité et de l’architecture nous en apprend aussi davantage sur le récit : non seulement la mise en récit déploie la durée du lieu, mais elle agence, elle construit cette temporalité et agit sur le lieu, sur ses représentations ; elle produit du sens et nous invite à déchiffrer les traces dont regorge le lieu.
Le processus de la mise en récit engage la réflexion et en cela il peut constituer une pratique de recherche. Ici, nous pouvons dire que la mise en récit est d’autant plus appropriée à l’architecture qu’elles procèdent toutes les deux d’un même mouvement de configuration du réel.
Extraits de récit
Où se cachent les traces de ces arts de faire du quotidien ? Pour essayer de les entrevoir, je décide de me poster de temps en temps devant un bâtiment, à Gentilly, la résidence de l’Aqueduc48, et d’attendre. Je choisis d’y perdre mon temps. En tentant d’épuiser, à l’instar de Georges Perec, les abords de ce lieu, j’observe le ballet des entrées et sorties des personnes, et les discrets indices du partage de l’espace à l’œuvre dans ce quartier. Je porte attention aux pratiques quotidiennes de ces espaces, aux manières de passer des habitants. Et puis je reviens, plusieurs fois, au fil des saisons, me poster au même endroit. Finalement je tente d’habiter ce mince espace de passage, composé d’une façade découpée et de bancs publics49.
Gentilly, le 15 mai 2019. Derrière les arbres, à mesure que j’avance, je peux distinguer une façade qui m’est devenue familière : celle de la résidence de l’Aqueduc. Depuis la promenade, la façade principale étale ses modules de polycarbonate intégrés aux balcons filants. Des pots de fleurs colorés égaillent les garde-corps, les balcons semblent meublés de toutes sortes d’objets. Mon regard s’arrête sur le sixième étage : une vraie cabane de jardin a été ajoutée ! Dans l’alignement des modules, contre une limite séparative, elle est d’une couleur gris bleuté, ce qui ne jure pas à côté du polycarbonate, et a une minuscule fenêtre. Elle passerait presque inaperçue dans la composition de la façade. Un vélo est appuyé contre le garde-corps. […] Sur la façade, je distingue un parasol jaune au troisième étage, du linge qui sèche sur un étendoir, des pots de fleurs, des étagères. La ligne d’une table derrière le garde-corps sérigraphié. À travers le polycarbonate, des taches de couleur bleue, rouge, jaune, verte, blanche laissent deviner que s’étendent le long des parois des étagères remplies de boîtes, d’objets, de tissus, peut-être, d’outils, que sais-je encore. […] J’entends le passage de vélos sur la promenade. Une femme et un enfant entrent dans la cour intérieure, sur le portail est écrit le numéro 8. Un enfant passe en vélo, se dirige vers la promenade. Un homme devant la grille cherche ses clefs, les trouve, passe son badge devant le digicode, pousse la porte, entre dans la résidence.
Gentilly, le 15 mai 2019. Je me retrouve sur un espace public qui ressemble à une petite place avec des chaises fixes, quelques massifs, des arbres. Trois enfants jouent au ballon un peu plus loin. C’est mercredi. Je marche le long de la grille, dans la lumière, je pousse le portail, sans trop d’espoir. Il s’efface devant moi. J’entre. Un chemin dessert les halls d’entrée, sur les portes desquelles sont scotchées des affichettes pour un vide-grenier. De grands balcons disparaissent derrière les feuillages. Dans la cour intérieure, les trois enfants qui jouaient tout à l’heure au ballon sont entrés par le côté opposé et se sont postés sous une fenêtre. Ils interpellent un quatrième enfant pour l’inviter à descendre jouer avec eux. La petite sœur se montre à la fenêtre puis repart. Éclat de voix qui s’échappent. Je passe et sors par un portillon. Je retourne sur la placette. Je m’assois sur l’une des chaises scellées. Elle est orientée justement vers le bâtiment. Une femme passe la serpillière sur un balcon au premier étage. Un vieil homme jette quelque chose dans la poubelle publique et s’en va. Dans l’enceinte de la résidence, trois hommes viennent de se rencontrer, discutent, debout sur le chemin central. On les distingue mal derrière les barreaux de la grille, à la section rectangulaire, tout en profondeur. Deux passants s’avancent vers la promenade de l’Aqueduc. Deux motos sont garées devant la façade. Les trois enfants sont retournés jouer sur la place, à une dizaine de mètres d’ici. Ils font mine de se rapprocher, tout en jouant avec leur ballon, juste à côté de moi. L’un d’eux regarde mon carnet du coin de l’œil et ils repartent vite vers leur coin, à l’ombre. Ils se font la passe, parfois s’aidant du mur.
