Violences au coeur d’un gouvernement d’exception : l’impossible banalisation des transmigrations sénégalaises du Sénégal vers le Nord de l’Afrique

DOI : 10.48649/pshs.312

Abstract

Cet article est issu de ma recherche doctorale autour des transmigrations et traversées de frontières de Sénégalais·es en partance au Maroc, dans le contexte d’externalisation des politiques migratoires européennes vers le Sud. Par le biais d’une enquête ethnographique multi-localisée, multipolaire et embarquée au plus près des frontières et des migrant·es, menée de 2012 à 2017 et faite de chassés croisés entre le Maroc et le Sénégal et de terrains de longue durée dans ces pays, j’étudie certaines réalités migratoires au prisme du risque. En effet, dans ce régime contemporain des migrations, je révèle que les frontières observées se parcourent, pour les Sénégalais·es, dans des épreuves routinières (Bontemps, 2014), marquant l'exception et le fait que celle-ci devienne habituelle. Dans cette normalité de l’anormal (Gayer, 2018), l’exception devient gouvernement et les risques d’exclusion, d’isolement, d’interception, de refoulement, d’expulsion, d’humiliation, d’arnaque, de violence, de disparition et de mort augmentent. Je réfléchis alors, en tant que regard extérieur en migration avantagée par rapport à mes interlocuteurs·rices sénégalais.es, aux tensions et continuités existantes entre la banalisation et l’extraordinarité de leurs passages.

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Mots-clés

Migrations, gouvernement d'exception, risques, banalisation, extraordinarité, femmes migrantes

Geographical index

Sénégal, Maroc, Mauritanie, Europe

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Cet article est issu de ma recherche doctorale en anthropologie. Celle-ci étudie les transmigrations et traversées de frontières de Sénégalais·es qui partent au Maroc, à travers le Maroc et depuis le Maroc, sous le contexte d’externalisation des politiques migratoires européennes vers le Sud. De 2012 à 2017, j’ai effectué une enquête ethnographique multilocalisée (Marcus, 1995) et embarquée au plus près des frontières et des migrant·es. Elle s’est composée de chassés-croisés entre le Maroc et le Sénégal, articulés à des terrains de longue durée dans ces pays. J’ai côtoyé des Sénégalais·es lors de traversées de frontières effectuées dans les deux sens entre le Maroc et le Sénégal, par la route, la voie maritime et/ou l’avion, seule ou en convois de migrant·es. J’ai fréquenté des migrant·es sénégalais·es quotidiennement, sur le long terme, dans des immersions à Casablanca et Dakar, en direct, par téléphone, via les réseaux sociaux1. J’ai vécu au Sénégal et au Maroc avec des Sénégalais·es en migration et des familles concernées par les migrations étudiées. J’ai mené des observations participantes, des participations observantes et des observations flottantes (Pétonnet, 1982), ainsi que des entretiens réguliers avec une cinquantaine de personnes. Dans ce travail, j’ai exploré la relation dialectique entre les diverses manifestations de la frontière et les mobilités des Sénégalais·es, sous et par ce régime politique contemporain des migrations. J’ai révélé comment les Sénégalais·es doivent franchir et s’affranchir de frontières toujours plus nombreuses, exacerbées et parfois inédites, et observé qu’en tentant de les franchir et de s’en affranchir, ils et elles s’inscrivent dans des mobilités également plus nombreuses, exacerbées et parfois inédites. À travers l’examen de multiples pratiques, échelles et formes de la frontière, j’ai notamment analysé la coproduction entre frontières et mobilités au sein des performances et créativités subversives des Sénégalais·es devant la frontière externalisée2 et son arsenal disciplinaire de contrôles humains et techniques (Ritaine, 2009, Tyszler, 2018), qui reflète aujourd’hui l’exercice d’un véritable pouvoir nécropolitique (Mbembe, 2006).

Les chercheurs·ses inscrit·tes dans le champ des border studies, notamment ceux et celles qui s’insèrent dans les critical security studies, font, en effet, émerger l’idée que la mort, les blessures et les disparitions en migration sont des aspects et conséquences de l’externalisation des politiques et frontières européennes vers le Sud (Bassi et Souiah, 2019). La mort, les blessures et les disparitions viennent, dans les cheminements des migrant·es sénégalais·es rencontré·es entre le Maroc et le Sénégal, jusqu’à l’Europe, croiser et amplifier les multiples tracasseries déjà existantes sur ces routes migratoires (Dime, 2016). Un grand nombre de recherches scientifiques et de rapports d’ONG, de collectifs et d’associations, sont unanimes à ce sujet : la mort aux/par les frontières de l’Europe (Ritaine, 2015), notamment en Méditerranée et à ses abords mais aussi dans des territoires bien plus lointains, est un des effets directs de la politique de contrôle migratoire. Dans l’objectif d’éviter et de contourner l’intensification humaine et le perfectionnement technique du contrôle, les migrant·es parcourent des routes bien plus longues, sinueuses, dangereuses et balisées d’individus véreux et/ou de groupes criminels parfois armés. Ainsi, la frontière européenne externalisée au Sud, qui se superpose aux frontières africaines dans les espaces étudiés, tels que le Maroc, les zones sahariennes dominées par le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal (Brachet et al., 2011), les pousse à des cheminements où les risques de se faire arnaquer, racketter, malmener, violenter, mais également de trouver la mort, augmentent. De plus, dans le cadre des nombreuses pratiques de contrôle, de capture et d’éloignement opérées par les gardes-frontières, les patrouilles africaines, européennes ou celles mixtes de Frontex, se placent régulièrement hors du droit international et sont parfois responsables ou coresponsables des décès en migration. Les frontières de l’Europe et de l’Afrique, sous le régime actuel des migrations, deviennent de plus en plus meurtrières et les décès sont toujours plus nombreux. À ce sujet, les travaux d’O. Clochard, de C. Rodier et d’E. Blanchard (2008, 2017) et plus généralement du réseau Migreurop, du programme Babels, du réseau européen United for intercultural ou encore de l’observatoire Fortress Europe babels proposent, à travers des cartes interactives et dynamiques et des listes de décès, des mises à jour régulières des lieux, des formes et conditions de l'enfermement des étrangers·ères mais également des conséquences humaines de ces politiques, pointées comme politiques fatales de l’Europe3. La fonction létale des frontières est sans cesse soulignée, ce qui démontre que ce régime contemporain des frontières a trouvé une utilité à ce que la frontière puisse faire mourir. C’est donc bien la gestion politique actuelle de la frontière qui tue et non pas la frontière elle-même, qui n’est pas de nature meurtrière. En cela, c’est la « nature létale du régime des frontières [qui] est désormais démontrée » (Bassi et Souiah, 2019, p. 11). Enfin, la difficulté à traverser les frontières entraîne et accentue une véritable industrie ou commercialisation de la migration (Hernández-León, 2012), dans laquelle un éventail infini et indéfini d’intermédiaires du passage s’étendent, se structurent plus ou moins et coexistent sur plusieurs territoires, dans des positions et stratégies lucratives et relationnelles plus ou moins fortes face aux migrant·es.

Dans cet article, j’analyse, au coeur de ce contexte hostile et risqué à de mulitples niveaux, les tensions, tiraillements, continuités et navigations complexes entre la banalisation et la débanalisation, par les scientifiques et par les Sénégalais·es concerné·es, des passages des Sénégalais·es transmigrant·es4. En première partie, je montre comment la possibilité permanente d’être tué·e par/en migration, au coeur du nécropouvoir en place, implique qu’aucun passage n’est ordinaire, même s’il s’inscrit dans une migration légale initialement « élémentaire et banale » (Lussault, 2013, p. 181). En seconde partie, en comparant mes attitudes et stratégies avec celles de certain·es Sénégalais·es, au cœur de situations de domination et face à des injustices qui nous étaient faites par des autorités aux frontières, j’interroge l’existence d’une possible banalisation de la violence lorsqu’elle est familière, tout en la questionnant à l’aune de nos différentiels de mobilité. En troisième partie, en me concentrant spécifiquement sur des parcours féminins de Sénégalaises, je me demande quels peuvent être les processus subjectifs et discursifs de défense des migrantes face aux violences de genre qui deviennent la norme dans ce régime contemporain de frontières.

1 - Quand le passage de frontières n’est pas banal. La routine de l’exception.

Pour les Sénégalais·es en migration vers le Maroc, notamment pour ceux et celles passant à travers la Mauritanie par voie terrestre, le passage transfrontalier peut arborer un caractère routinier et familier. Comme indiqué plus haut, il se situe en effet dans une migration légale initialement « élémentaire et banale » (Lussault, 2013) et s’effectue quotidiennement, depuis longtemps, par des centaines de Sénégalais·es. Ces passages s’inscrivent dans des logiques historiques et actuelles de rapports et d’échanges religieux, spirituels, commerciaux, estudiantins et d’accords bilatéraux en matière de migrations entre le Sénégal et le Maroc. Dans lepassé et dans le présent, ces rapports et échanges sont nombreux et génèrent de multiples mobilités entre les deux pays, ainsi qu’une réactualisation deces mobilités. Cependant, ils sont fortement déséquilibrés, le Maroc se trouvant souvent en position de force et offrant presque toujours son expertise ou son assistance. Ces mobilités s’ancrent et se renouvellent dans l’histoire esclavagiste ancienne et récente du Maroc envers les populations noires du Bilad al Sudan, le « Pays des Noirs », étudiées en détail par C. El Hamel (2013, 2019) ou N. Lanza (2011).

