Introduction
En sciences humaines, nous nous intéressons généralement à ce qui saute aux yeux : la source d’un paradoxe, d’une problématique, part toujours de ce qui « coince », de ce qui ne fait pas sens (Albero, 2022). Pour pouvoir juger que quelque chose « ne fait pas sens », il faut le voir en particulier et dans sa singularité. En conséquence, nous avons le sentiment que la sociologie s’intéresse surtout au non banal – ce qui serait extraordinaire, c’est‑à‑dire ce qui peut « faire irruption dans le quotidien et briser sa régularité » (Decherf, 2010), par rapport au banal dont la nature tellement commune rend la définition difficile à expliciter. Nous le retrouvons également dans la sociologie de l’exil : si certaines recherches regardent l’expérience des personnes exilées dans le quotidien et sa banalité1, la grande majorité s’intéresse aux difficultés spécifiques qui se dressent face à elles2. De fait, un pan entier de la réalité sociale est ignoré : en se concentrant sur ce qui saute aux yeux, la sociologie jette un voile sur la manière dont la banalité révèle – peut‑être plus encore, ou du moins plus clairement que le non banal – la force des structures sociales pour façonner la vie des individus.
Toutefois, loin de nous l’idée d’adopter une approche structuraliste – ce n’est d’ailleurs pas le sujet. Soulignons tout de même que le banal met en lumière également la force des individus à se défaire de ces structures : la sociologie des mouvements sociaux montre que la contestation de ces dernières peut se faire à tout moment, dans le quotidien et de manière banale (Clochard, 2016). La vie de tous les jours est un théâtre constant de banalités contestataires : pour certains, le fait même d’exister – y a‑t‑il plus banal que cela ? – constitue un acte de révolte politique lorsque sa présence sur le territoire est synonyme d’illégalisme (Papadopoulos, Tsianos, 2013) ; tandis que pour d’autres des choix qui paraissent anodins révèlent la volonté d’affirmer son pouvoir d’agir face aux contraintes qui s’imposent à eux.
Nos réflexions sur le banal prennent leur source dans deux mémoires de recherche que nous avons effectués entre 2021 et 2023. Dans le premier, nous travaillions sur la question du vécu de la pandémie de Covid 2019 par les demandeurs d’asile à Rennes ; dans le second, nous nous sommes intéressé à la capacité des personnes sans‑papiers à faire des choix dans le domaine du logement, du travail et des études. Dans ces deux cas, notre approche s’appuie sur le concept, que nous utiliserons dans cet article, du (non) banal : l’extraordinaire d’une crise sanitaire et les choix de tous les jours des personnes sans‑papiers. Toutefois, nous avons été plusieurs fois surpris par ce que nous avons observé et ce qui nous a été dit : cette surprise provenait de la déconstruction des prénotions que nous avions sur le sujet. Avec une introspection et une réflexion plus poussées, prenant en compte notamment la question du banal, nous voyons que cette déconstruction peut être comprise autrement : toute prénotion correspond à un phénomène que nous prenons pour acquis. Il y a là une forme de banalité qui se dévoile et lorsque cette dernière n’est pas confirmée sur le terrain, il y a alors une énigme, et un travail de recherche. Comme nous le mentionnions plus haut, une grande partie de la recherche en sciences sociales est une quête pour l’explication de ce qui sort de l’ordinaire – que se passe‑t‑il alors, lorsqu’on ne regarde pas seulement les résultats trouvés pour répondre à une énigme, mais qu’on s’intéresse justement à la (non) banalité qui nous a mené à formuler un paradoxe ?
En reprenant ainsi les travaux de recherche que nous avons menés jusqu’ici, nous pouvons mieux penser à l’impact qu’ils peuvent avoir sur la compréhension de la réalité sociale. C’est pourquoi nous proposons de revenir sur chacun des cas d’étude, la méthodologie et les données qui sont mobilisées, ainsi que certains des grands résultats – avant de souligner au sein de ces travaux l’ambiguïté même du banal et la possibilité qu’ont certains faits de se banaliser mais aussi de se débanaliser. Nous reviendrons enfin sur ces faits en particulier afin de montrer ce qu’ils révèlent des phénomènes sociaux.
