Ce travail a été financé par le Fonds européen de développement régional (FEDER) et la Région Auvergne-Rhône-Alpes. L’auteur tient à remercier les relecteurs qui lui ont permis d’améliorer son propos mais également son regard sur les réseaux sociaux.
Introduction
Les outils de conservation de la biodiversité s’inscrivent de plus en plus dans une logique de gestion intégrée qui participe au développement territorial (Rodary et al., 2003). Parmi ces approches intégrées, le troisième temps de la conservation de la nature (Bonnin, 2008) s’intéresse au réseau écologique qui relie les habitats des espèces. Le concept de réseau écologique bénéficie depuis les trente dernières années d’un succès politique et sociétal (Mougenot & Melin, 2000; Jongman et al., 2004) et se traduit en France par la politique Trame verte et bleue (TVB) depuis 2007. Cette politique met en avant l’objectif d’intégrer les enjeux écologiques aux activités humaines et en particulier à la planification territoriale (Opdam et al., 2006). En ce sens, la TVB positionne le paysage et sa gestion en faveur de ses fonctionnalités écologiques, comme une stratégie clé de l’intégration de la conservation de la biodiversité dans l’aménagement et le développement territorial.
Cette stratégie élargit les territoires de la conservation aux espaces quotidiens de nature ordinaire (Mougenot, 2003) tels que les espaces agricoles, où les processus écologiques sont fortement imbriqués avec les activités humaines. Ces territoires sont appropriés, vécus et travaillés dans une multitude d’usages, de pratiques et de représentations (Brédif & Simon, 2014). Cette diversité d’acteurs fait émerger des enjeux forts en matière de gouvernance et de jeux de pouvoir, en particulier dans la mise en œuvre de la TVB (Delclaux & Fleury, 2020). Dans une posture de géographe de la conservation (Mathevet & Godet 2015), cet article propose donc de questionner les relations entre les acteurs au cœur de la mise en œuvre d’une gestion locale du réseau écologique.
Pour cela, le cadre d’analyse de la durabilité des systèmes socio-écologiques (CADSES) est mobilisé (McGinnis & Ostrom, 2014). Ce cadre décompose un système socio-écologique en plusieurs sous-systèmes : le système de gouvernance, les acteurs concernés, le système de ressources qui correspond ici au paysage et les unités de ressource qui représentent ici les habitats qui supportent les continuités écologiques. Ce cadre porte un regard sur les institutions qu’Ostrom et Basurto (2011) définissent comme les règles, formelles ou non, qui structurent les interactions (Ostrom & Basurto, 2011). En particulier, les règles opérationnelles définissent les droits et obligations des acteurs, les règles collectives déterminent qui peut participer aux activités opérationnelles et comment les règles opérationnelles peuvent être modifiées, et les règles constitutionnelles fondent les organisations et encadrent les règles de choix collectifs (Antona & Bousquet, 2017).
Cependant, malgré la présence d’une variable relative au réseau dans le système de gouvernance, le CADSES a souvent été critiqué pour sa lecture limitée des relations entre acteurs (Weinstein, 2013) et en particulier pour sa faible appréciation du rôle des relations du pouvoir (Singleton, 2017). C’est pourquoi, les analyses qualitatives sont, dans cet article, complétées par une analyse par graphe des réseaux sociaux pour porter un regard plus riche et quantifier ces relations. Si ces outils sont de plus en plus utilisés dans les sciences de l’environnement pour caractériser un réseau aux entités sociales et écologiques (Sayles et al., 2019), ce papier se concentre sur le réseau social et ses relations à la gouvernance dans la gestion d’une ressource écologique (Ernoul & Wardell-Johnson, 2013; Yamaki, 2017; Hauck et al., 2016). Ce regard couplant analyse de la durabilité des systèmes socio-écologiques et de leurs réseaux sociaux, permet de réaliser une analyse institutionnelle des relations entre les acteurs au cœur de la mise en œuvre d’une politique publique, tout en prenant en compte les différentes dimensions de la relation homme/nature (Mathevet & Godet, 2015).
Cet article est donc également l’occasion de proposer une réflexion méthodologique sur les apports de l’analyse des réseaux sociaux aux approches qualitatives, et un regard théorique sur les enjeux d’intégrer les réseaux sociaux aux recherches sur la durabilité d’un système socio-écologique.