De plus, la plupart des Sénégalais·es rencontré·es expérimentent et tentent d’apprivoiser et de déjouer tactiquement, au fur et à mesure de leurs cheminements entravés, les tracasseries et contrôles les plus poussés qu’ils et elles rencontrent dans ce contexte d’externalisation des politiques migratoires et frontières européennes vers le Sud. Les traversant·es mettent ainsi en lumière leurs capacités d'adaptation, d'ajustement aux frontières et à leurs gardes, et donc leur agentivité (Butler, 2004) face à des contextes de passages défavorables. Malgré ces réalités, la nécropolitique du régime contemporain des frontières dans laquelle s’inscrivent les migrations des Sénégalais·es, et la létalité de la frontière qui l’accompagne, rendent impossible la banalisation de leurs passages d’Afrique à Afrique, et parfois jusqu’à l’Europe.

Le régime actuel des frontières est un régime de pouvoir nécropolitique, tels que ceux décrits par le politologue A. Mbembe (2006). Il désigne le nécropouvoir comme le pouvoir de donner la mort. Selon ses études, le pouvoir nécropolitique est une souveraineté absolue car l'expression ultime de la souveraineté réside dans le pouvoir social et politique de décider qui pourra vivre et qui doit mourir (2006, p. 59). Dans le cadre des migrations étudiées, au sein des espaces-temps qu’elles concernent, la notion de pouvoir nécropolitique est appropriée pour penser l’ensemble des phénomènes et relations de traversées émergeant de la politique migratoire européenne externalisée au Sud, en cela qu’elle vient augmenter et produire l’aspect mortifère de la frontière. Ce régime des frontières a les caractéristiques d’un régime nécropolitique, avec pour principales composantes le fait de tuer, de laisser volontairement mourir ou de laisser en vie. Il permet ainsi à l’Europe de dresser l’expression ultime de sa souveraineté de plus en plus loin de ses territoires, mais surtout sur les populations de ces territoires et sur les populations les traversant. Au coeur des cheminements des Sénégalais·es, ce régime de la frontière est un régime nécropolitique s’inscrivant spécifiquement « dans la colonialité du pouvoir qui fait de l’exception et de la politique “au-delà” de la loi, la règle du gouvernement de l’Autre» (Bigo, 2011, p. 10). Ainsi, les frontières observées se parcourent, pour les Sénégalais·es croisé·es, dans une logique de normalité de l’anormal (Gayer, 2018), dans des épreuves routinières (Bontemps, 2014). Ces expressions, issues d’autres chercheurs·ses et d’autres contextes de recherche, sont tout à fait pertinentes pour évoquer ce que j’ai observé dans le sens où elles marquent à la fois l'exception et le fait que celle-ci devienne habituelle, systématisée, voire institutionnalisée. V.  Bontemps dit à ce propos que « par l’expression volontairement paradoxale d’“épreuve routinière” [...] je cherche ainsi à rendre compte de l’imbrication entre une certaine forme de violence et l’aspect pourtant habituel » (p. 70) qui composent aujourd’hui le passage des frontières. Son analyse, conjuguée à celle de L. Gayer, fait parfaitement écho aux migrations de Sénégalais·es qui remontent vers le Nord de l’Afrique et aux frontières qu’ils et elles traversent. Dans cette normalité de l’anormal, l’exception devient gouvernement et les risques d’exclusion, d’isolement, d’interception, de refoulement, d’expulsion, d’humiliation, d’arnaque, de violence, de disparition, d’exposition à la mort, de mort et de mise à mort se multiplient et se croisent. Pour mes interlocuteurs·rices sénégalais·es, les logiques de surgissement du danger, prévisible mais aléatoire (Gayer, 2018), représentent donc le quotidien. Ainsi, l'aspect extraordinaire de la frontière contraste avec son aspect ordinaire. Plus précisément, il s'y imbrique, d'où l'idée de « quotidienneté d'exception » ou « d'exception quotidienne » que je fais émerger dans ma recherche, toujours en rapport avec les travaux et expressions de V. Bontemps. Le contexte de routine d’exception qui caractérise les passages des Sénégalais·es révèle des formes de gouvernance et de gouvernementalité (Foucault, 1997, 2004) de l’Autre, de cet·te Autre venant du Sud. Ces formes de gouvernance et de gouvernementalité résident dans les tracasseries et maltraitances multiples et variées qui sont faites aux migrant·es dans leurs passages, et qui vont jusqu’à la possibilité de les tuer au coeur même de la gestion actuelle des migrations. Le gouvernement de l’Autre, un gouvernement d’exception donc, est parfois « présenté comme inéluctable, comme résultat d’un processus de routinisation de l’exceptionnel, inscrit dans une temporalité de l’exception où le pouvoir s’efforce de ramener l’individu[e] à sa vie nue, à le priver de ses vies politiques » (Bigo, 2011, p. 10). Cette quotidienneté d’exception faite dans et par l’externalisation des logiques migratoires et des frontières européennes vers le Sud n’autorise pas, selon moi, à rendre ordinaires les passages des Sénégalais·es d’Afrique à Afrique ou d’Afrique à Europe, d’autant plus que l’éventualité permanente d’être tué·e par/en migration en fait partie intégrante.

L’extraodinaireté que je défends à propos des passages étudiés ne vient pas forcément ni seulement d’images fortes et tragiques largement médiatisées dans une approche sensationnelle, comme celles relevant par exemple de la figure de la pirogue - largement exploitée - et plus globalement celles liées à toutes les images et informations qui mettent en lumière les assauts des barrières de Ceuta et Melilla, les décès dans le désert, les naufrages en mer ou encore les personnes mortes échouées sur les côtes européennes. L’extraordinaireté des passages que j’observe vient plutôt, au sein de cheminements transafricains et légaux, de situations aux frontières et de situations de frontières5 (Agier, 2013), qui, plus sournoises et moins visibles que ces images chocs et décès, dévoilent pourtant un spectacle de l’asymétrie et de la violence, permis et amplifié par la politique de la frontière à l’oeuvre. Les passages les plus répétés, ordinaires, faciles et quotidiens ne sont finalement pas si anodins quand d'autres passages, en parallèle et simultanément, pour de mêmes profils et catégories de migrant·es sénégalais·es, sont gênés ou brisés par l’externalisation des frontières européennes au Sud (en gardant à l’esprit les tracasseries déjà existantes au sein des régimes de mobilités intra-africaines avant l’émergence des politiques migratoires européennes délocalisées au Sud). Si certain·es migrant·es sénégalais·es, dans des trajectoires individuelles et/ou collectives, passent tous les jours aisément vers la Mauritanie et le Maroc, la politique de la frontière européenne externalisée au Sud entrave dans le même temps et dans les mêmes espaces de multiples trajectoires individuelles et/ou collectives de Sénégalais·es, parfois avant même de sortir du Sénégal, parfois même pour y retourner. Le différentiel entre ces passages ôte une dimension ordinaire à tous ces passages. Un passage réussi ne peut faire oublier que cette politique de rejet, répressive et restrictive, cible le collectif migrant en entier. Un passage réussi ne peut faire oublier que le fonctionnement des frontières contemporaines, parmi divers dispositifs mondiaux, fait plonger les transmigrant·es, tel·les que les Sénégalais·es rencontré·es, dans le monde des « hommes en trop», des surnuméraires (Mbembe, 2020). Ce monde, qui fait l’objet de calculs mathématiques intensifs, doit être, en matière d’utilitarisme économique, trié et contrôlé afin de servir, et en matière d’humanité en excédent, il doit être en partie éliminé [revoir la phrase]. Ainsi, ces passages réussis ne peuvent faire oublier que les politiques migratoires à l’oeuvre se font selon un paradigme de classification raciale du monde et de stérilisation sociale, analysé d’ailleurs par E. Dorlin comme une « gestion coloniale du cheptel humain» (Dorlin, 2017).