Nos deux cas d’étude
Entre septembre 2021 et juin 2022, nous avons réalisé un mémoire de recherche dans le cadre d’une première année de master de recherche en sciences sociales (Negri, 2022). Nous sommes parti de notre expérience de la crise sanitaire comme étant un événement extraordinaire, particulièrement bouleversant dans le quotidien – expérience partagée par d’autres, et qui justifie également sa qualification de « crise » (Bergeron et al., 2020). Suite à un tel impact de la pandémie, nous avons supposé que les personnes exilées seraient affectées d’autant plus du fait d’une situation croisée de précarité et de vulnérabilité. Nous nous sommes donc intéressé à la manière dont les demandeurs d’asile à Rennes ont vécu et perçu la pandémie – notamment ses premiers mois et le premier confinement.
L’enquête réalisée pour ce mémoire était qualitative : nous avons mené des entretiens semi‑directifs (Beaud, Weber, 2010) avec différents types d’individus. En effet, nous avons souhaité prendre en compte le point de vue des acteurs politiques et associatifs en plus de celui des personnes exilées – dans une volonté de triangulation. Ce sont donc 24 entretiens qui ont été réalisés, avec un élu, une responsable de services à la municipalité, des bénévoles, militants et professionnels d’associations, deux juges à la Cour nationale du droit d’asile, des médecins et des demandeurs d’asile et réfugiés.
Avec ce travail de recherche, nous avons confirmé certaines de nos prénotions : les personnes exilées étaient déjà concernées par différents types de précarité et de vulnérabilité qui, croisées avec une situation inédite de crise sanitaire, ont donné lieu à des difficultés spécifiques à cette population. Ainsi, à titre d’exemple, la situation difficile des personnes exilées les rendait, avant la Covid, fortement dépendantes des associations pour des questions administratives, de logement, de nourriture. Cette dépendance a subsisté pendant la pandémie et les confinements, alors que la majorité des associations ne pouvait plus fonctionner – ou du moins de la même manière. Les associations ont alors dû réaliser des actions qu’elles ne réalisaient pas précédemment, comme distribuer des paniers repas dans des hôtels où les personnes étaient hébergées ; ou encore changer leur fonctionnement afin d’assurer ce dernier (Poisson, Loncle, Mahamat, 2022).
Les situations d’attente (Kobelinsky, 2012), de liminalité (O’Reilly, 2018) et le sentiment d’être perdu dans des limbes administratives (Hartonen et al., 2022) se sont accentués avec l’arrêt total des services de l’État jugés non essentiels – comme le traitement des demandes de titre de séjour. C’est alors une certaine ambiguïté qui s’est installée, avec la souffrance causée par le prolongement de délais déjà insoutenables et par la continuité d’un sentiment d’absence de contrôle sur sa situation administrative ; souffrance qui coexistait avec une forme de soulagement, car si les décisions positives n’étaient pas délivrées, les négatives non plus. Cette ambiguïté a consisté en un premier déraillement face à nos prénotions.
Une seconde « surprise » s’est présentée lorsque nous avons interrogé des personnes exilées sur leur perception de la pandémie. Si elles avaient toutes une certaine peur de cet inconnu qui était la source d’inquiétude principale du reste de la population, il y avait toutefois deux sentiments qui prenaient le dessus : la désinvolture et le soulagement. C’est cette découverte qui a, en partie, justifié cet article – nous reviendrons donc sur cet élément plus bas.