Matériau et méthode
Analyses qualitatives sur trois études de cas à l’échelle territoriale
Afin de questionner la mise en œuvre d’une gestion locale du réseau écologique, l’objet d’étude choisi est un outil de la TVB à l’échelle intercommunale. La Région Auvergne-Rhône-Alpes propose depuis 2014 un outil contractuel qui vise à prolonger la TVB sur des secteurs jugés prioritaires. Cet outil, nommé le contrat vert et bleu (CVB), réunit de nombreux acteurs qui construisent et mettent en œuvre sur leur territoire une stratégie commune en faveur des continuités écologiques. La sélection des études de cas a reposé sur trois critères afin de questionner la mise en œuvre de la TVB dans les espaces agricoles où les enjeux de conservation de la biodiversité et de production peuvent être jugés incompatibles : contexte géomorphologique similaire de plaine, activité agricole dominante et intérêt pour les acteurs locaux partenaires du travail de recherche. Trois CVB en cours de réalisation ont été sélectionné : le CVB Loire-Forez dans la Loire, celui de Bièvre-Valloire en Isère et celui du Rovaltain dans la Drôme.
Ces trois études de cas ont été investiguées par analyses documentaires et entretiens semi-directifs. L’analyse documentaire a porté sur les documents ressources des CVB (contrat, programme d’action, tableau financier, compte rendu de réunion...) afin d’identifier les acteurs de la démarche, leurs rôles et leur investissement. Cette étape a permis de construire l’échantillon d’acteurs institutionnels et techniques interrogés par la suite (Tableau 1). Les entretiens semi-directifs ont visé à renseigner les différents sous-systèmes du CADSES et ont été analysés qualitativement autour : des enjeux en matière de biodiversité et de paysage sur les territoires ; des règles de gouvernance du CVB ; et des acteurs concernés.
Tableau 1 – Rôle des acteurs des Contrats verts et bleus et durée des entretiens réalisés dans les trois études de cas
Éléments de contexte et de gouvernance des trois études de cas
Le CVB est un contrat d’une durée de cinq ans qui propose un programme d’action reposant sur quatre volets : accompagnement de l’intégration de la TVB dans les documents d’urbanisme ; amélioration des connaissances sur le réseau écologique du territoire ; réalisation de travaux de restauration, préservation ou remise en bon état du réseau écologique ; animation et sensibilisation aux trames vertes et bleues. Pour couvrir l’ensemble de ces actions, les CVB regroupent des acteurs aux mondes sociaux hétérogènes relatifs à la protection de la nature, à l’agriculture, à la chasse ou encore au développement territorial et à l’aménagement du territoire. Parmi ces acteurs, une collectivité ou un établissement public de coopération intercommunale est la structure porteuse du contrat. Elle veille au bon déroulé du CVB et des actions portées par les maîtres d’ouvrage. Pour cela, elle peut s’entourer d’une structure en appui scientifique et technique.
L’analyse documentaire et les entretiens révèlent deux modèles de construction d’un CVB selon les acteurs définissant les règles opérationnelles (Tableau 2). La construction ascendante d’un contrat positionne le capital territorial1 (Lacquement & Chevalier, 2016) au cœur de la démarche en s’appuyant sur les compétences et stratégies des acteurs locaux et en plaçant les maîtres d’ouvrage à l’initiative du contenu des actions. L’accent est mis sur l’opérationnalité. Le modèle descendant quant à lui, met le porteur du contrat au cœur des décisions sur les actions retenues. L’accent est mis cette fois-ci sur les objectifs à atteindre. Si ces deux modèles témoignent d’atouts et de difficultés propres, ils ne présument néanmoins aucunement des résultats écologiques qu’auront les CVB car ceux-ci sont encore incertains au moment de l’étude.
Le modèle descendant dominant en Loire-Forez est directement relié aux ressources écologiques du territoire (Tableau 2). En effet, le paysage bocager de Loire-Forez est le support d’un réseau écologique dense et d’une biodiversité riche. Ces enjeux de conservation sont donc au cœur des actions du territoire depuis de nombreuses années à travers différentes politiques publiques et différents acteurs. Cet historique a créé un millefeuille réglementaire sur le territoire et une mise en concurrence et parfois en conflit des acteurs relevant de la nature et de la chasse. Ce capital social (Brondizio et al., 2013) fragile, c’est-à-dire ce peu de confiance entre acteurs, explique en partie le nombre plus faible d’acteurs impliqués dans le CVB et sa construction descendante utilisée pour pallier ce contexte tendu. Les modèles ascendants des CVB Bièvre-Valloire et Rovaltain, découlent quant à eux de l’historique de la TVB sur leur territoire. En Bièvre-Valloire, un précédent contrat sur le réseau écologique avait échoué à se construire, tandis qu’en Rovaltain, seules quelques prémices de prise en compte de la TVB existaient. Les porteurs de ces deux contrats ont donc ciblé pour objectif premier de réussir à lancer une réelle dynamique concernant le réseau écologique sur leur territoire.