Dans ce cadre, pour les Sénégalais·es croisé·es, l’extraordinaireté de la frontière, qui permet à ses gardes, au titre de l’état d’exception, de déroger à la règle jusqu’à suspendre partiellement ou pleinement la garantie des droits et libertés des traversant·es (Bigo, 2007), n'appartient plus à l'ordre du provisoire et de l’exceptionnel. En accord avec les observations de L. Navone (2014), N. Fischer (2013) et M. Agier (2012), je note que le provisoire s’étend et devient permanent, et que l'exception devient ce qui est commun pour mes interlocuteur·rices. L’exception s’institutionnalise en s’insérant peu à peu au sein des règles et pratiques prévues par les politiques migratoires européennes et déclinées sur place, au Sud, avec toutes les violences structurelles qu’elle comporte, notamment celle de tuer. À l’inverse, l’aspect ordinaire de la frontière devient exceptionnel, unique et rare. La gouvernance actuelle des migrant·es et de leurs migrations procède ainsi d’un paroxysme de l’exception et de l’état d’urgence censé le légitimé6. Dans cet état d’urgence durable, au coeur des zones-frontières traversées par les migrant·es sénégalais·es, les violences les plus notables sont celles opérant immédiatement au sein des relations hiérarchiques entre garde-frontières et circulant·es. E. Tyszler (2019) indique à ce propos, dans ses travaux sur les enclaves de Ceuta et Melilla, que les migrant·es labellisé·es comme Noir·es au Maroc n’y sont absolument pas traité·es de la même manière que d’autres migrant·es aux frontières, tel·les que les Syrien·nes, Algérien·nes et d’autres traversant·es, dont le physique et les sociétés peuvent peut-être se rapprocher des populations locales. La chercheure note que « ici, oui, il y a des Blancs et des Noirs » (p. 85). Sur de telles réalités, A. Mbembe (2020) explique, quant à lui, dans quelle mesure le corps-frontière est presque toujours un corps de race, tandis que C. Schmoll (2011) démontre que la politique européenne de gestion migratoire, étendue vers le Sud, participe du modelage des corps, en faisant de ces corps des frontières. Ces constats m’interpellent car, dans les zones et situations étudiées, les abus envers les migrant·es perçu·es comme Noir·es, parmi lesquel·les les Sénégalais·es, sont d’une intensité et d’une fréquence incomparables à ce que vivent les autres populations de migrant·es et de passant·es, qui ne sont pas, pour leur part, distingué·es dans une altérisation radicale absolue. Parce que la frontière externalisée sélectionne et cible (Rumford, 2006, p. 164) selon des critères phénotypiques essentialistes et essentialisant, parce que le passage de la frontière externalisée est racialisé, les Sénégalais·es et d’autres traversant·es noir·es se retrouvent physiquement, au Maroc, dans les zones sahariennes occupées par le Maroc ou en Mauritanie, et notamment dans les diverses zones de passages de ces pays, entre ces pays et depuis ces pays, dans un état de visibilité permanente (Amiraux, 2014). Ils et elles se trouvent en situation de surexposition par rapport à d’autres groupes de migrant·es car leurs corps, perçus comme noirs, les trahissent. Par exemple, dans des villes de départ comme Tanger, un jeune Marocain, candidat au départ clandestinisé, ne sera pas automatiquement vu comme tel car il pourrait être un résident ou un touriste, alors qu’un Noir étranger, comme les Sénégalais que j’ai pu rencontrer, sera automatiquement perçu dans ce sens, étant forcément un suspect, un coupable, un indésirable (Tassin, 2014). Rencontrer des Sénégalais·es dans la ville marocaine m’a aussi permis de constater que cette gestion migratoire dévoile et fabrique une vision d’un monde morcelée, où certaines personnes se voient illégitimes et inattendues, selon les représentations dominantes, dans certains lieux et dans leurs accès à ces lieux. Je l’ai noté presque partout au Maroc et principalement à Tanger. J’ai remarqué, par exemple, les tensions que pouvaient générer, dans certains endroits, la présence innattendue de personnes vues comme noires, en observant notamment le quotidien de vendeurs ambulants sénégalais dans des rues de l’ancienne médina. De même, un jour, en entrant dans un café avec mon mari (sénégalais) et notre hôte marocain, lors d’un match de football qui rassemblait des centaines de supporters, au vu des froissements ou des interrogations que cristallisait notre binôme mixte à plusieus niveaux (homme noir et femme blanche), notre hôte marocain, Youssef, connu du quartier et de tous les supporters, nous servit de garantie afin que la situation puisse rester vivable. Dans un contexte ambiant empreint d’un racisme (Pian, 2010 ; Timera, 2011) qui s’est notamment forgé dans l’histoire de l’esclavage du monde arabo-berbère mais aussi de celui européen sur le monde noir, et qui se renouvelle aujourd’hui par des politiques migratoires racialistes et leur médiatisation, les corps migrants des Noir·es, parce qu’ils sont noirs et/ou vus comme noirs, font frontière, sont indiscernables de la frontière, sont la frontière (Khosravi, 2008). Aux frontières et à leurs bords plus spécifiquement7, la différence de traitement envers les personnes vu·es comme Noir·es, qui se traduit par de multiples ségrégations spatiales mais aussi par des violences et exactions perpétrées à leur encontre (harcèlement caractérisé, traques ciblées...), implique des rapports particuliers avec les gardes-frontières, en partie auteurs de ces agressions et discriminations. Dès lors, pour les Noir·es migrant·es, ce sont aussi les modes et stratégies de franchissement, façons de se mouvoir et de se présenter corporellement et mentalement aux frontières et à leurs abords, ainsi que leurs attentes et contournements, qui deviennent spécifiques, exceptionnels et se distinguent de ceux des traversant·es non-noir·es. De telles réalités viennent aussi empêcher l’ordinarisation de leurs passages. Aux frontières euro-africaines entre le Maroc et l’Espagne, dans les villes mais surtout dans les camps informels de migrant·es qui les entourent et à leurs environs, de véritables chasses à l’homme noir et à la femme noire sont dénoncées (Tyszler, 2018). En ces lieux, les violences éprouvent presque sans répit les corps et les esprits des Noir·es migrant·es. Ce sont des arrestations collectives et passages à tabac en pleine nuit, ce qui atteint de manière conséquente leur sommeil et donc leur santé. Ce sont des dégradations et destructions répétées de leurs campements, qui les obligent à trouver un nouveau terrain ou à reconstruire, les fatiguant tout en consommant leur énergie et leur moral. Ce sont des vols de leurs biens et finances, ce qui, outre les déposséder du peu qu’ils et elles ont, les freinent et les font attendre plus longtemps sur place. En effet, argent et matériel servent à la préparation d'un départ. Ce sont aussi les déportations illégales vers le désert d'Oujda, vers l’Algérie et le Sahara dont me font d’ailleurs part plusieurs Sénégalais·es qui les ont vécues ou qui étaient sur le point de les vivre. Ainsi, par cet état d’exception permanente, dans un cadre racialiste, leurs corps, devenus des corps-frontières, deviennent des corps d’exception (Tévanian, 2017). Selon P. Tévanian, «un corps d’exception se définit comme un corps soumis en tout lieu et en tout temps à "l’état d’exception" » (2017, p. 164). Si l’état d’exception mis en place par le pouvoir souverain est censé s’appliquer à toutes et tous, donc à tous les corps, sur un territoire donné et une période limitée, avec l’idée du corps d’exception, l’auteur montre que seuls certains corps sont soumis au traitement d’exception, mais partout et sans cesse. Il dévoile que l’exception s’inscrit à même le corps et non plus seulement sur un territoire, ce qui permet de mettre en relief l’aspect très esthétique de la discrimination sociale et politique car, avant l’inégalité de traitement qu’elle est et qu’elle engendre, cette discrimination débute par « une inégalité dans la perception, donc par une relation esthétique particulière au corps de l’autre » (p. 164). C’est bien le cas des Sénégalais·es et autres migrant·es noir·es en partance vers le Maroc, au et depuis le Maroc. Dans leurs interactions avec les autorités, dans les politiques migratoires mises en place et dans la médiatisation de ces politiques, ces corps d’exception sont, particulièrement lors de leurs passages et voyages, en tant que corps noirs, presque automatiquement pris comme des corps franchisseurs et transgresseurs de frontières européennes, ce que P. Tévanian définit comme le corps furieux, « vers lequel convergent tous les regards, qu’on montre du doigt et qu’on dévisage. On ne voit que lui, et de lui et de ses semblables, on dit qu’ils “sont partout” » (Tévanian, 2017, p. 166). Ce concept de corps d’exception, qui met en relief une pratique déformée, déclinée et asymétrique d’état d’exception, aide très nettement à faire émerger le racisme à l’œuvre, même le plus quotidien et diffus, au coeur des politiques migratoires mises en oeuvre. Si le corps d’exception est une construction juridique et étatique mise en place notamment par le système colonial et esclavagiste, il perdure et s’ancre aujourd’hui dans, par et sous l’externalisation des politiques migratoires européennes vers le Sud.

L’exception des passages des Sénégalais·es, qui s’inscrit jusque dans leur corps et jusque dans leur mort, (Kobelinsky, 2017) me rapelle l’importance d’éviter les pièges de la banalisation de ces traversées. Toutefois, la systématisation et l’institutionnalisation de ce gouvernement d’exception m’amène aussi à me demander si ceux et celles qui en font les frais, ici les Sénégalais·es qui ont participé à ma recherche, viennent à s’y accoutumer, à le normaliser.