Gentilly, le 11 juin 2020. Une femme en basket et sac à dos passe. La croise un jeune homme promenant un petit chien, un bichon, je crois. Je n’aperçois personne sur les balcons filants du bâtiment. Je vois, en filigrane derrière les garde-corps, des masses, des taches colorées, qui évoquent ici un vélo appuyé sur le mur, là une table et des chaises, plus loin un pot de fleurs. Je remarque que contrairement à la dernière fois, sur un des balcons est tendue verticalement une toile violette, qui descend de la sous-face du balcon du dessus jusqu’au garde-corps, masquant complètement la vue. Pendant le confinement, chez moi, nous avons fabriqué un auvent pour nous protéger du soleil sur notre balcon, j’imagine que les habitants de cet appartement ont pu faire la même chose. Ont-ils voulu aussi se protéger d’un vis-à-vis ? Les bâtiments qui sont de l’autre côté ressemblent à des bureaux. Une petite fille court sur la promenade en riant. Un instant, nos regards se croisent.
Gentilly, le 25 mars 2021. Dans le mail des tilleuls, la pluie a fait scintiller tout ce qu’elle a touché. En particulier, je remarque le platelage bois, luisant, qui serpente entre les arbres au-dessus de la pleine terre, vers l’entrée de la résidence. Un homme est sorti du bâtiment de la résidence de l’Aqueduc avec un casque de moto à la main. Il descend le chemin vers le portail et sort. Il n’y a sur le mail qu’une unique moto garée. Pas même un vélo l’accompagne. Il va la prendre, c’est sûr. Il prend son temps. J’avance. Je remarque, en façade, qu’un étroit store noir a été placé à la verticale tout contre une cabane de polycarbonate. Il s’arrête juste au-dessus du garde-corps. […] Une guirlande de Noël en forme de stalactites a été accrochée au dernier étage. À l’angle, un mince filet de protection a été installé récemment, peut-être contre les oiseaux. Il ressemble à un voile de moustiquaire d’ici. À travers le garde-corps, on devine de-ci de-là des séchoirs, des tables et des chaises en plastique blanc. Je remarque pour la première fois un petit bout de balcon au 1er étage qui imite le découpage des balcons filants des étages supérieurs. Les habitants y ont installé un rideau rose à deux pans sur une tringle fixée sur la sous-face du balcon du dessus. Au rez-de-chaussée, à travers la végétation encore trop faible pour masquer les fenêtres — tous les volets roulants sont baissés — on aperçoit un jeu pour enfants. […]
Analyser les pratiques quotidiennes racontées
La méthode proposée nous a permis de décrire certains gestes ordinaires. Ces usages esquissés dans ces récits de lieux peuvent être analysés à l’aune de L’invention du quotidien 50, qui pointe la part de créativité de ces arts de faire pour s’accommoder de la loi du lieu. Michel de Certeau les voit en effet comme des tactiques mouvantes et discrètes qui déplacent les limites, recomposent et distribuent l’espace. Elles détournent et débordent l’ordre de la planification architecturale. Nous pouvons aussi nuancer cette inventivité du quotidien en rappelant le caractère répétitif, cyclique du processus de quotidianisation 51 qui cherche avant tout à domestiquer l’étrangeté du monde et à l’incorporer au familier. Malgré ce processus de familiarisation, l’altérité persiste. La part irréductible de contingence du quotidien offre alors des occasions d’expressions singularisantes. Ces gestes agissent sur l’espace, en le rendant habité et expressif. Nous allons faire dialoguer l’invention du quotidien avec le processus de quotidianisation en reprenant un chapitre développé dans notre thèse52.
Tactiques mouvantes des habitants, arts de faire
Michel de Certeau a ouvert, avec Roland Barthes et Henri Lefebvre53, le champ de la pensée du quotidien, notamment en réaction à la société de consommation des Trente Glorieuses. Pour Michel de Certeau, bien que les usagers aient un statut de dominé, ceux-ci fabriquent quelque chose avec ce qu’ils consomment : « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner »54. Voyons ce que nous pouvons dire, à partir des analyses de Michel de Certeau, des pratiques relevées dans nos récits.