Les analyses qualitatives du corpus documentaire et des entretiens semi-directifs permettent d’identifier les acteurs présents dans la mise en œuvre de la TVB et de mettre en lumière leur diversité et leurs modes de fonctionnement. Cependant, ce regard reste incomplet sur les relations qu’entretiennent ces différents acteurs dans les CVB. L’analyse de la structure de ces relations et de la position des acteurs dans ces réseaux sociaux permettent de le compléter.
Analyse structurelle des réseaux sociaux
L’analyse des réseaux sociaux menée dans cet article vise à comparer la structure du réseau des études de cas ainsi qu’à dévoiler les acteurs qui y occupent une place centrale. Elle a été menée par graphe à partir des retranscriptions intégrales des entretiens, sans intégrer de protocole supplémentaire lors de la tenue des entretiens.
Les graphes sont construits sur les acteurs cités par les enquêtés parmi ceux précédemment recensés (Chlous & Martin-Brelot, 2017). Au sein des retranscriptions, ont été sélectionnés les mentions d’acteurs lorsque l’enquêté émettait une réponse aux interrogations suivantes : (1) Par qui avez-vous été invité à participer au CVB ? (2) Comment s’est organisé la construction du CVB ? (3) Comment sont décidés les financements ? (4) Avec qui travaillez-vous concrètement dans le CVB ? Sont-ce des acteurs avec qui vous avez l’habitude de travailler ? (5) Quelles sont les actions de ces acteurs et votre évaluation de ces actions ? (6) Comment fonctionnez-vous ensemble ?
Un acteur citant un autre signifie donc « je suis en relation avec cet acteur dans le cadre du CVB ». Le nombre de citations entre deux acteurs ainsi que la nature ou la valence de la relation ne sont pas recensés. Les liens entre acteurs sont donc de natures diverses : (1) relations institutionnelles issues des règles de fonctionnement, (2) relations financières, (3) relations partenariales de co-maîtrise d’ouvrage d’actions, (4) relations informatives où s’échangent connaissances scientifiques, compétences techniques ou administratives et état d’avancement des actions, ou encore (5) relations ponctuelles collectives dans les instances de gouvernance. Deux acteurs peuvent combiner plusieurs types de relations. De manière générale, ces liens entre acteurs témoignent d’une circulation d’informations relatives au fonctionnement et à la mise en œuvre des CVB.
Les enquêtés sont assimilés à leur structure et correspondent aux nœuds des graphes. Si plusieurs personnes d’une même structure étaient présentes lors de l’entretien, les citations des différentes personnes sont regroupées sous un seul et même nœud. Les acteurs recensés mais non cités ne sont pas intégrés aux graphes. Il s'agit donc de graphes orientés (de l’acteur citant à l’acteur cité), non pondérés et non signés.
À partir de ces graphes, la structure du réseau est analysée et comparée entre chaque étude de cas grâce à des métriques générales et relatives aux relations entre différents types d’acteurs (liens hétérogames entre monde social différent). Suite à cette analyse structurelle des réseaux, une analyse plus fine des relations entre acteurs et de leur position respective est proposée. Dans un premier temps, le nombre de relation de travail qu’un acteur peut avoir au sein du CVB est mesuré grâce à la centralité de degré (Freeman, 1978). Cette mesure, et en particulier le demi-degré intérieur, correspond au nombre d’arrêtes qui arrive sur un sommet et signifie dans notre cas le nombre de fois qu’un acteur est cité par un autre. Du fait d’un échantillonnage non exhaustif des acteurs des CVB, le demi-degré intérieur est préféré au demi-degré extérieur pour ne pas défavoriser les acteurs non rencontrés. Au vu des liens définis, un acteur est central, selon cet indicateur, s’il est en relation avec de nombreux partenaires dans le cadre du CVB. Dans un deuxième temps, les liens étudiés pouvant être assimilés à des échanges d’information relative au fonctionnement et à la mise en œuvre des CVB, les acteurs en position de contrôler ces flux d’information sont étudiés grâce à la centralité d’intermédiarité (Freeman, 1978). La centralité d’intermédiarité mesure la proportion de fois qu’un sommet est un point de passage sur le plus court chemin entre deux autres sommets.
Tout au long du texte, l’apport de ces outils est comparé à celui des analyses qualitatives. La visualisation des graphes et les analyses ont été conduites sous R (R Core Team, 2018) grâce au package igraph (Ognyanova, 2016).