2 – Face aux violences familières, une routinisation sans habituation

Je réfléchis dans cette partie à ce que peut provoquer ou non, pour les Sénégalais·es circulant·es et dans le cadre du gouvernement d’exception qui les touche, l’habitude de la domination ordinaire, en termes d’intériorisation ou de banalisation des violences et injustices qui l’accompagnent.

Extrait de notes de terrain, janvier 20158

Dans le cadre d’un voyage commun avec Silla9 vers le Maroc, nous avons d’abord parcouru Dakar-Nouakchott par voie terrestre et fluviale. Nous arrivons à 4 h du matin à l’aéroport de Nouakchott pour un vol vers Casablanca prévu à 7 h. De 5 à 7 h, nous sommes retenu·es sur le côté par un homme mauritanien de l’aéroport, celui qui examine les documents de voyage avant l’enregistrement par la compagnie aérienne. Il fait durer l'attente des personnes dont il vérifie les papiers, toutes suspendues à son contrôle. Instrumentalisant les formalités d’entrée et de séjour au Maroc pour les Sénégalais·es, il indique que Silla ne partira pas car il doit, pour cela, détenir un billet retour. Dans cette logique, au vu des accords bilatéraux entre le Maroc et la France, je suis censée moi aussi possséder un billet retour. Pourtant, l’homme me propose de partir sans Silla, marquant de manière nette un différentiel de droits et de mobilité entre Silla et moi, et dévoilant nos asymétries de passage10. Il nous met à l’écart des autres passagers·ères, sur le côté du comptoir de vérification situé au centre de la file de passage aux guichets d'enregistrement. Nous sommes au milieu de tout (au cœur de l’histoire de l’aéroport et en plein milieu de la circulation) et surexposé·es en étant écarté·es à la fois par notre situation spatiale et administrative. Il nous demande d'attendre «ici » et ne nous donne aucune autre information ni aucune solution possible, comme celle d’acheter sur place un billet retour, ce que nous pouvons faire. Il détourne la tête à toutes nos tentatives pour l’interpeller. Affichant de manière exagérée et théâtrale la négligence volontaire de notre situation, il fait mine de ne pas nous voir tout en s’attardant à ce qu’on saisisse bien qu’il le fait exprès. Par moments, il vient nous confirmer, dans un contact furtif, que Silla ne passera pas. Puis, tout aussi furtivement, il nous dit de garder espoir avec un sourire narquois, avant de nous laisser encore «poireauter » sur le côté en nous ignorant sciemment. Il semble se délecter de nous plonger dans une incertitude totale vis-à-vis de notre passage. Il se joue de nos nerfs, fait des blagues sur notre certificat de mariage et se plaint du fait que les Sénégalais·es ont trois mois d’entrée au Maroc, ce qui n’est pas le cas des Mauritanien·nes. Silla, très rapidement, me dit que ce n’est pas grave et qu’il va rentrer au Sénégal et que je peux partir au Maroc sans lui. L’homme de l’aéroport se moque publiquement de mon attachement à Silla quand je refuse obstinément la proposition de ce dernier, et quand je remets en cause son rapide abandon et lui promets qu’on partira ensemble. L’homme de l’aéroport rigole ouvertement de la situation avec ses collègues en arabe hassanya. Durant deux heures où nous sommes ainsi mis·es en attente et de côté, je peste, je dénonce l’inégalité de traitement et de circulation qui nous est faite, je simule une fausse crise de pleurs et d’angoisse, tombant à terre afin de tenter d’apitoyer (en vain) le personnel. Silla, dès le début, dépité, semble accepter son sort. Vers 7 h, après l’heure de départ prévue de l’avion, une femme travaillant dans l’aéroport se fâche contre ses collègues et nous accompagne à l’enregistrement pour ensuite embarquer.

Cette scène d’exclusion spatiale et temporelle, dans le cadre d’une migration légale et cadrée, témoigne d’une entreprise de déstabilisation et d'humiliation telles que celles décrites par V. Bontemps (2014) en termes de passages. Elle s’opère à travers une mise en scène de la domination, de la culpabilisation, de l’étrangeté et de l’étranger·ère, par l'homme auquel nous étions principalement confronté·es mais aussi par certains de ses collègues qui l'entouraient et qui participaient de manière plus discrète et sournoise à cette démarche. Dans cette situation, émerge le spectacle de la violence et de l’asymétrie aux frontières, aujourd’hui amplifié par la politique migratoire européenne externalisée au Sud. Ici, la frontière européenne externalisée au Sud et ce qu’elle permet de marges de manœuvres aux garde-frontières, notamment à travers l’instrumentalisation de certaines formalités en matière de déplacement, se donne en spectacle et se met en scène en terres africaines. Non seulement, les décisionnaires africains du passage sont en pleine démonstration, mais je mets aussi notre passage en scène en entrant dans un jeu de rôles et en feignant une crise d’angoisse. La politique migratoire européenne et les règles qu’elle initie, déclinées au niveau local par des autorités peu surveillées, créent de nouvelles opportunités de domination, accentuent et permettent de mettre en scène la domination initiale liée à l’asymétrie de fonction et d’autorité. Les formalités évoquées et la façon dont le personnel de l’aéroport s’en saisit et les instrumentalise, en véritables gardes-frontières, leur permettent de gouverner à leur niveau, sur place, par le bas, les traversant·es, leurs trajectoires, leurs temps, leurs corps. Ici, il est aussi question d’une « mise en scène identitaire» comme celles observées par K. Bennafla et M. Peraldi (2008) au sein des dispositifs de contrôle qui entourent les logiques de passages aux frontières et à l’intérieur des territoires. Elle est aussi politique et territoriale. Le discours du garde mauritanien, pour expliquer le blocage de Silla, témoignait d’une rancœur personnelle envers le fait que ce dernier, Sénégalais, et moi, Française, bénéficions de facilités dont il ne bénéficie pas lui-même, en tant que Mauritanien, pour se rendre au Maroc. Dans ce face-à-face avec cette autorité mauritanienne, Silla et moi ressentons fortement que la nationalité sénégalaise de Silla embarque avec elle les rapports interétatiques et relations dites interethniques parfois difficiles entre le Sénégal et la Mauritanie, entre Sénégalais·es et Mauritanien·nes, conséquences du conflit ayant opposé les deux pays en 1989 et venant particulariser, parfois, les interactions entre gardes-frontières mauritaniens et migrant·es sénégalais·es. Ces tensions se nourrissent et proviennent aussi d’appartenances identitaires doubles en Mauritanie, pays à cheval entre le Monde arabe et l’Afrique de l’Ouest, et qui peuvent se caractériser par des conflits, voire des frictions entre Maures (ceux et celles qui sont souvent aux commandes du pays) et Négro-africain·es.

À travers cette situation de frontières, qui est aussi une situation aux frontières et qui ressemble à beaucoup d’autres observées sur le terrain ou racontées par mes interlocuteurs·rices, j’ai d’abord analysé le positionnement et les attitudes de Silla comme une possible banalisation de la domination ordinaire et des violences et injustices qui l’accompagnent, par habitude de celles-ci. En effet, la dimension de violence que ce fait de frontières comporte m’a semblé d'autant plus percutante qu'elle semble entraîner rapidement la renonciation de Silla. De prime abord, ce dernier n'ose rien tenter et cherche à rester discret, contrairement à moi qui multiplie les efforts pour apitoyer les autorités présentes. Silla propose de rentrer au Sénégal et je m’y oppose. Nos différences d'attitude vis-à-vis d'une problématique commune sont d'abord signe de mon extériorité agissante, qui révèle une position d'observation toute relative dans l'enquête et plus généralement sur les terrains de l'enquête. Cette position d'observation se transforme ici en une double position d'action. Premièrement, ma simple présence, très visible en tant que femme blanche et française auprès de Silla, homme noir sénégalais, faisait de notre binôme voyageur un couple mixte, ce que nous étions réellement. Ceci a, selon nos observations et ressentis, favorisé la situation délicate dans laquelle nous avons été inséré·es. De plus, ma position observatrice, déjà devenue active par le binôme que nous affichions, s'est transformée consciemment en posture d'action en m’engageant dans des stratégies théâtrales pour tenter d'amadouer le personnel. Au vu de nos réactions différentes, je me demande si mon manque d'habitude de telles expériences dans l'acte de passage des frontières et face aux autorités d'un aéroport, en tant que jeune femme blanche occidentale bénéficiant d’une migration privilégiée (Le Bigot, 2017) et voyageant généralement sans encombre en avion, me pousse à accepter plus difficilement que Silla, a priori, cette situation discriminante ? En miroir, son expérience de la domination ordinaire par les autorités frontalières, associée à une migration désavantagée, l’amène t-elle à une forme de banalisation des violences subies dans ce passage difficile ?