Le deuxième cas d’étude sur lequel se base cet article est un mémoire de recherche réalisé entre 2022 et 2023, pour la deuxième année du master entamé en 2021 (Negri, 2023). Dans le prolongement du premier mémoire et d’autres recherches effectuées entre temps, nous avons souhaité partir d’un étonnement à deux niveaux. En effet, lors d’entretiens ou de discussions avec des acteurs associatifs, nous avons souvent été confronté à l’anecdote d’une personne exilée (souvent sans‑papiers) qui refuse une offre d’hébergement. Cette anecdote a immédiatement donné lieu à une énigme justifiant l’enquête que nous avons ensuite menée : comment expliquer que dans des situations de précarité extrême, comme celles où se trouvent les personnes sans‑papiers, ces dernières refusent tout de même des hébergements ? Une autre partie de l’anecdote nous a également interrogé : lorsque celle‑ci était racontée, c’était souvent avec une forme d’amertume, voire de colère envers la personne qui avait refusé l’offre. Nous trouvions alors dans cette situation une double interrogation : comment les personnes sans‑papiers peuvent‑elles mettre en œuvre leur agentivité face à des situations de choix restreints, et comment les acteurs entourant ces personnes permettent (ou pas) cette agentivité ?
La stratégie de recherche pour ce travail a été multiple. Déjà, il s’inscrivait dans un projet de recherche auquel nous participions également, Jeunes exilés en Bretagne3, permettant une mobilité dans un des terrains retenus, Saint‑Brieuc. De plus, nous avons mis en place des méthodes mixtes, en analysant deux bases de données issues d’enquêtes nationales (Trajectoire et Origine de l’INED et de l’Insee ; Enquête sur l’intégration des primo‑arrivants du ministère de l’Intérieur) ; en réalisant des entretiens semi‑directifs avec des acteurs politiques et associatifs, ainsi que des entretiens « semi‑biographiques »4 avec des personnes exilées ; et, enfin, en étant présent dans plusieurs associations à travers des observations participantes et des participations observantes. En tout, ce sont 21 entretiens menés et plus de 79 heures d’observation qui ont servi de matériau à ce mémoire.
À partir de ces données, nous avons pu offrir un chiffre approximatif du nombre de personnes sans‑papiers en France, en région Bretagne et dans nos départements d’enquête (Ille‑et‑Vilaine et Côtes d’Armor) ; nous avons montré le poids du fait d’être exilé et sans‑papiers sur les trajectoires résidentielles, professionnelles et d’études des individus ; et nous avons mis en lumière les choix qui se faisaient de la part des personnes sans‑papiers, à différents degrés, grâce ou malgré les associations et les acteurs entourant ce public. Ces derniers éléments plus précis sur les mécanismes du choix et de l’agentivité des personnes sans‑papiers constituent, en partie, la base de notre analyse sur le banal et les processus de (dé)banalisation dans le quotidien des personnes exilées.
L’ambiguïté du banal : processus de banalisation et de débanalisation dans le quotidien des personnes exilées
À travers ces deux cas d’études se dessinent déjà les éléments que nous soulignions précédemment : ce sont nos prénotions chamboulées qui révèlent le banal dans l’extraordinaire et inversement. Revenons ici sur les moments précis qui ont révélé ces processus de dé(banalisation).
L’extraordinaire devient banal
Nous évoquions le premier mémoire de recherche que nous avons effectué, portant sur le vécu et la perception du Covid par les demandeurs d’asile à Rennes. Dans ce travail de recherche, nous avons pu montrer ce qui avait fait de la crise sanitaire une crise : un événement imprévu, nécessitant une réponse dans l’urgence et donnant ainsi lieu à une transformation profonde de la société (Bergeron & al., op. cit.). En étant imprévue, la crise sort forcément de l’ordinaire, et fait sortir les individus qui la traversent du quotidien : selon l’ampleur de l’événement, la manière habituelle de vivre sa vie est changée. Une autre définition confirme ce mécanisme : « un événement radicalement perturbant et de nature imprévisible qui menace ou détruit des routines institutionnalisées » (Mazade, 2011, p. 4). Ici, c’est bien ce qui a été vécu par une grande majorité des individus durant la pandémie. Celle‑ci a été également vécue de cette manière par les personnes exilées, du moins en partie : le sentiment de crise et la peur ambiante semblent s’être répandus parmi les demandeurs d’asile que nous avons rencontrés. En effet, la plupart des personnes avec lesquelles nous avons échangé mentionne aussi des éléments de cette peur : Viktor5, un demandeur d’asile ukrainien affirme que « la Covid n’était pas une maladie ordinaire » ; tandis qu’un réfugié partage le fait que ce soit « un moment qui a beaucoup touché la société » (Louqmane).