Résultats
La structure du réseau social confirme la gestion collective
L’analyse qualitative des entretiens et des ressources documentaires montre que les CVB reposent sur une gouvernance polycentrique car les règles qui régissent l’action sont définies à différentes échelles spatiales et institutionnelles en collaboration (Ostrom, 1990). La Région définit les règles constitutionnelles, c'est-à-dire l’outil CVB en tant que tel à travers son essence, sa durée, ses modalités de financement et les territoires éligibles. Les règles collectives qui définissent les modes de prise de décision sont dictées par la Région et sont adaptées à chaque contexte par les porteurs du contrat. Enfin, les règles opérationnelles, correspondant au contenu du programme d’action, sont plus ou moins aux mains des porteurs ou des maîtres d’ouvrage selon le mode de construction ascendant ou descendant du CVB.
Figure 1 – Graphes des réseaux sociaux des trois études de cas basés sur les citations inter-acteurs dans les retranscriptions des entretiens semi-directifs.
L’analyse des graphes montre pour chaque cas, une structure traduisant la gouvernance polycentrique des CVB. En effet, les différents types d’acteurs, y compris la Région qui est à l’origine de l’outil, sont tous en relation avec de nombreux autres partenaires dans la mise en œuvre des CVB (Figure 1).
La densité des réseaux étudiés, c’est-à-dire la part de liens effectifs par rapport à ceux possibles, est comprise entre 20 et 40% (Tableau 3). Cette valeur est sous-estimée par notre méthodologie qui ne peut pas compatibiliser de liens partants d’un acteur non interrogé. La densité est en effet directement corrélée aux pourcentages de sommets-acteurs interrogés et renseigne donc peu. Par contre, l’analyse de la centralisation d’intermédiarité révèle des structures plutôt polycentriques dans les CVB (Tableau 3). Le Rovaltain affiche une centralisation d’intermédiarité de 13%, qui même faible se révèle deux fois supérieure aux deux autres territoires. La Figure 1 laisse à penser que le porteur du contrat, le syndicat en charge du SCoT, est au cœur de cette centralisation. Ce point sera approfondi dans les sections suivantes.
Au-delà d’une gouvernance polycentrique, l’analyse des liens entre les acteurs révèle des relations de travail multi-partenariales inédites. En effet, entre 70 et 80% des liens observés réunissent des acteurs de mondes sociaux différents (Tableau 3). L’analyse qualitative montre que, sur les territoires étudiés, ces relations peuvent être inédites ou faisant suite à plusieurs essais infructueux : « pour certains maîtres d’ouvrage, être associé à côté les uns et les autres, ça leur plaisait moyennement, par crainte. […] Quand je regarde les signataires, qui sont là et qui ont signé, qui se sont engagés, c’est quand même des structures qui sont très différentes les unes des autres, et qui peuvent avoir des oppositions notamment au niveau national, mais qui se retrouvent quand même ici. Je trouve ça positif et ça va dans le bon sens pour le développement du territoire » (Porteur du CVB, Bièvre-Valloire). Ainsi, plus encore que mettre deux acteurs en relation, les CVB réunissent des acteurs non plus seulement de manière bilatérale mais dans un format collectif pour une gestion en commun des continuités écologiques.
La centralité de degré affirme les relations interinstitutionnelles
Les analyses qualitatives et de structure des réseaux sociaux des trois CVB montrent une diversité d’acteurs intégrés dans la gestion locale du réseau écologique, et ayant chacun un rôle dans le contrat : financeur, porteur, en appui scientifique et technique, maître d’ouvrage d’actions. Au sein des CVB étudiés, aucun de ces rôles tend à avoir plus de partenaires de travail qu’un autre, à l’exception de certains maîtres d’ouvrage (Tableau 4).
La Région à l’origine de l’outil, de ses règles collectives et d’une partie de son financement, possède pour chaque CVB le demi-degré intérieur le plus élevé (Tableau 4). Les personnes interrogées citent cet acteur institutionnel pour justifier l’origine de leur contrat car la Région identifie les secteurs aux enjeux TVB prioritaires et incite les acteurs locaux à y répondre à travers un CVB. Mais la Région est également citée dans la mise en œuvre du contrat selon deux entrées. La première entrée est relative à sa présence et à sa position importante dans les instances de gouvernance. Cette position n’est que rarement remise en cause par les acteurs, mais fait office de justification pour le contenu de certaines actions. La deuxième entrée parlant de la Région dans la mise en œuvre des contrats, concerne sa position au carrefour entre les CVB. Les acteurs font remonter un besoin de mise en commun, d’harmonisation et de retours d’expérience entre les différents contrats, auquel la Région pourrait répondre : « Ce qui serait intéressant c’est d’avoir d’autres retours de CVB. La Région elle pourrait revenir avec ça aussi [...] nourrissons nous un peu les uns les autres de ce qui s’est fait ailleurs. » (Maître d’ouvrage, Bièvre-Valloire). La Région est effectivement un des rares acteurs à être présent dans les trois réseaux. Elle anime sur le terrain un réseau régional des porteurs et animateurs de contrat qui semble insuffisant pour la mise en relation interdépartementale des maitres d’ouvrages.