V. Bontemps suggère, dans ses études au sujet des passages de Palestinien·nes du Pont Allenby (2014), que faute d’habitude et d’expérience de la dimension de violence inhérente au passage, celle-ci est moins tolérable pour qui n’en est pas coutumier·ère. Au vu de mes réactions qui diffèrent de celles de Silla, la question mérite d'être posée pour notre cas. En effet, si j’avais été dans une situation aussi délicate aux frontières terrestres, que je sais bien plus dangereuses et que je maîtrise bien moins que les passages aériens, je n’aurais pas réagi de la même manière. Mon attitude se serait rapprochée. Celles-ci se seraient rapprochées de celles de Silla dans cet aéroport, qui est lui, plus familiarisé, de par son parcours, à la dimension de violence de certains aéroports et aux rapports asymétriques avec les autorités africaines. En tant que transmigrant ayant traversé le Sénégal, la Mauritanie, les zones sahariennes occupées par le Maroc et le Maroc, et en tant que Sénégalais coutumier de la toute-puissance émanant des autorités de son pays11, son parcours parsemé d’expériences de la domination ordinaire avec les autorités africaines, et d’expériences difficiles de traversées de frontières africaines, lui aurait-il fait quelque peu intégrer les violences pratiques et symboliques accompagnant ces expériences ? A t-il intériorisé comme allant de soi le fait d’être dominé, malmené ou violenté, dans ces régimes d’exception quotidienne ? Ferait-il preuve d’autocensure et d’autodiscipline, par normalisation et rationalisation de ces rapports de pouvoir et de ces systèmes relationnels déséquilibrés ? Ces violences et les pouvoirs qui les infligent seraient-ils tellement ancrés dans le parcours de Silla, au sein de dispositifs diffus, anodins, familiers, voire intimes, qu'ils interviendraient sur son corps et sur son esprit jusqu’à réguler ou domestiquer son cheminement intérieur, sa biographie, son être social, sa subjectivité, ses identités, en résumé ce qu’il est, pense et veut être (Memmi, Fassin, 2004) ? D. Memmi et D. Fassin soutiennent, en effet, que l'emprise des pouvoirs sur les gens du bas peut aller jusqu’à produire de nouvelles formes de biopolitique d’une efficacité exceptionnelle. Ces formes de biopolitique sont celles de la régulation de soi par soi, déjà annoncées par M. Foucault (1976/2008) comme le gouvernement de soi par soi ou comme le souci de soi. D.  Memmi parle de biopolitique déléguée (2004) par laquelle les individu·es, comme peut-être ici Silla, deviennent les premiers·ères gardes, surveillant·es et contrôleurs·ses de leurs corps et de leurs esprits, travaillant alors eux et elles-même pour les autorités. Ces rapports de domination déjà connus de Silla peuvent-ils ainsi composer une formidable administration du vivant évoquée par ces auteurs·rices, en cela qu’ils viendraient fabriquer ou moduler sa subjectivité et ses conduites ?

Avec le recul, j’analyse de manière plus complexe les réactions de Silla dans cet aéroport. En effet, ses attitudes face aux autorités aux frontières, qui ressemblent à celles de nombreux·ses Sénégalais·es rencontré·es et observé·es en situation de passage, marquent nettement que familiarité ne rime pas avec sérénité. Ce dernier craint les interactions avec les autorités, ainsi que leurs pratiques, bien qu'elles lui soient coutumières, justement parce qu'elles lui sont coutumières. Sa crainte de l'épreuve routinière de la violence, devenue une crainte routinière de la violence, me fait comprendre autrement le fait qu'il ait semblé accepter l'injustice et l’inégalité de traitement de cette situation de passage. Outre le fait que cette acceptation révèle aussi un aspect religieux et des croyances actives en la (sa) destinée divine, utile à prendre en compte pour saisir l'imbrication des analyses, ressentis et postures de Silla vis-à-vis de la situation vécue et pour comprendre nos réactions distinctes, j’ai découvert que Silla n’avait pas banalisé ni normalisé les injustices qui lui (nous) sont faites. Silla cherche, à travers une posture de discrétion, à contourner les possibilités d'engrenage de la violence que la présente situation lui évoque et lui fait anticiper, dans cet aéroport et face à ces décisionnaires du passage qui ont une autorité sur nous et nous dominent. Pour lui, cette escalade de violence semble être caractérisée en partie par la honte provoquée par le regard des autres. Les passagers·ères, la plupart mauritanien·nes, nous dévisageaient sans nous accorder le moindre signe de compassion, ce qui révèle nettement que ces passages de frontières sont aussi des mises en scène de la culpabilité et de la criminalisation (Kobelinsky et Makaremi, 2009). M. Agier a aussi suggéré que les incertitudes vécues par les migrant·es en attente sont aussi les incertitudes des regards qui leur sont portés (2013). D’ailleurs, Silla a tenté de me protéger de regards et d’enregistrements vidéos de la part des hommes de l’aéroport en me cachant quand j'étais à terre en train de pleurer. Il essayait de parler le plus bas possible et de ne pas croiser le regard des gens, comme pour ne pas se (nous) faire plus remarquer. Finalement, apparaissent en simultané, dans ses attitudes, la familiarisation avec ces violences et l'évitement d'une potentielle violence décuplée, dont il se (nous) protège. Son apparente résignation face aux violences subies révèle donc une dimension salvatrice et résistante. Si ni lui ni moi ne remettons en cause l’existence de la violence, de l’asymétrie et de l’humiliation, il essaie d'en éviter l'ancrage et le déferlement, alors que j'essaie de l'effacer, ce qui semble, en fait, moins réaliste. Ainsi, Silla hiérarchise, selon une démarche de comparaison par le bas et par le pire, les violences subies en pratique, et celles anticipées en théorie, et qu'il tente d'éviter car ce sont celles qu'il redoute le plus. Son apparente intériorisation des violence subies est plus complexe qu'elle n’y paraît. S’il se régule dans cet aéroport comme je me régule généralement aux frontières terrestres, c’est dans une stratégie visant à stabiliser la situation présente, à rester dans une situation la plus acceptable possible à ce moment et en ce lieu. Il s’insère dans ce que dit M. Foucault à propos du gouvernement de soi (1976, 2008), qui serait politique dans le sens où l’on apprend à se gouverner aussi dans l’objectif de gouverner les autres. Cette posture me rappelle les observations de L. Pillant et L. Tassin (2015), dans leur article consacré à l’île de Lesbos, à propos d’une culture de la discrétion développée par certain·es migrant·es et qui, en contradiction avec l’affichage de positionnements politiques, serait pourtant, en soi, un acte de contestation, de subversion.

Au final, cet évitement de l’escalade de violence opérée par Silla va à l’encontre de formes de banalisation et de normalisation, même si elles révèlent une certaine intériorisation de ces phénomènes. Elle fait apparaître une routinisation sans habituation qui implique des logiques d’adaptation et d’anticipation et qui oblige à rester sur ses gardes (Gayer, 2018 ). Toutefois, la gradation qu’il fait de la violence me renvoie aux analyses de N. Fischer (2013). Celui-ci fait émerger dans ses travaux que les phénomènes d’institution de la violence, inhérents à la frontière européenne externalisée, en viennent à euphémiser cette violence car chaque individu·e pourrait, de manière subjective, admettre un seuil acceptable de violence qui le·la concerne ou concernerait d’autres.

L’institutionnalisation de la violence, sous et par la frontière européenne externalisée au Sud, pourrait donc augmenter la tolérance des migrant·es à certaines situations violentes, d’humiliations et de non-droit qui les touchent, par une expérience de plus en plus poussée et quotidienne de ces réalités (Pillant et Tassin, 2015). C’est le cas notamment des violences spécifiques de genre et les parcours féminins sont particulièrement significatifs de ces phénomènes subjectifs.

3 – Les processus subjectifs des Sénégalaises migrantes face aux violence de genre : accoutumances ou résistances ?