Si nous évoluons dans un monde où la production est rationalisée, centralisée, expansionniste, spectaculaire, bruyante, chacun et chacune d’entre nous fabrique une autre production, rusée, dispersée, silencieuse, invisible qui ne se signale pas par les produits, mais par les différentes manières de les employer, de s’en accommoder ou de les détourner : les usages constituent une poïétique (du grec poiein : « créer, inventer, générer »). Michel de Certeau ne cessera de comparer ces pratiques rusées du quotidien à la pratique de la langue : de la même manière que l’usage, l’acte performatif de parler ne se réduit pas à la seule connaissance de la langue : il opère dans le système linguistique, il se réapproprie la langue, il instaure une relation avec un interlocuteur ici et maintenant55.
À Gentilly, nous observons les usages discrets de l’espace public et les indices de diverses manières de s’accommoder des lieux. Les personnes circulent, se rencontrent, discutent dans ces espaces. Elles les aménagent, les entretiennent, en détournent parfois la fonction. Installer une cabane de jardin sur son balcon ou y ajouter un occultant, l’utiliser comme débarras ou le nettoyer, faire d’un mur le support d’un jeu de ballon, coller une affichette sur une porte, taguer le pignon d’une façade, prendre tous les jours le même raccourci, s’asseoir sur ce banc-ci pour déjeuner, promener son chien et discuter avec ses voisins, installer un étal sur le trottoir… Finalement, que font ces innombrables gestes à la ville ?
Avec Michel de Certeau nous proposons de porter attention aux formes subtiles, dispersées et bricolées de la créativité quotidienne des groupes et des individus dans cette « multitude de “tactiques” articulées sur les “détails” du quotidien »56. Pour lui, les activités du quotidien telles que : habiter, circuler, parler, lire, cuisiner, etc. sont des tactiques57. Toutes les trajectoires indéterminées que les usagers inventent, il les voit comme des arts de faire, qui, bien qu’offerts par les circonstances, n’obéissent pas à l’ordre du lieu58. Pour Michel de Certeau, cet art créatif et pluriel de l’entre-deux fabrique de l’imprévu à partir des circonstances et reste invisible dans l’organisation globale des lieux. Les pratiques traversières identifiées par de Certeau transgressent l’ordre du lieu. Elles utilisent et détournent les règles du système pour s’en accommoder, pour « faire avec ».
À Gentilly, les habitants ajustent et détournent les règles spatiales dictées par la planification urbaine et architecturale, ils font avec. Le résultat de ces ajustements se perçoit quand, sur les balcons filants, une cabane de jardin se retrouve camouflée parmi les modules de polycarbonate de l’architecture dessinée, ou quand on y devine les multiples usages, débordant des balcons. La façade habitée devient alors bavarde, expressive, et, somme toute, très différente de la façade publiée dans les books et magazines d’architecture. Pour les habitants, la transgression est une forme de l’habiter : c’est outrepasser, aller au-delà d’une limite, sortir du cadre, transgresser l’ordre. Celle dont on parle est banale et quotidienne, mais repose toujours sur une capacité à saisir la bonne occasion.
Pratiques d’espaces : énonciations piétonnières
Pour Michel de Certeau, la ville planifiée, vue d’en haut, totalisante, est doublée d’une ville habitée, « transhumante »59, une ville de marcheurs qui s’insinue dans les plans de la première. La ville dans le discours urbanistique relèverait d’une organisation rationnelle, sans historicité, universelle et totalisante. À ce concept de ville, qu’il juge inopérant, il oppose les pratiques urbaines. La vie urbaine laisse remonter ce que le projet urbanistique excluait. Des mouvements contradictoires se combinent hors du pouvoir panoptique. Sous le discours idéologisant, la ville prolifèrent des ruses et des combinaisons multiformes impossibles à gérer60. Michel de Certeau ne le dit pas, mais on peut penser que tacitement la ville se planifie malgré ou avec la certitude qu’elle sera dépassée par les usages hétérogènes et multiples de ses habitants. C’est en suivant ces tactiques que Michel de Certeau nous propose de mener une théorie des pratiques quotidiennes et de l’espace vécu.
En ménageant un passage ou en érigeant un mur, l’ordre spatial organise un ensemble de possibilités et d’interdictions. Le marcheur, quant à lui, actualise certaines d’entre elles, il les fait exister au présent. Mais il les déplace aussi, et il en invente d’autres par les traverses, dérives ou improvisations de la marche. Il outrepasse les limites d’utilisation déterminées par l’objet. Il accroît le nombre de possibles ou d’interdits en sélectionnant. Il crée du discontinu, en détournant la fonction par l’usage. Il compose, selon Michel de Certeau, des « tournures » spatiales. C’est ce qu’il appelle l’énonciation piétonnière. En effet, comme l’acte de parler pour la langue, l’acte de marcher a, pour le système urbain, une triple fonction énonciative : en premier lieu, il y a appropriation du système topographique (comme l’énonciation implique une appropriation de la langue) ; en deuxième lieu, une réalisation spatiale du lieu (comme le parler est une réalisation sonore de la langue) ; et enfin, l’instauration de relations entre différentes positions par les mouvements (comme l’énonciation instaure une relation entre locuteurs). La performativité de l’acte de marcher se comprend sur le modèle de celle de l’acte de parler.