Les porteurs de contrat et leur structure d’appui technique et scientifique, ont une centralité de degré similaire à celle de la Région (Tableau 4). Ils décident, dans le cadre dicté par celle-ci, des instances de gouvernance du contrat (comité de pilotage, comité technique et groupe de travail thématique) et les animent. Au-delà de ces instances, ils suivent le bon déroulé du contrat et de la réalisation des actions. Ils représentent donc le principal interlocuteur pour les maîtres d’ouvrage. Par ailleurs, le modèle de construction ascendant ou descendant d’un CVB ne se traduit pas par une centralité de degré différente pour les porteurs. Les porteurs sont évoqués par les maîtres d’ouvrage pour présenter l’animation et la vie du contrat dans son ensemble, et pour justifier le contenu des actions dans le cas d’une construction descendante.
Enfin, les maîtres d’ouvrage ont en moyenne un demi-degré intérieur inférieur du fait d’un écart-type plus important (Tableau 4). En effet, la majorité des maîtres d’ouvrage ont une valeur de demi-degré intérieur identique aux autres acteurs. En particulier les maîtres d’ouvrage du monde de la nature, de la chasse et dans une moindre mesure de l’agriculture sont souvent cités dans les entretiens. Dans le cas de Loire-Forez et de Bièvre-Valloire, ces acteurs sont ceux qui sont en charge du plus grand nombre d’actions. Au contraire, les maîtres d’ouvrage relevant du développement territorial et n’ayant pas d’autres rôles dans le contrat sont beaucoup moins cités. L’analyse qualitative des entretiens révèle en effet que les acteurs actifs des CVB regrettent le manque d’implication de ces acteurs de l’aménagement du territoire dans le collectif, manque attribué souvent à leur faible connaissance de l’outil même.
Tableau 4 – Centralités de degré et d’intermédiarité des acteurs du réseau social des trois études de cas
Les résultats sur la centralité de degré montrent que le rôle d’un acteur dans le CVB ne détermine pas le nombre de partenaires avec qui il pourra travailler. Les relations de travail interinstitutionnelles sont nombreuses dans la gestion locale du réseau écologique. Ces relations interinstitutionnelles, reliées à la gestion collective mise en évidence par l’analyse de la structure des réseaux, confirment la gouvernance polycentrique des CVB.
La centralité d'intermédiarité dévoile les positions officieuses des acteurs
La centralité d’intermédiarité permet d’approfondir la connaissance des acteurs en position de contrôler la circulation d’informations relatives au fonctionnement du CVB et à son état d’avancement. Dans le cas du CVB Rovaltain où la structure du réseau révélait une centralisation plus importante que dans les deux autres territoires (Tableau 3), la position centrale du porteur du contrat, le syndicat en charge du SCoT, est confirmée. Sa valeur de centralité d’intermédiarité est six fois supérieure aux autres acteurs (Tableau 4). Cette centralité se traduit même lexicalement, un acteur de ce contrat utilise le nom de la structure porteuse pour définir l’outil CVB en tant que tel : « J’ai des financements dans le cadre du SCoT. » (Maître d’ouvrage, Rovaltain). Au quotidien, ce porteur appuie les maîtres d’ouvrage dans la rédaction de leur fiche action et de leurs dossiers de financement. Il est l’interlocuteur privilégié et souvent l’intermédiaire entre les maîtres d’ouvrage et la Région. Le syndicat en charge du SCoT du Grand Rovaltain orchestre la mise en relation des maîtres d’ouvrage et a pour objectif de faire perdurer cette dynamique collective sur son territoire. Cet objectif est une motivation majeure de ce porteur qui oriente les instances de gouvernance en ce sens. Le CVB Rovaltain possède ainsi un comité de suivi composé du porteur, des financeurs, éventuellement de certains maîtres d’ouvrage, mais surtout des autres acteurs du territoire. Ces comités de suivi ont pour but d’informer ces acteurs, de « les mettre en réseau éventuellement avec des porteurs d’actions qui les intéresseraient [...] pour élargir et pouvoir créer des synergies. » (Porteur, Rovaltain). Cette volonté de mise en réseau est mise à mal par les turn-over successifs qu’a connus ce porteur et dont les impacts sont d’autant plus importants que la structure du réseau est centralisée.
En Bièvre-Valloire, ce n’est pas le porteur (SIRRA) mais la structure d’appui (CEN 38) qui montre une centralité d’intermédiarité importante (Tableau 4). Ceci est dû à la dissolution de la structure porteuse du CVB en cours de contrat où celui-ci a été récupéré par le syndicat hydraulique. Durant ce flou administratif, c’est la structure en appui qui a porté le contrat, son animation et sa mise en œuvre.