Les Sénégalais et Sénégalaises en migration vers le Maroc et depuis le Maroc courent des risques similaires et se confrontent à des situations ressemblantes en tant que Noir·es étrangers·ères qui subissent des mobilités désavantagées et empêchées. Ainsi, les femmes sénégalaises rencontrent les mêmes discriminations et abus que leurs compatriotes migrants tout au long de leur parcours migratoire : racisme, vols, taxations, corruptions, arnaques, discriminations, chantages, attentes, rafles, séquestrations, et aussi, en tant que migrantes indésirables de l’Europe, contrôles et faits de surveillance de plus en plus nombreux, poussés et technicisés, suspicions systématiques de voyage clandestin, arrestations, enfermements, refoulements, déplacements forcés vers d'autres zones du pays et vers les pays du Sud, reconduites « à chaud ». Mais le fait d’être femme accentue et croise les divers obstacles et discriminations vécus en tant que personne noire migrante. Il agit comme un différenciateur de poids dans les expériences de traversée et dans la vie quotidienne. L’étude des frontières et de leurs franchissements témoigne de l’articulation de problèmes et risques rencontrés en migration par les Sénégalaises sur les routes entre le Sénégal et le Nord de l’Afrique, jusqu’à l’Espagne. Au cœur des mouvements de Sénégalais·es, les discriminations, inégalités et violences de genre, auxquelles les femmes font face historiquement, se manifestent de manière étendue, complexifiée et augmentée. Parce qu’elles sont femmes, elles voient les obstacles de genre croiser leur condition de personnes noires, migrantes, étrangères, parfois jeunes, aux statuts socio-économiques et administratifs instables, à l’accès à la mobilité difficile. Les politiques migratoires et frontières européennes déplacées au Sud complexifient et exacerbent cette logique intersectionnelle (Crenshaw, 1991) en générant de nouveaux risques dans les parcours des migrantes. Elles participent à produire et à alimenter, tout au long de leurs cheminements transnationaux, des situations de non-droits et de violences entremêlées. Ces réalités impliquent pour ces migrantes une exposition différente de celle des Sénégalais et d’autres migrants noirs aux processus de violences connus en déplacement. Dans cette partie, je questionne comment l’accoutumance à ces violences pourrait opérer comme un mécanisme de défense et de résistance face à ce qui est observé, vécu et ressenti. Si j’ai décelé ce genre de processus subjectifs chez plusieurs Sénégalaises rencontrées, j’ai noté qu’elles étaient loin de banaliser ces violences et de les considérer comme normales.

Tous·tes les Sénégalais·es rencontré·es, hommes ou femmes, relatent plus ou moins précisément les violences genrées auxquels les Sénégalaises peuvent se confronter dans les zones transfrontalières entre le Sénégal et le Maroc et durant les voyages. Ils et elles parlent notamment de harcèlements, chantages et abus sexuels. Dans leurs discours, j’ai constaté la récurrence de situations de viols et de sexualité contrainte ou tarifée avec consentement extorqué (Adam-Vézina, 2020), et plus généralement de violences sexistes, qui s'entremêlent aux tracasseries habituelles. Ces violences genrées aux frontières et durant les voyages, émises notamment par certains gardes-frontières, sont associées à l’indispensabilité, pour les migrantes, d’obtenir un cachet d’entrée pour le Maroc et/ou de trouver des protections dans ces zones frontalières inconnues et dangereuses. Notamment la nuit, et surtout si elles sont accompagnées d’un enfant, elles doivent sélectionner l’option la moins insécurisante. Dans la mesure où migrer est souvent vital pour ces Sénégalaises et où leurs choix et temps de décisions sont limités, leurs stratégies cherchent à éviter le pire mais ne peuvent pas tout éviter. En effet, leurs décisions pour se protéger au maximum peuvent les soumettre malgré tout, au vu du contexte, à des formes de danger. En cherchant des protecteurs à la frontière, certaines se voient finalement soumises à la prétendue protection de gardes-frontières et peuvent devenir prisonnières de ces protecteurs qui s’affichent aussi comme prédateurs. Ils les contraignent à décider, dans un horizon d'options et de temps restreint, dans un cadre de mobilités entravées, d’incertitudes et de peurs infinies, et dans un contexte inconnu où pire les attend peut-être ailleurs, d’accepter d’avoir des rapports sexuels avec des autorités. Certaines sont violées après avoir refusé la proposition de rapports contraints. Sur le sujet, le bilan de Médecins Sans Frontières (MSF, 2010) intitulé Violence sexuelle et migration. La réalité cachée des femmes subsahariennes arrêtées au Maroc sur la route de l’Europe, annonce que plus d’un tiers des migrantes interrogées en migration au et vers le Maroc, dont nombre de Sénégalaises, a subi des agressions sexuelles lors des voyages et traversées de frontières. Ces phénomènes de violence font partie intégrante de la quotidienneté d’exception des Sénégalaises en migration. Or, les chercheuses qui ont participé au travail collectif Des voix qui s’élèvent. Analyse des discours et des résistances des femmes migrantes subsahariennes au Maroc (2018), dirigé par H. Maleno Garzón, indiquent que les femmes victimes d'agressions sexuelles, qui constituent les violences les plus importantes avec celles physiques auxquelles elles se confondent souvent, les normalisent quelque peu. Pour de nombreuses femmes qui ont subi de tels abus, souvent à plusieurs reprises, les assumer et les penser comme quelque chose d’inévitable à laquelle elles doivent se résigner, comme un passeport ou « un prix à payer » (Hily et Poiret, 2020), comme le destin pour traverser les frontières et réussir son projet migratoire, serait de l'ordre de la survie physique et mentale. Et ce d'autant plus que beaucoup d’entre elles ne dénoncent pas ces abus de pouvoir et violences. En effet, souvent, elles ne connaissent pas leurs droits ni ne les savent bafoués, ont peur de possibles représailles et ne pensent pas que dénoncer ce qu’elles ont vécu pourra leur servir, par manque de confiance dans le système de justice et dans la protection qui pourrait leur être assurée. En déployant des formes de résilience à visée salvatrice, elles ne s’inscrivent pas tant dans une banalisation des discriminations et violences sexuelles qui les touchent que dans des formes de relativisation et d’ajustement à ces violences, dans le but aussi de les mettre à distance. Elles peuvent ainsi marquer des positions actives dans leur gestion de soi comme victime. Ces formes d’acceptation active et sacrificielle de ces violences n'empêchent aucunement, par ailleurs, les cauchemars, angoisses, sentiments de honte ou de culpabilité et autres séquelles qui y sont liés, et qui vont à l’encontre d’une logique de banalisation de ces violences. Pour les Sénégalaises que j’ai rencontrées, la plupart ne s’inscrivaient ni dans une relativisation ni dans une acceptation des abus qu’elles avaient pu subir ou dont elles avaient entendu parler à propos d’autres femmes, à propos de leurs copines de route et colocataires migrantes. Quand elles en parlaient, elles invectivaient toutes largement ces faits. C’est le cas d’Awa qui me dit préférer être tuée par Dieu que de se retrouver dans ce cas, et qui dénonce avec véhémence et émotion les violences sexuelles qu’ont vécues deux de ses copines migrantes aux frontières entre la Mauritanie et le Sahara occidental dominé par le Maroc, tout en ne précisant pas exactement, par des termes spécifiques, les faits qu’elle explique.

« Même des fois, il y a la prostitution12 là-bas. Moi je le sais, mais je voulais pas te le dire. Mais moi je le ferai jamais dans ma vie ! J’ai prié pour dire à Allah : “Si je le fais, ce jour-là, il faut me tuer”. Je le ferai jamais dans ma vie. Mais des filles le font parce qu’elles veulent avoir le cachet. Moi j’avais une copine, ils lui ont fait “ça ”, après ils ont pris “ça ” en vidéo sur leur portable et ils ont donné ça à d’autres. Et ça m’a fait pleurer. La fille, elle est rentrée sur Dakar parce qu’il y a des amis à elle qui ont vu “ça ”. Une autre de mes copines, on lui a fait “ça ”. Elle était de Thiès. On voulait pas lui donner le cachet ou visa. Et après, c’était la nuit. Ils lui ont dit : “Tu vas loger avec nous.” Ils lui ont donné une chambre là-bas avec une de ses copines. Elles, elles savent pas parce qu’elles sont pas des intellectuelles. Il y avait des caméras. Ils leur ont fait “ça” et après, ils l’ont envoyé sur des portables. Ils montraient à d’autres comment ils faisaient avec la fille. Ils ont montré la vidéo. Après, le policier est parti. Un ami du policier, un mécanicien, il est parti voir un gars sénégalais avec la vidéo, il lui dit : “Tu connais celle-là ?” Le gars lui dit : “Je connais celle-là !” Et le gars sénégalais a appelé la sœur de la femme pour lui dire : “J’ai des grands problèmes, il faut que tu viennes, je t’explique.” Et après, la fille, elle est rentrée définitivement sur Thiès. Elle a peur maintenant de revenir au Maroc parce qu’elle a honte. La rumeur était partout là-bas. Tout le monde savait ça. Et la fille, elle était extraordinaire. Elle était très belle. Très très belle. À cause du cachet, ils lui ont fait ça. À la frontière marocaine. Du côté du Maroc ». [Awa, dans sa maison, île de Gorée, Dakar, après un repas, seule à seule, avec enregistrement, 5 avril 2014]