Toutefois, cette peur ambiante semble se calquer sur celle des personnes de leur entourage, notamment des acteurs associatifs. À plusieurs reprises, des bénévoles ou professionnels évoquent les mesures qu’ils prenaient devant leurs bénéficiaires pour se protéger de la Covid : un travailleur social nous a ainsi expliqué laver ses vêtements à grande eau dans l’espace extérieur commun avant de rentrer chez lui ; tandis qu’une bénévole de distribution alimentaire nous décrivait les nombreux conflits qui émergeaient dans les files d’attente, cristallisés autour de la question des masques ou de la distanciation sociale.
Pourtant, le sentiment principal qui est évoqué par les demandeurs d’asile rencontrés n’est pas une peur – ou du moins pas une peur aussi extraordinaire que celle vécue par d’autres personnes. À l’inverse, nous avons rencontré une forme « d’habitude » face à la pandémie et à ses conséquences en termes de confinement, en faisant une banalité. Être confiné revenait à être enfermé dans le lieu d’habitation des personnes exilées, pour celles qui n’étaient pas en centre de rétention administrative à ce moment. Pour les autres, cela s’apparentait à un prolongement d’un comportement souvent évoqué par des personnes qui évitent tout contact avec les autorités. Malgré un aspect de peur spécifique aux personnes exilées, du fait d’un risque accru de contrôle pour toute présence non autorisée en extérieur, elles étaient nombreuses à souligner être habituées au fait de rester chez elle, et ressentir un certain apaisement face à cette situation. Cela s’explique par le fait que les personnes exilées, et les demandeurs d’asile plus spécifiquement, sont habitués au confinement à différentes étapes de leur parcours : avant de s’exiler pour certains, à cause de la guerre (Pian & al., 2022), pendant l’exil dans des camps de réfugiés ou de fortune (Cotta, Pérodeau, Robert, 2021), ou en France dans les centres d’accueil (CADA, Centres d’Acceuil pour Demdandeurs d’Asile)(Bernardot, 2009 ; Kobelinsky, 2009 ; Kobelinsky, 2010). C’est ce que confirme un travailleur social :
« En CADA, les personnes sont presque assignées à résidence. […] Ils sont dans des structures assez confinées » (Paul, travailleur social)
Nous comprenons bien alors la banalité que représente le fait d’être confiné en raison de la pandémie, lorsque le quotidien est déjà fait de confinement. Une autre forme de soulagement est soulignée par les enquêtés lorsqu’ils décrivent la situation favorable dans laquelle ils se retrouvent grâce au confinement. En effet, pour les personnes qui n’avaient pas de logement avant le confinement, l’annonce de ce dernier s’est accompagnée de l’obtention d’une place d’hébergement : alors que plusieurs personnes dormaient dehors, en hiver, le confinement a signifié une forme de mise à l’abri obligée – mise à l’abri que ces personnes réclamaient déjà. C’est ce que confirment l’élu et la responsable de services de la municipalité que nous avons rencontrés, ainsi que différents acteurs associatifs.
Enfin, notre surprise a été la plus grande face à ce qui pourrait ressembler, en premier lieu, à de la désinvolture : pour les personnes exilées que nous avons rencontrées, la pandémie et les confinements étaient considérés comme le cadet de leurs soucis. Les discours des personnes concernées, mais aussi d’une bénévole en particulier, nous ont montré qu’en effet, par rapport à tous les problèmes auxquels les personnes ont dû faire face au cours de leur vie et de leur parcours d’exil, la pandémie était presque « ridicule » – au mieux, elle paraissait comme une banalité qui ne méritait pas de s’y attarder :
« Pour moi la pandémie est normale. Ça a pas influencé ma vie, je vis ma vie normalement. J’ai peur du virus du VIH plus que la Covid » (Issam, réfugié)
« La Covid c’est un moment qui a été difficile, mais pas comme les autres… il y a les moments difficiles que les migrants ont passé dans les prisons, au bord de la mer, dans la forêt, qui sont plus difficiles et plus douloureux que le moment de la Covid » (Louqmane, bénévole)
« Ils prenaient pas trop les choses au sérieux, par rapport à ce qu’ils avaient vécu… un virus, voilà quoi » (Simone, bénévole)
À travers ces exemples, nous voyons comment un événement construit et accepté comme étant extraordinaire – la crise sanitaire et la réponse étatique à celle‑ci – peut être banalisé par les personnes exilées. Le parcours spécifique de ces personnes et leur situation, c’est‑à‑dire les expériences biographiques qui ont constitué leur parcours de vie jusqu’au moment de la crise, font que les schèmes de pensée utilisés pour percevoir la crise sanitaire sont décalés par rapport à ceux du reste de la population – et, entre autres, des nôtres. À l’inverse, d’autres événements qui nous paraissent banals ont pu se révéler extraordinaires.