Dans le cas où les financeurs locaux portent également des actions en tant que maîtres d’ouvrage, comme c’est le cas pour les Départements de la Loire (DEP 42) et de l’Isère (DEP 38) au contraire de celui de la Drôme, le porteur de contrat ou son appui scientifique et technique ne sont plus les seuls acteurs centraux (Tableau 4). Au-delà de construire leurs propres actions, les Départements portant une double casquette orientent également le contenu de celles des autres maîtres d’ouvrage en fonction de leurs propres objectifs et programmes. Ces acteurs occupent cette position centrale dans les échanges d’informations financières, institutionnelles et de mise en œuvre du contrat afin de mettre en cohérence les actions des différents membres et au-delà des politiques publiques du territoire. C’est le cas en particulier en Loire-Forez, où les outils de conservation de la biodiversité (Contrat vert et bleu, réseau Natura 2000, programme agro-environnemental et climatique) se superposent spatialement. Les Départements, en étant des acteurs majeurs de l’animation de ces différentes démarches sont donc au cœur des échanges entre les acteurs du territoire en dehors des CVB. Cette position leur offre une porte d’entrée pour donner aux CVB une finalité supplémentaire. Ils participent de manière officieuse à l’orientation du CVB, à sa mise en œuvre et aux règles opérationnelles en aiguillant le contenu des actions.
Finalement, la centralité d’intermédiarité révèle les acteurs qui ont une position centrale dans les échanges d’information entre les différents partenaires et in fine dans la dynamique de mise en œuvre des CVB. Ces acteurs ne sont pas forcément ceux désignés officiellement pour cela en amont du CVB. Par cet accès aux informations relatives à la fois aux règles et à l’état d’avancement du contrat, ils font vivre et orientent les CVB. Ces acteurs qui orchestrent la dynamique des contrats sont ceux qui ne limitent pas le CVB à ses frontières temporelles et spatiales. Le CVB devient, selon la structure du réseau et les acteurs qui le compose, un outil pour renforcer la confiance dans le réseau social du territoire à moyen et long terme ou pour mettre en cohérence les actions environnementales existantes au-delà même du périmètre du CVB.
Discussion
Le réseau social dans son environnement socio-écologique
L’analyse des relations de travail entre les acteurs impliqués dans les CVB montre une forte influence de l’environnement socio-écologique dans la structure du réseau, dans la composition de ses membres et dans leur position. À la lumière du cadre d’analyse de la durabilité des systèmes socio-écologiques (McGinnis & Ostrom, 2014), tous les sous-systèmes internes, qu’ils soient relatifs aux dimensions sociales ou écologiques ont un impact sur ce réseau social.
Concernant la dimension sociale, au sein du système de gouvernance , les politiques publiques existant sur le territoire créent un contexte historique et relationnel particulier dans lequel les CVB doivent trouver leur place. Un nombre important d’outils politiques ciblant la nature ou la biodiversité sur le territoire fait émerger un besoin de mise en cohérence de l’action publique, et ainsi positionne de manière officieuse au cœur du CVB les acteurs les plus impliqués dans toutes ces démarches. Cette mise en cohérence des politiques de conservation est un enjeu qui dépasse les CVB et qui concerne également une meilleure articulation entre politiques sociales et de biodiversité (Coreau et al., 2015). Dans ce débat, les CVB peuvent être un premier pas, mais ne constituent pas un outil suffisant.
La dimension écologique quant à elle, est aussi à considérer pour comprendre les relations de pouvoir au sein des CVB. D’une part, selon les enjeux de biodiversité du territoire (unités de ressource), la composition des acteurs dans les contrats ne sera pas la même. Une biodiversité importante et des habitats naturels de qualité feront apparaitre une majorité d’acteurs de la nature et de la chasse dans le contrat, car ceux-ci sont organisés et impliqués sur ces questions et revendiquent leur légitimité à y répondre (Ginelli, 2012). D’autre part, la structure du réseau est liée à la superficie du territoire dans lequel se met en œuvre le CVB. Dans le cas d’un territoire de grande superficie, les relations entre acteurs font plutôt appel à un membre central. La grande taille d’un territoire peut effectivement rendre plus difficile la gestion commune d’une ressource et la mise en relation des acteurs concernés (Ostrom, 2009).
Au final, la compréhension du contexte dans lequel s’insère le réseau social apparait nécessaire pour saisir la complexité des interactions socio-écologiques structurant la mise en œuvre d’une gestion locale des continuités écologiques.