Pour Michel de Certeau, les cheminements des passants sont donc des figures de style, des tournures, qui individuellement structurent le style ou la manière d’être au monde d’un individu et qui collectivement décrivent un phénomène social, un usage. Ce que produit le passant dans la ville, c’est une certaine manière de passer. En manipulant les éléments de base d’un ordre urbain bâti, il ouvre des écarts, instaure des arrangements, laisse des ambiguïtés. Dans le récit même, les figures de style fragmentent, distordent, éludent. Elles n’ont rien de commun avec la logique du plan cohérent et totalisateur de l’urbaniste. Dans la ville, ces figures de style sont des gestes. Par ceux-ci, les habitants performent l’habiter au quotidien. Par exemple, un graffiti illustre un geste, c’est la trace d’un geste, empreint d’un certain style. C’est en ce sens que les pratiques urbaines sont des arts de faire. Le lieu est doublé d’un espace en actes. Finalement l’ordre du lieu est un ordre-passoire, poreux, partout criblé de gestes et de passages que les habitants inventent au quotidien. Dans la profusion des micro-événements singuliers de la ville, la statique de l’ordre est excédée par la multiplicité des vies entrecroisées.
Chez Walter Benjamin, la découverte de la ville se fait en se laissant pénétrer par elle, en abandonnant une posture théorique pour expérimenter sa porosité, s’infiltrer dans ses anfractuosités. En s’y usant. C’est la figure du flâneur que l’on emprunte à Walter Benjamin61. Elle naît dans les passages parisiens, qui creusent des galeries (marchandes) à travers le bâti, autorisant du même coup la flânerie. Dans la ville, le flâneur se balade, il traîne, mais ce faisant, il observe et analyse la ville de la modernité, ses habitants et leurs gestes. Comme un détective ou un explorateur, il se mêle à la foule effervescente pour mieux calquer son pas sur celui des badauds et percevoir leurs gestes, leurs manières de passer. Ce sont les corps en mouvement qui architecturent l’espace. En se positionnant volontairement dans une perspective critique, le flâneur résiste à la domination de la marchandisation et de la productivité. Il accueille les résonances du temps et les forces de l’ailleurs. Le flâneur en flânant s’oppose à la fixation, à la domination et à la stratégie du lieu (que Michel de Certeau oppose à la tactique traversière). Le piéton en flânant résiste à cela, sachant « habiter davantage ».62 Benoît Goetz rapproche d’ailleurs la flânerie de la dérive situationniste, un art par lequel on s’égare volontairement63. Pour Benoît Goetz, Walter Benjamin décrit la valeur d’usage des espaces architecturés64. Car pour lui, il n’y a pas d’usages sans porosité : l’usage repose sur l’interpénétration du public et du privé, de l’intérieur et de l’extérieur. Le vivant se répand partout, pas seulement par les portes, mais aussi les parvis, les fenêtres, les balcons, dans une certaine manière d’habiter. La porosité de l’architecture est liée à une porosité sociale65. La ville est un véritable espace d’échanges, traversé de mobiles, de champs de forces.
En somme, les tactiques quotidiennes sont des pratiques traversières, qui transgressent l’ordre du lieu et son principe de propriété. Elles permettent de s’accommoder du système en détournant ses règles, en laissant du jeu. Cet art du faible se soumet aux aléas, dans un perpétuel ajustement aux changements, attentif à la bonne occasion à saisir pour inverser le rapport de force. Dans la ville, ces tactiques se retrouvent dans les pratiques urbaines. La ville planifiée est infiltrée par les marcheurs, qui inventent des combinaisons multiples et rusées de parcours. La marche actualise, sélectionne, improvise et outrepasse le fonctionnalisme de la planification. En un mot, elle le rend habitable. Les énonciations piétonnières de Michel de Certeau soulignent l’analogie entre l’acte de marcher et celui de parler. Performer la langue ou la ville, c’est s’approprier un système, le réaliser, et en détourner les règles, créer des tournures, des figures de style. Ces gestes reflètent individuellement une certaine manière d’être au monde et définissent collectivement un usage.