Le banal devient extraordinaire
Pour notre recherche sur le pouvoir d’agir des personnes sans‑papiers limitées dans leurs choix, nous étions parti volontairement de phénomènes qui semblaient relativement banals : le refus d’un hébergement par certaines personnes était une anecdote, et nous nous intéressions à la banalité des choix que les individus pouvaient faire – des choix du quotidien, des choix que tout le monde a à faire dans sa vie quant à sa trajectoire résidentielle, professionnelle ou d’études.
Toutefois, dans un premier temps, le cadre de ces choix révèle quelque chose de non banal, en ce qu’ils sont singuliers à la situation d’exil et des personnes sans‑papiers. Alors que le parcours de vie de ces personnes est perturbé par des crises à répétition, leurs choix révèlent des stratégies afin de réorienter leurs parcours de vie. En effet, outre les crises qui ont mené à l’exil, et celles qui ont jalonné le parcours jusqu’en France, une fois arrivées les personnes font face à une nouvelle destruction « des routines institutionnalisées » (Mazade, op. cit., p. 4) lorsqu’elles doivent faire une demande d’asile, lorsqu’elles sont déboutées, lorsqu’elles sont sans‑papiers. Si leur parcours de vie doit être réorienté, c’est parce qu’une crise est également « la situation où l’événement biographique propage ses effets à l’ensemble des trajectoires », de telle manière que la personne ne peut plus « assurer le contrôle de son parcours de vie » (ibid., pp. 4‑5). Des stratégies peuvent alors être mises en place pour tenter de reprendre le contrôle de son parcours de vie, ou de moins de réorienter la trajectoire qu’il prend.
Ainsi, par exemple, le choix des études est relativement banal pour la majorité des autres jeunes : c’est une étape commune, qui repose généralement sur les mêmes enjeux en termes d’option de vie. Chez les jeunes exilés, cela devient un choix stratégique afin d’orienter son parcours vers la régularisation et donc l’entrée dans le droit commun. Dans notre travail, nous avons été confronté plusieurs fois à cette situation : parfois, les personnes sans‑papiers caractérisaient elles‑mêmes cette stratégie, comme dans le cas de Yuliya, une jeune étudiante albanaise :
« Je suis toujours en train d’essayer de changer de statut parce que le titre de séjour étudiant, c’est bien […] mais ça ne correspond pas vraiment à mes projets puisque je suis obligée d’être en relation avec les études, une chose que je n’ai pas forcément envie d’être. […] Mais vu que je suis obligée de rester… honnêtement, je reste pour les bourses et les papiers » (Yuliya, titulaire d'un titre de séjour)
Ici, Yuliya ne réfléchit pas en fonction de ses désirs et aspirations pour sa trajectoire professionnelle et d’études : cette dernière est subie, du fait de sa priorisation des enjeux de régularisation. Elle nous expliquait par ailleurs vouloir devenir esthéticienne, mais ne pas pouvoir démarrer les formations et les démarches car cela mettrait en danger son statut administratif. Dans d’autres cas, ces tactiques étaient mises en place en amont du choix individuel par les personnes concernées, comme l’indique Nathalie, une bénévole d’association pour les mineurs non accompagnés :
« Au bout de six mois, on a une première réponse [de la Préfecture] si tant est que le jeune a eu un parcours exemplaire, mais c’est le cas pour les jeunes qui sont en famille, qui sont extrêmement encadrés, et qui suivent une formation. Une formation quand même, le plus souvent, dans les métiers en tension. […] C’est les domaines dans lesquels on essaie de les orienter, parce que là, on sait que ce sera plus facile » (Nathalie, bénévole)