Réseau écologique, réseau social
Le réseau écologique, en particulier à travers sa planification (Mougenot & Melin, 2000), concerne des acteurs multiples, divers et d’échelons territoriaux variés (Cormerais-Thomin & Bertrand, 2013). Dans le cas d’une traduction territoriale de la TVB s’appuyant sur un outil contractuel, les continuités écologiques sont en effet un objet politique à l’articulation des mondes environnementaux, agricoles, cynégétiques, aquatiques, ainsi que de ceux du développement et de l’aménagement du territoire.
Les enjeux, attentes et représentations de ces acteurs sont souvent différents et peuvent quelque fois sembler contradictoires. Cependant, les CVB permettent de réunir tous ces acteurs autour d’une même table et d’ouvrir une arène de discussion inédite pour certains territoires. En particulier, dans le contexte rhônalpin, les CVB réussissent à dépasser les tensions vives que les premières réflexions sur les continuités écologiques et la TVB à l’échelle régionale ou locale avaient engendrées avec le monde agricole (Fleuryet al., 2017). Les continuités écologiques deviennent ainsi source de nouvelles relations territoriales, et mettant en relation ces mondes sociaux particulièrement hétérogènes, elles constituent dans l’action un objet frontière (Star & Griesemer, 1989).
Au sein de ces réseaux sociaux, les acteurs ayant la volonté de faire du CVB un objet multifonctionnel au service du capital social (Brondizio et al., 2013) ou de la cohérence des actions environnementales, occupent une place centrale dans la circulation de l’information et la dynamique des CVB. Ils orientent les actions et les relations entre les participants des CVB. Dans le cas où les relations de confiance sont bien établies et où le CVB participe à accroître ce capital social, la gestion locale des continuités écologiques a ainsi une plus forte probabilité de réussir mais également d’être durable au-delà des limites temporelles du contrat (Ostrom, 1990), et ce quel que soit la centralisation du réseau social.
La nécessaire mise en dialogue des analyses qualitatives et structurales des réseaux
L’analyse des réseaux menée dans cet article repose sur des métriques globales et des outils de centralité locale (centralité de degré et d’intermédiarité). Les résultats mettent en évidence que les apports de l’analyse du réseau vis-à-vis des analyses qualitatives varient selon les variables utilisées.
La structure du réseau et la centralité de degré confirment les résultats obtenus sur la gouvernance par l’analyse qualitative des documents de territoire et des entretiens semi-directifs. Au vu de la méthode utilisée, le calcul du demi-degré extérieur n’était pas pertinent, alors qu’il peut traduire une influence directe (Wasserman & Faust, 1994). Dans cette étude, une citation d’acteur se traduit par un lien de type « je suis en relation avec cet acteur dans le cadre du CVB », et le demi-degré intérieur représente ainsi la centralité d’un acteur vis-à-vis du nombre de partenaires avec qui il travaille dans le cadre de la politique publique étudiée. Mais les relations évoquées sont de nature diverse (institutionnelle, financière, partenariale, informative ou ponctuelle), ce qui limite l’approfondissement de ces relations. L’enrichissement de la méthode par le relevé pour chaque citation du sens et de la valeur positive ou négative de la relation pourrait permettre d’aller plus loin grâce à la centralité de degré. Cependant, cette approche laisse une place trop importante à la subjectivité de l’analyste pour caractériser la relation à partir du discours de chaque personne interrogée si l’analyse du réseau social n’a pas été pensée en amont des entretiens.
La centralité d’intermédiarité quant à elle, enrichit l’étude des relations entre les acteurs dans la mise en œuvre de la politique publique étudiée par l’étude du contrôle de la circulation de l’information. D’après la bibliographie, un acteur ayant une forte centralité d’intermédiarité est au cœur d’un grand nombre d’interactions entre acteurs non directement reliés (Borgatti & Everett, 2006). Appliquée sur les citations issues des retranscriptions des entretiens semi-directifs et aux relations de travail identifiées, cette mesure révèle les acteurs centraux dans les échanges d’informations de fonctionnement et de mise en œuvre de l’outil. Ces acteurs sont ceux qui font vivre l’outil étudié et la centralité d’intermédiarité met en lumière leur position. Or, ces relations officieuses ne sont pas nettement apparues lors des analyses documentaires et des entretiens semi-directifs. De plus, la structure plus ou moins centralisée du réseau social n’est pas directement liée au modèle de construction ascendant ou descendant de l’outil étudié. L’analyse de la gouvernance n’est donc pas suffisante pour déduire ces relations officieuses et l’importance des acteurs qui font de la gestion locale des continuités écologiques, un outil multifonctionnel. L’analyse des réseaux révèle ici comme dans d’autres études, son intérêt pour comprendre à la fois les dimensions formelles et informelles des réseaux de de gouvernance de conservation de la biodiversité (Borg et al., 2015).