À Gentilly, l’observation d’une façade et de ses environs montre déjà les indices de ces multiples actes d’habitation qui composent l’espace vécu. Les habitants s’approprient les lieux par de discrets ajustements de l’espace, par l’improvisation et l’inventivité quotidiennes, par une myriade de gestes sédimentés par l’habitude.
L’invention du quotidien, art de faire créatif, fragmentaire et rusé, est bien un art en actes, un art de gestes et de parcours. Et dans la ville, les usagers définissent pour cet art un style, une certaine manière de passer, que nous pouvons identifier à travers le récit. Nous allons poursuivre notre raisonnement sur les pratiques quotidiennes en les confrontant au processus de quotidianisation.
Pratiques quotidiennes ou quotidianisation ?
Les pratiques et les usages discrets décrits par Michel de Certeau et identifiés dans les extraits de récit de Gentilly sont inscrits dans le quotidien, certes, mais de quelle manière procèdent-ils du processus de quotidianisation ? Dans son ouvrage La découverte du quotidien66, Bruce Bégout avance une objection de taille à la thèse de Michel de Certeau, en niant l’implication du quotidien dans les pratiques inventives décrites, les rattachant plutôt au processus d’individuation. Pour comprendre l’objection, revenons à ce que Bruce Bégout appelle le quotidien, ou plutôt le processus de quotidianisation, en tant que tentative perpétuelle de familiariser l’étranger.
Le processus de quotidianisation
Malgré son évidence a priori, le quotidien est opaque. Dans son ouvrage, Bruce Bégout cherche justement à le dévoiler. Pour lui, ce n’est pas en le considérant seulement comme le familier, le même, que l’on peut comprendre le quotidien. L’auteur propose de considérer aussi le processus de familiarisation qui implique l’expérience de l’étrangeté du monde.
Le quotidien est a priori tout ce qui nous est familier, intime : trajets habituels, gestes et manières qui se répètent jour après jour. Si le quotidien est avant tout répétition, la récurrence des événements les inscrit donc dans le quotidien. Même un événement exceptionnel, répété dans le temps, devient peu à peu quotidien et finit par apparaître comme une répétition habituelle. Par exemple, la mort semble être une rupture exceptionnelle, mais sa ritualisation la réinscrit dans une forme de quotidienneté. Il y a une force qui « quotidianise » dans le temps, une puissance de familiarisation67. Le quotidien n’est pas statique, mais serait plutôt une dynamique de familiarisation des événements, qui fonctionne par la répétition. Pour Bruce Bégout, le monde quotidien est ambivalent parce qu’il oscille sans cesse entre la maîtrise du présent et la découverte du nouveau, entre l’ordre familier et l’ouverture vers l’inconnu. Le quotidien agit par la domestication discrète du non-quotidien, en transformant l’étrange en familier. Or, l’auteur signale que ce processus nécessite une sorte de dialectique invisible entre le familier et l’étranger68. Le quotidien ne peut être réduit au seul monde familier, qui n’est en fait que le résultat de la domestication de l’étrange. Sans cesse secoué, débordé par l’étrangeté, le quotidien est donc ambigu, à la fois familiarisation du monde et exposition à l’altérité. Ainsi, les pratiques quotidiennes sans cesse répétées cherchent à instaurer du familier pour conjurer l’incertitude de l’être-au-monde ouvert vers l’inconnu69. Mais elles ne parviennent pas à anéantir totalement cet extraquotidien qui ressurgit et l’assaille sans cesse. Entre spontanéité et stabilisation, entre ouverture et repli, le quotidien porte en lui ces deux faces qui s’affrontent.
L’architecture s’évertue aussi à domestiquer l’étrangeté du monde. Dans nos espaces habités, les dedans se déploient avec différents degrés d’extériorité. À Gentilly, du balcon de l’appartement au hall d’immeuble, de la cour de la résidence au mail piéton, quand est-on encore dedans et quand est-on déjà dehors ? Le familier absorbe l’extériorité pour nous abriter, accueillant dans le même temps (et prudemment) l’étrangeté du monde, son altérité. Le balcon est un espace extérieur et pourtant il est davantage un chez-soi que le hall qui est un intérieur commun. La cour est, quant à elle, un extérieur qui appartient encore à l’enceinte de la résidence. Les limites se brouillent entre l’altérité et le familier, et des degrés intermédiaires émergent entre le chez-soi et le monde. Mais l’architecture ne peut pas se réduire au monde quotidien. Aussi, l’architecture et le quotidien ne peuvent se réduire l’un à l’autre. C’est en ce sens que Bruce Bégout critique Michel de Certeau qui, selon lui, superpose à tort pratiques spatiales (qu’il appelle tactiques) et quotidien (que Bruce Bégout associe au processus de quotidianisation). Nous allons clarifier cette distinction que Bruce Bégout entreprend de faire.