Awa a mis du temps à évoquer ces réalités et comme elle le dit, elle refusait de m’en parler au début de nos entretiens. Au fur et à mesure de notre rencontre, avec l’évolution de la relation intersubjective d’enquête, cela semble plus facile pour elle, d’autant qu’elle n’a pas été touchée directement par ces phénomènes. Toutefois, les formes de harcèlement sexuel ne l’ont pas épargnée dans ses installations à Dakhla, et elle insiste sur la façon dont elle a recadré un compatriote, avec ferveur et honorabilité, par respect pour elle et son mari. Il m’a semblé que beaucoup de Sénégalaises, dans le cadre l’enquête et du fait du cadre de l’enquête, se sont tues sur certaines réalités qu’elles vivaient et avaient vécu. Mon rapport privilégié et durable avec Awa, que je rencontre toujours chez elle au Sénégal, laisse entendre que ce type de confidence se fait en rapport au temps et à l’espace propice à son émergence. Concernant les femmes sénégalaises que j’ai rencontrées, leur silence, l’effleurement ou l’effacement de violences sexuelles auxquelles elles se sont directement confrontées ne semblent pas s’inscrire, pour elles non plus, dans une normalisation de ces violences. Ils font plutôt écho, d’une part, à la situation d’enquête et aux asymétries de l’enquête, provoquées par l’enquête ethnologique elle-même (Doquet, 1999, 2008) et par toutes les inégalités sociales, raciales, nationales, économiques et de circulation qui nous séparaient (Lasserre, 2021). Corrélés à ces réalités, cette mise en silence - aussi désignée par E. Orlandi (1996) et par C. Canut et A. Pian (2017) comme un procédé d’ensilencement - et ce flou par rapport aux violences vécues pourraient être analysés à l’aune des valeurs de kersa (en wolof, retenue, pudeur) et sutura (discrétion) qui, tout en se modifiant, peuvent régir, au Sénégal, les interactions et échanges, surtout ceux autour de la vie privée mais aussi autour de la migration. J’ai noté qu’en migration particulièrement, kersa et sutura se lient à une volonté de ne pas inquiéter les proches resté·es au pays, à éviter des réalités taboues. De plus, si certaines ont tendance à mettre en sourdine les violences sexistes et sexuelles vécues, c’est parce qu’elles sont conscientes que, bien qu’elles en aient été victimes dans des cadres contraints, avoir vécu ces violences a pu servir leur passage, dans l’optique où leur priorité absolue est de traverser la frontière, de migrer. Avec le recul, il leur est possible d’envisager avoir dépassé les dures réalités, blocages et risques qu’elles rencontraient aux frontières et dans les voyages, par des recours sexuels, corporels, avec toutes les violences qu’ils comportent. Face à la domination des hommes sur elles et sur leurs passages, certaines ont dû franchir et transgresser certaines limites et expériences morales, intimes, économiques, sociales, administratives. Peut-être ont-elles maintenant transformé leurs rapports à ces limites, se voyant et se construisant comme des sujets développant des stratégies même en tant que victimes de violences multiples (Tyszler, 2018, p. 83) ? Tout en ayant été victimes de cette domination des hommes dans un contexte de mobilité freinée, elles peuvent analyser avoir tiré partie de ces rapports asymétriques et des violences masculines en les ayant mis au service de leur passage, avec leur corps, avec la sexualité comme ressource migratoire (Lévy et Lieber, 2009). Il faut reconnaître l’éventualité qu’elles s’entrevoient, dans le cadre des violences qu’elles ont vécues, comme s’inscrivant malgré tout dans des formes de puissance d’agir sexuelle (Darley, 2006), et qu’elles visualisent dans leurs soumissions à ces hommes ou dans leurs acceptations, de la force, des choix, des tactiques, des habiletés, opérées avec plus ou moins de maîtrise pour continuer leur migration et éviter de s'exposer à pire. Pour autant, ces manières de se voir avec distance et distanciation dans le vécu de la violence du passage et du voyage ne sont pas forcément assumées. Leur réputation était déjà mise à mal du côté de leurs compatriotes au Sénégal et du côté des Marocain·es. La figure de la putain était accolée à leur condition de migrante et leur pesait constamment dessus, au pays comme en Mauritanie ou au Maroc, surtout lorsqu’elles partaient seules. Elles étaient souvent vues à travers des rumeurs, considérations négatives et représentations sexistes et racistes, comme des « femmes faciles », soupçonnées ou accusées de se prostituer. Alors, il ne fallait peut-être pas en rajouter en évoquant les réalités qu’elles avaient rencontrées et subies dans une enquête dont elles n’avaient pas la maîtrise et auprès d’une chercheuse - moi - qui multipliait les situations avantagées par rapport à elles. En pratique, pour passer les frontières sous la contrainte, certaines s’étaient inscrites dans d’autres rapports aux normes de genre que celles attendues au Sénégal, qu’elles avaient donc défiées. Mais elles restaient attachées à l’idée d'incarner les codes et valeurs de leur milieu social au Sénégal. Si leur respectabilité et leur honneur en tant que femmes, selon les exigences et codes de la société sénégalaise, s’étaient trouvés malmenés à travers et pour leur migration, parler de ces violences aurait confirmer les préjugés déjà existants à leur égard. Ainsi, malgré ce silence, malgré l’effacement et/ou l’effleurement de réalités violentes qu’elles avaient subies, elles ne s’inséraient pas dans des logiques de normalisation et de banalisation, ni de ces violences ni de leurs ajustements face à celles-ci.

Conclusion

En analysant les parcours des migrant·es sénégalais·es entre le Sénégal et le Maroc, j’ai constaté que l'externalisation des politiques migratoires européennes vers le Sud, associée à la communication par laquelle l'Europe la médiatise et la légitime sous des ressorts misérabilistes, sensationnalistes et populistes (Bayart et Warnier, 2004), et dans une logique à la fois compassionnelle, sécuritaire et alarmante, ne fait pas seulement irruption dans les migrations observées ou dans les opinions publiques qu’elle colonise. Elle peut aussi intervenir dans l'analyse et les approches des chercheurs·ses en sciences humaines et sociales qui étudient ces parcours. En effet, il semble très tentant, par réaction, d’éviter à tout prix de s’insérer dans des formes d’excès à propos des traversées de frontières des migrant·es. Pour ne pas s’associer aux discours politiques européens qui, dans le but de justifier la gestion migratoire répressive en vigueur, usent et abusent d'images réductrices de ces parcours en les associant forcément au trafic d’êtres humain·es, à la traite, à des réseaux mafieux et à des traversées chaotiques et mortifères, il m’a été conseillé plusieurs fois de ne pas rendre ces parcours inhabituels et prendre conscience de leurs aspects les plus anodins, banals, routiniers, en mettant également en avant l’adaptation et l’agency des circulant·es. D’un autre côté, il serait aussi tentant, à l’inverse, de devoir absolument insister sur la position de victimes des migrant·es pour dénoncer les systèmes exceptionnels qui les affligent, et ainsi ne pas sur-interpréter leur ripostes, ruses, bravoures, stratégies et autres résistances. Par rapport à ces positionnements, mon étude me permet de souligner l’impossibilité d’ordinariser ces passages, du fait des situations de risques et de violences multiples qu’ils comportent en majorité, des plus petites tracasseries existantes jusqu’à la possibilité de mort, y compris pour des passages se déroulant dans un cadre tout à fait légal. D’autre part, si les Sénégalais·es migrant·es rencontré·es, pour la plupart, ne banalisent leurs passages ni dans le discours ni dans la pratique, il semble essentiel, dans des démarches de recherche collaborative où l’on travaille avec nos interlocuteurs·rices et non pas sur nos interlocuteurs·rices, de valoriser avant tout les paroles, analyses et expériences des concerné·es. Leurs mises en mots et pratiques du passage vont à contre-courant de la réduction binaire des discours politiques, médiatiques et parfois scientifiques qui présentent soit les migrant·es comme victimes passives soit comme héros·ïnes pleinement acteurs·rices de leurs parcours. Les Sénégalais·es rencontré·es complexifient et croisent ces figures, qui méritent alors d’être pensées en termes de continuités, d’imbrications et de navigations et non pas en termes d’oppositions et de paradoxes. Ces questions autour de la complexité des navigations entre la condition de victime et l’agentivité des migrant·es sénégalais·es me semblent indispensables pour tenter de réfléchir à la manière de transmettre au plus près la façon dont chacun·e se voit et se décrit personnellement, de transmettre leur hétérogénéité et pour faire briller toutes les infinités de contrastes - qui ne sont pas forcément des paradoxes - dans les réponses qu’ils et elles peuvent donner aux risques encourus en migration. Cela permettra aussi de rendre compte de l’institutionnalisation du risque que la politique actuelle de la frontière introduit dans leurs parcours, et donc de mieux cerner l’impossilité de banaliser ces passages.

Les cheminements migratoires des femmes sont particulièrement évocateurs des tensions et continuités entre la banalisation de certains passages et la débanalisation d’autres passages par l’externalisation des politiques migratoires européennes au Sud et sa médiatisation. En effet, j’ai noté que l’obsession paranoïaque de l’Europe vis-à-vis des cheminements africains vers le Nord, pris systématiquement et selon un parti pris sensationnaliste, comme des départs clandestinisés vers l’Europe, néglige, invisibilise et banalise la dimension prédatrice inhérente à certaines circulations féminines transafricaines entre le Sénégal et le Maroc, celles notamment de nombreuses Sénégalaises sous contrat d’emploi domestique dans des familles marocaines au Maroc. Cadrées, largement favorisées par rapport à d’autres circulations et complètement banalisées, voire facilitées, par les gardes-frontières, nombreuses de ces circulations aboutissent au Maroc à des formes d’exploitation et pire, d’esclavage moderne. Elles reposent pourtant sur un système transnational bien huilé et rodé, totalement impuni à l’heure actuelle. Ainsi, le régime contemporain des frontières européennes, via des logiques ambivalentes qui oscillent entre une surexposition de certains passages et une invisibilisation des autres, permet une plus grande prédation vis-à-vis de ces derniers, par des procédés banalisants et sélectifs.