Cependant, l’analyse de la centralité d’intermédiarité seule n’est pas suffisante. Comprendre l’environnement socio-écologique dans lequel se développe le réseau social est essentiel. Les résultats des analyses qualitatives de la gouvernance, des acteurs impliqués et de la ressource paysagère permettent d’interpréter la structure du réseau mise en lumière par la centralité d’intermédiarité. Ainsi, le croisement de cet outil de centralité et de l’analyse qualitative est source d’un enrichissement mutuel pour comprendre les relations entre les acteurs dans la mise en œuvre d’une gestion locale des continuités écologiques. Combiner les approches quantitatives et qualitatives sur le réseau se montre ici aussi pertinent (Hauck et al., 2016).
Conclusion
La conservation de la biodiversité à travers le réseau écologique regroupe des acteurs très divers, relatifs aux mondes de la nature, de la chasse, de l’agriculture, de l’eau ou encore du développement territorial. Au sein des outils locaux de gestion des continuités écologiques, ces acteurs se retrouvent dans une configuration nouvelle. Les relations de travail y sont définies par une gouvernance polycentrique où les modalités de gestion collective sont déterminées par les acteurs régionaux et les porteurs de l’outil, tandis que le programme d’action est construit par les porteurs et les maîtres d’ouvrage. Au sein de ces réseaux, les acteurs ayant une approche multifonctionnelle de l’outil et souhaitant en faire un objet au service du capital social ou de la cohérence des actions environnementales du territoire utilisent leur position centrale dans les échanges d’informations à ces fins. De plus, réseau social et réseau écologique interagissent mutuellement. Les enjeux écologiques et paysagers d’un territoire influencent la composition des membres du réseau ainsi que leur position plus ou moins centrale. La structure du réseau social quant à elle, conditionne la durabilité de la gestion et peut donc in fine modifier les habitats et leurs continuités écologiques du territoire.
D’un point de vue méthodologique, la construction de graphes basés sur les citations entre acteurs dans un corpus d’entretiens semi-directifs s’avère être une approche pertinente pour questionner les relations entre acteurs dans la mise en œuvre d’une politique publique. Contrairement aux méthodes qui proposent un temps dédié au réseau lors de l’entretien, s’appuyer sur les retranscriptions permet de consacrer la totalité du temps de la rencontre à la récolte des nombreuses données nécessaires aux analyses qualitatives. De plus, cela permet de penser une analyse des réseaux a posteriori si l’exploration du système étudié fait ressortir ce besoin. Pour cela, il est crucial que les entretiens semi-directifs remplissent quatre conditions : (1) s’appuyer sur une étude préalable des acteurs concernés par la politique publique afin de construire l’échantillon, (2) questionner chaque personne interrogée sur les acteurs impliqués, leurs rôles, leurs actions, leur implication, leurs relations et leur fonctionnement collectif, (3) interroger un temps long de la politique publique autour de sa construction passée et de son fonctionnement actuel, et (4) être d’une durée similaire pour permettre la comparaison.
A partir de ces graphes orientés non pondérés et non signés, l’analyse structurelle du réseau social montre la mise en place d’une gestion en commun des continuités écologiques, mettant en relation des acteurs aux mondes sociaux hétérogènes et créant des relations parfois inédites sur les territoires. L’outil de centralité de degré permet de mettre en lumière les acteurs possédant des relations avec de nombreux partenaires dans la mise en œuvre de la politique publique étudiée. Associé à l’analyse de la structure des réseaux, cet outil permet de confirmer la gouvernance polycentrique de la gestion locale du réseau écologique en montrant que, quel que soit son rôle, un acteur est en relation avec les différentes institutions à l’origine des règles de fonctionnement. Cependant, cet outil n’apporte pas d’informations nouvelles sur ce point par rapport aux analyses qualitatives. La centralité d’intermédiarité quant à elle, met en lumière les acteurs centraux dans les échanges d’informations de fonctionnement et de mise en œuvre et apporte des éléments nouveaux qui n’étaient pas apparus dans les analyses qualitatives.
Finalement, l’analyse structurelle des réseaux sociaux et de la position des individus permet de soutenir le cadre d’analyse de la durabilité des systèmes socio-écologiques (CADSES) dans son appréhension des relations entre les acteurs dans la gestion d’une ressource. Inversement, le CADSES permet de repositionner le réseau dans sa réalité socio-écologique, ce qui apparait indispensable à la compréhension de la composition et de la structure du réseau social. L’utilisation conjointe du CADSES et de l’analyse des réseaux sociaux est donc source d’un enrichissement mutuel pertinent pour comprendre la mise en œuvre d’une politique publique ayant trait aux continuités écologiques.