Sur l’invention du quotidien
Le monde quotidien repose donc sur une dialectique dynamique entre familier et étranger, en vue d’une domestication du second par le premier. Sans l’étrangeté, le familier ne peut se constituer, puisque c’est à partir de l’étranger qu’il le fait. La quotidianisation laisse donc toujours une part d’inconnu non domestiqué, un « résidu d’étrangeté impossible à éliminer »70. La vie quotidienne, portant en elle cette contingence et cette incertitude du résidu d’étrangeté qu’elle doit absorber, a une certaine plasticité. Cette lutte interne entre familier et étranger, que Bruce Bégout appelle une infra-dialectique, forme un ordre souple, fluctuant, voire faible par rapport aux ordres sociaux et à leur rationalité froide71. De ce fait, l’ordonnancement quotidien est invisibilisé et le quotidien paraît confus. Mais Bruce Bégout nous rappelle que, bien qu’invisibilisé, cet ordre existe bel et bien, c’est la quotidianisation. Le travail de familiarisation est souterrain, indépendamment de l’ordre social et de sa domination, et cherche seulement à instaurer une expérience cohérente du monde72. L’homme quotidien est soumis à deux normalisations : celle interne de la quotidianisation et celle externe de la socialisation. Mais la vie quotidienne accueille l’étrangeté et de ce fait excède toute normalisation, qu’elle soit interne ou sociétale73.
Cependant, Bruce Bégout nous met en garde. Ce serait aller trop vite que d’en conclure que le quotidien est une force de résistance face aux normes sociales. Ce serait oublier le travail de familiarisation et de domestication qui recherche la normalisation et la cohérence de l’expérience vécue. Il reproche à Michel de Certeau notamment d’avoir mis en évidence seulement le pôle d’altérité présent dans le quotidien et d’avoir passé sous silence la normalisation à l’œuvre dans la quotidianisation74. Selon Bruce Bégout, Michel de Certeau incrimine la normalisation à la seule domination sociale, opposant normalité à détournement. Pourtant, ne l’oublions pas, la répétition et la passivité font partie du quotidien et de son essence ambigüe, entre familiarisation de l’étranger et accueil de la partie irréductible de l’étranger. Pour lui, le quotidien est une stratégie immémoriale de familiarisation de l’expérience, nécessaire domestication de l’incertitude, avant même de la comprendre en termes de domination. Il ne nie pas l’appropriation singularisante dans les pratiques quotidiennes et le détournement possible des normes dans l’usage, mais il considère que cette description du quotidien est partielle. Le quotidien ne doit pas seulement s’accommoder des normes sociales, il doit aussi s’arranger avec la normalisation du processus de quotidianisation75.
Il lui reproche aussi son romantisme dans le fait de considérer le quotidien comme une création artistique ou un art de la guerre. L’inventivité des micro-pratiques décrites par Michel de Certeau existe bel et bien, mais pour Bruce Bégout la créativité ne viendrait pas du quotidien, du processus de quotidianisation. Pour lui, elle viendrait plutôt du processus d’individuation, ce processus par lequel on se distingue des autres (ses semblables) pour exister en tant qu’individu à part entière76.
Bruce Bégout reconnaît cependant que Michel de Certeau montre la capacité du quotidien à se transformer, à s’adapter. Il l’explique cependant par la présence de l’étrangeté dans le processus de quotidianisation, dans son rapport dynamique ouvert avec le familier. Excédant la normalisation, des réserves intarissables de contingence et d’inconnu sont disponibles et peuvent créer des pratiques individualisantes77. Mais pour Bruce Bégout, l’usage du quotidien de l’hétérogène et de l’étrange n’a rien à voir avec la créativité ou la subversion. Pour lui il ne s’agit que de prudence. Une prudence quotidienne, quasi existentielle, qui restaure l’imprévisibilité et dialogue avec elle. Elle permet au quotidien de se tenir sur le milieu, entre familier et étranger78.