1 Ayant soutenu ma thèse en décembre 2022, je me suis tenue au courant de l’évolution des politiques migratoires. En parallèle, ayant gardé contact

2 Je parle de la frontière externalisée pour désigner les frontières extérieures de l’Europe, ces borders territoriales et géographiques qui sont

3 Visiter par exemple http://closethecamps.org/ et https://www.themigrantsfiles.com/

4 La plupart des migrant·es que j’ai rencontré·es étaient transmigrant·es. Les termes « transmigrant·e » et « transmigration » sont pertinents dans ce

5 À l’instar de l’anthropologue M. Agier, j’envisage la frontière comme un lieu, une situation ou un moment qui ritualise le rapport et la relation à

6 L’état d’urgence auquel se réfère l’UE depuis quelques années pour légitimer ses politiques et actions, est la prétendue « crise migratoire ».

7 La situation géographique et stratégique de Tanger ou d’autres villes proches des frontières espagnoles vient exacerber de telles réalités, en ville

8 Pour les besoins de cet article, il est fortement raccourci.

9 Silla a aujourd’hui 38 ans, il est Sénégalais, musulman tidjane, danseur-chorégraphe. Il vient au Maroc pour son art et navigue dans des groupes de

10 Ni Silla ni moi n'avons de billet retour car nous voulons repartir du Maroc dans les 3 mois légaux prévus mais sans connaître la date de retour ni

11 Je l’ai noté dans plusieurs interactions avec la police et la gendarmerie, notamment lors de combats de lutte où nous étions fouillé·es par la

12 Awa parle, pour désigner ces faits, de prostitution aux frontières sans porter de jugement moral sur les femmes qui y sont confrontées et tout en

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TYSZLER Elsa, 2019, « Au prisme du genre : Regard sur la frontière maroco-espagnole », Passerelles n° 19, p. 67–74.

Notes

1 Ayant soutenu ma thèse en décembre 2022, je me suis tenue au courant de l’évolution des politiques migratoires. En parallèle, ayant gardé contact avec nombre de Sénégalais·es migrant·es et travaillant avec des Sénégalais·es et de jeunes mineur·es non accompagné·es, je constate que si mon terrain date, les Sénégalais·es qui migrent actuellement vers le Maroc et/ou l’Europe font face au même contexte, avec une logique de durcissement de gestion des migrations plus ancrée qu’à l’époque où j’ai fait mon enquête, et qui ne dissuade aucunement les intentions et actes de voyage.

2 Je parle de la frontière externalisée pour désigner les frontières extérieures de l’Europe, ces borders territoriales et géographiques qui sont aujourd’hui déplacées, étendues en territoires africains entre autres, et qui peuvent se superposer aux frontières africaines, les supplanter. Dans le même temps, je parle de “la frontière externalisée” pour désigner l’externalisation des politiques migratoires européennes vers le Sud, cette border globale qui produit ce déplacement et cette dissémination des borders territoriales et géographiques européennes. La « frontière externalisée » est donc à entendre ici comme le système politique migratoire en cours.

3 Visiter par exemple http://closethecamps.org/ et https://www.themigrantsfiles.com/

4 La plupart des migrant·es que j’ai rencontré·es étaient transmigrant·es. Les termes « transmigrant·e » et « transmigration » sont pertinents dans ce que je fais émerger car ils englobent, comme le note l’anthropologue C. Escoffier sur les migrations sénégalaises dans les espaces maghrébins (2006, p. 13) « tout à la fois les notions de traversée, de transgression de frontières géographiques, politiques et sociales, de trans-lation de codes et de langages, de trans-actions symboliques et monétaires, de trans-versalité cosmopolite et enfin de trans-ition et de trans-formation d’états de conscience successifs ». J’ajoute qu’ils englobent les multiples formes de « trans-cendance » de soi, corporelles notamment, provoquées par/en migration.

5 À l’instar de l’anthropologue M. Agier, j’envisage la frontière comme un lieu, une situation ou un moment qui ritualise le rapport et la relation à l'autre, l’échange avec l’autre. Je reprends le concept de « situation de frontière », qui pour lui, s’observe « le plus souvent sur des lieux, des expériences ou des moments qui mettent en œuvre une relation avec une Autre, un sujet extérieur qui franchit et pénètre un espace qui ne lui est pas familier, devenant lui-même le non-familier pour celui qui est. C’est cet événement qui crée une étrangeté relative, en situation, qui se répète et perdure et peut s’observer en d’autres lieux » (p. 40). La situation de frontière est partout : espaces, moments et mondes sociaux de l'entre-deux, elles peuvent être de rapports d’autorité, de nationalité, de race, de couleur, de religion, de classe, de genre, d’âge…

6 L’état d’urgence auquel se réfère l’UE depuis quelques années pour légitimer ses politiques et actions, est la prétendue « crise migratoire ».

7 La situation géographique et stratégique de Tanger ou d’autres villes proches des frontières espagnoles vient exacerber de telles réalités, en ville et encore plus aux zones frontalières. À des degrés divers et selon des circonstances variées, j’ai vérifié ces phénomènes des corps-frontières, pour les Noir·es au Maroc, partout.

8 Pour les besoins de cet article, il est fortement raccourci.

9 Silla a aujourd’hui 38 ans, il est Sénégalais, musulman tidjane, danseur-chorégraphe. Il vient au Maroc pour son art et navigue dans des groupes de danses et percussions sénégalo-marocains et sénégalais. Ne trouvant pas sur place l’ascension qu’il espérait dans le domaine de la danse, il devient cuisinier au marché de la Médina de Casablanca. En 2013, au Sénégal, il devient « l’intermédiaire » principal de mes enquêtes et de mon insertion auprès des Sénégalais·es, et participe à ma recherche. Nous sommes aujourd’hui partenaires de scène, marié·es et avons une petite fille et un petit garçon.

10 Ni Silla ni moi n'avons de billet retour car nous voulons repartir du Maroc dans les 3 mois légaux prévus mais sans connaître la date de retour ni l’itinéraire emprunté. En tant que Française et Sénégalais se dirigeant vers le Maroc, malgré les 3 mois légaux de séjour sans visa au Maroc, nous sommes tous·tes deux susceptibles de devoir fournir aux autorités décisionnaires du passage des preuves de moyens d'existence au Royaume et de retour effectif. Pourtant, sans billet retour, rien ne m'a été demandé et je suis passée à l'enregistrement, tout comme la plupart des passagers·ères africain·es qui vont prendre l'avion, alors que Silla, non. La preuve de retour ne nous a jamais été demandée quand nous passions les contrôles sur la route.

11 Je l’ai noté dans plusieurs interactions avec la police et la gendarmerie, notamment lors de combats de lutte où nous étions fouillé·es par la gendarmerie et plus particulièrement lors d’une arrestation sans aucun motif à Dakar, dans le cadre d’une rafle massive de passant·es par la police un vendredi soir, et dans un contexte de corruption assumée, qui s’est suivie d’un enfermement au commissariat et du paiement d’une caution pour pouvoir sortir.

12 Awa parle, pour désigner ces faits, de prostitution aux frontières sans porter de jugement moral sur les femmes qui y sont confrontées et tout en soulignant la contrainte sous laquelle certaines entrent dans de telles logiques.

References

Electronic reference

Marie Lasserre, « Violences au coeur d’un gouvernement d’exception : l’impossible banalisation des transmigrations sénégalaises du Sénégal vers le Nord de l’Afrique », PasserelleSHS [Online], 3 | 2025, Online since 16 December 2024, connection on 10 March 2025. URL : https://ouest-edel.univ-nantes.fr/passerelleshs/index.php?id=312

Author

Marie Lasserre

Marie Lasserre est jeune docteure de l’Institut des Mondes Africains (EHESS), actuellement Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche en sociologie à l’université d’Angers (Angers et Cholet) rattachée au laboratoire Eso-Angers. Animée par la transdisciplinarité, le dialogue de la recherche et de l’Art, elle conjugue projets scientifiques et artistiques autour de diverses expérimentations collaboratives. Elle valorise, diffuse et démocratise des études scientifiques complexes via de multiples supports et coopérations de recherche-création, immersives, inclusives, féministes, décoloniales et transculturelles. Avec des artistes et des scientifiques des Nords et des Suds et avec les interlocuteurs·rices de ses recherches, elle contribue à créer des espace-temps de dialogue, à diminuer écarts et hiérarchies entre artistes, scientifiques et publics, à valoriser les individualités et les histoires féminines. Son spectacle, Traverses, s’est professionnalisé et est en tournée en 2024.

marie.lasserre@ehess.fr

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