Michel de Certeau a peut-être tort de parler d’invention du quotidien, mais la description qu’il fait de ces micro-pratiques reste valable. Nous observons bien une forme de créativité dans les usages, que Bruce Bégout rapproche de l’individuation. En effet, ces pratiques inventives relèveraient davantage d’un processus par lequel on se distingue en tant qu’individu, par une certaine manière de faire, un certain style, une certaine tournure, pour reprendre les termes de Michel de Certeau. Elles s’inscrivent de fait dans le quotidien, avec et malgré le processus de quotidianisation, ce processus répétitif de domestication des événements étranges pour constituer du familier. Ces singularisations rapportées au social forment des usages.
Récits d’espaces, opération de bornage
Pour Michel de Certeau, les dits et récits quotidiens sont eux-mêmes des parcours d’espaces. Les récits organisent les lieux, les relient entre eux, composent des itinéraires et des phrases79. Ils permettent le passage d’un lieu à un autre. Ils nous transportent. Les récits sont des pratiques de l’espace et en ce sens appartiennent aux tactiques quotidiennes que Michel de Certeau décrit. Il analyse plusieurs actions narratives qui constituent des pratiques organisatrices de l’espace, comme la carte et le parcours. Quand la carte raconte l’ordre du lieu, le parcours, lui, évoque les actions spatialisantes, les tactiques mouvantes. Michel de Certeau examine également la délimitation et le bornage.
Pour lui, les opérations de bornage fondent et articulent les espaces. Par exemple, le bornage d’un terrain, avant d’être dessiné sur un plan, était autrefois établi à partir des récits oraux et des témoignages de gestes comme le fait d’entretenir un fumier ou d’avoir planté un arbre en bordure du champ. Ces opérations de bornage se font par compilation de fragments de récits et conciliation de versions. La description est fondatrice d’espace : la narration orale « ne cesse, labeur interminable, de composer des espaces, d’en vérifier, confronter et déplacer les frontières. »80. Le récit est fondateur, en répartissant l’espace par des gestes, des discours d’actions, avant même les discours juridiques. L’usage d’un espace est d’abord acté par son récit, et c’est le récit qui distribuera l’espace et en figera les limites sur le papier. La description est un acte créateur, qui a un pouvoir distributif et une force performative. La description de l’espace crée un théâtre d’actions. À Gentilly, la description que nous faisons des lieux compose elle aussi l’espace. Le fait de répéter la description nous permet d’en définir et d’en vérifier les bords. Elle est fondatrice d’un espace-temps où peuvent advenir des événements, elle crée un théâtre d’actions.
Le récit est donc une opération de bornage et une délimitation. Et même, il autorise l’établissement, le déplacement et le dépassement des limites. Car pour Michel de Certeau, « Les bornages sont des limites transportables et des transports de limites »81. La limite porte toujours en elle son propre dépassement. Michel de Certeau rapproche ces opérations de bornage dans la narration des xoana grecques : des statuettes rusées qui bornent l’espace tout en se déplaçant elles-mêmes. La répartition de l’espace qu’elles composent est alors mouvante. C’est le geste même de fixer une délimitation qui la rend mouvante. La limite est d’une certaine manière performative et l’espace est redistribué au gré des actions de bornages. Les limites territoriales dépendent moins de la propriété que des gestes qui performent ce territoire. Ces opérations de bornage sont aussi des tactiques pour s’accommoder de la loi du lieu et, à l’occasion, la transgresser.
À Gentilly, les habitants de la résidence de l’Aqueduc investissent de leurs gestes le mail du Tilleul qui la borde. Leurs actions débordent de l’enceinte close par la haute grille et se répandent sur le mail et la promenade. L’espace de jeu que les enfants inventent, les stations sur les bancs avec les courses, les gestes qui accompagnent les entrées et sorties, etc. tout cela forme des intrications spatiales d’usages qui déplacent constamment les limites de la résidence. Il serait naïf de penser que la délimitation de la résidence se réduit à la limite parcellaire quand, à l’observation, on constate qu’une multitude d’usages domestiques se retrouvent aux abords. Ce sont bien ces gestes qui donnent un statut particulier à cet espace, intermédiaire. Les limites spatiales des balcons se brouillent aussi quand un store ou une tringle à rideaux est ajouté au-dessus du garde-corps. L’intérieur et l’extérieur s’interpénètrent par la liberté que prennent les habitants vis-à-vis des règles du lieu. Ils en déplacent discrètement les limites.
Les opérations de bornage font partie des pratiques urbaines, de cet art de faire rusé qui fait d’un lieu un espace vécu. La description des espaces et des usages est un acte de bornage d’un territoire parce qu’elle détermine les limites d’usages, elle distribue l’espace. Les opérations de bornage comme les xoana organisent aussi l’espace. Elles performent sa délimitation. Il est donc question de gestes plutôt que d’ordre. Et de facto, les limites s’en trouvent transportables. Ces opérations, ces actes racontés font territoire, avant même la propriété.
Ainsi nous avons relevé, dans nos récits, des gestes, des pratiques singularisantes, discrètes, répétées et organisatrices d’espace. Même si elles ne sont pas la justification du processus de quotidienneté, elles s’inscrivent petit à petit dans les habitudes. Elles émergent malgré l’ordre du lieu, marquent la singularité (ou le style) de l’usager et elles redistribuent l’espace selon un agencement nouveau. Ce sont des gestes, des actes qui fabriquent un territoire, au-delà de la règle et des frontières. Mise en exergue par le récit, ces pratiques montrent l’expressivité de l’habiter quand chacun·e donne une certaine « tournure » à son environnement, au fil des habitudes.
La ritournelle, expressivité du territoire
C’est bien l’expressivité singularisante de l’habiter qui nous invite à débanaliser le banal. Celui-ci a trait aux pratiques quotidiennes et aux gestes de l’habiter qui, dans la répétition, fondent et articulent les espaces. Mais nous remarquons à travers les récits que la répétition de ces actes donne à voir le territoire, que ces actes expriment le territoire. Si l’on considère, si l’on porte attention à cette expressivité, le banal devient singularisant et riche. À Gentilly, les gestes répétés, tournures et détournements expriment le processus de l’habiter et reconfigurent les limites de l’espace. Ils marquent de leur présence les lieux et de ce fait agencent un territoire autour d’eux. Le récit nous a donné un aperçu de cette lente et répétée performance de l’habiter qui affecte le territoire et le rend expressif. C’est cela que le concept de ritournelle déployé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux 82 peut nous permettre d’approfondir83.
La ritournelle84, ce court motif mélodique qui se répète dans un morceau de musique, est davantage une question de rythme que de cadence. Elle est plutôt rythmée sur un plan sensible, habité. Et c’est par son caractère cyclique que la ritournelle fait advenir la variation. Ici, la ritournelle ne concerne pas seulement un motif sonore, mais aussi les composantes motrices, gestuelles, visuelles présentes dans le milieu et chez l’individu85. La ritournelle pour Gilles Deleuze et Félix Guattari est un agencement de matières d’expression prise dans l’environnement pour consolider son chez-soi : un être vivant crée une certaine façon d’habiter un milieu en le transformant en territoire. Le territoire est incarné par une certaine manière d’habiter le milieu. Cette manière d’habiter (ce style) opère par un ensemble de signes, de matières d’expression (sons, couleurs, odeurs, gestes…). C’est donc la marque qui fait le territoire, c’est l’expressivité86. La ritournelle est manifestement attachée aux gestes et à leurs tournures, aux manières de faire, aux styles que ces gestes définissent, à l’art de tourner et détourner les éléments du milieu pour en faire des matières d’expression singularisantes.
En déclarant que l’habiter émerge dans l’expressivité de son milieu par l’individu, les auteurs de Mille plateaux suggèrent une vision de l’habiter où l’expression vient avant la propriété : « Le territoire serait l’effet de l’art. » reprendra Vinciane Despret87. Avec la ritournelle, l’habiter est affaire d’expressivité, d’expression « artistique ». Avant d’être une question de propriété, la territorialisation est donc d’abord une question d’ expression. Cette expressivité est condition de nos manières d’habiter. En effet, la territorialisation opère avec un certain style qui signale une certaine manière d’habiter. Et l’on est territorialisé autant qu’on territorialise. Ainsi, les gestes qui rendent expressives des composantes quelconques, qui activent le territoire sont en quelque sorte des performances territorialisantes, et le territoire est performé avant d’être approprié. Les gestes expressifs des habitants sont des actes de territorialisation qui fondent et expriment le territoire.
L’architecture et l’habiter, l’avers et le revers d’une même médaille, sont entrelacés dans la ritournelle. L’architecture, art de la demeure et du territoire, donne de la consistance à l’expressivité de l’acte de territorialisation. Le territoire est traversé de gestes territorialisant, qui relèvent chacun de manières singulières de passer. L’architecture a alors affaire à l’expression de ces actes d’habiter, ces actes d’expression du territoire. L’architecture en tant que processus d’organisation du monde peut, dans sa dimension de l’habiter, agir par la répétition de gestes, rendant expressives des composantes du milieu et de l’individu, fabriquant des ritournelles, qui territorialisent, donnent de la consistance au territoire et se déterritorialisent vers d’autres agencements88.