« On essaie de trouver une orientation en fonction de leur profil, leurs compétences, leurs désirs, mais aussi en tenant compte des chances d’avoir rapidement une promesse d’embauche. […] Alors, on en a quelques‑uns qui ont bien la perception qu’on ne leur donne pas tous les choix par rapport à un jeune Français… On a actuellement deux jeunes qui sont plutôt intellos : le premier est rentré en bac pro travaux publics, puis il s’est rendu compte qu’il aurait préféré faire de l’histoire. […] On lui a dit : “l’histoire, tu pourras faire ça comme hobby” » (Nathalie, bénévole)
Lors de cet entretien, Nathalie nous explique donc choisir pour les jeunes exilés, en fonction des chances de régularisation et non de leurs aspirations – comme Yuliya le faisait. La nature du parcours d’exil et des normes qui le jalonnent dépasse les individus concernés, pour s’imposer également aux acteurs qui les accompagnent – ces derniers les re-diffusant par la suite. Cet exemple met en exergue un autre aspect de la nature extraordinaire de ces choix a priori banals : ces derniers sont, en réalité, souvent contraints voire prédéterminés. Dans d’autres parcours de vie, un grand nombre de choix banals sont marqués par le pouvoir d’agir des individus ; pour les personnes sans‑papiers ce sont des « faux choix », déterminés en amont par la situation d’exil et qui montrent plutôt un déni d’agentivité. En effet, si ces choix peuvent être voulus par les personnes dans un objectif d’amélioration de leur situation – car ils participent à leur intégration, à l’exemplarité qui leur est demandée, et donc à leurs chances de régularisation – ils se font souvent en dépit du projet de vie initial ou de la trajectoire passée de la personne. Ils sont alors synonymes de déclassement et de frustration, marquant leur caractère extraordinaire.
Outre cette nature des choix dérivée de la situation d’exil, nous en trouvons également qui paraissent être des banalités au premier abord mais qui, en réalité, sont des faits qui prennent une tout autre ampleur pour les personnes. C’est le cas, entre autres, de l’achat de certains biens : une observation dans un centre d’accueil, d’orientation et d’instruction d’aides financières pour des personnes sans‑papiers nous a fait prendre conscience de cela.
Elle me précise ensuite comment les personnes sans-papiers touchent l’argent qui leur est octroyé par le Département : le plus facile est si elles ont un compte en banque. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas car il faut une pièce d’identité valide pour ouvrir un compte en banque – une personne venue irrégulièrement ou dont la pièce d’identité a expiré sans pouvoir la renouveler ne pourrait pas ouvrir de compte. Le département n’accepte pas de verser sur le compte de quelqu’un d’autre et il ne peut plus donner l’argent en espèces (dû à la fermeture de la Trésorerie nationale), alors pour les personnes sans compte bancaire l’argent est donné avec des chèques d’accompagnement personnalisés. Ces chèques sont fléchés pour un certain type de biens et services. Au sein des types de biens, certains biens ne peuvent pas être achetés (par exemple, pour les biens de type alimentaire et hygiène, l’alcool ne peut pas être acheté), et les chèques ne sont utilisables que dans certains points de vente. Il y a quatre types de biens et services : alimentaire et hygiène, vêtements et textiles, loisirs et culture, énergie et transports. Chaque mois, les personnes peuvent demander une combinaison de jusqu’à trois types de chèques. À plusieurs reprises, la travailleuse sociale me dit qu’elle demande souvent aux personnes ce qu’elles font avec les 60 € qu’elles reçoivent par mois : « Certains disent qu’ils veulent acheter des épices spéciales qui leur rappellent la maison… […] Pour beaucoup, ça va dans le téléphone, pour garder le lien avec la famille. S’ils avaient pas les 60 €, ils se prostitueraient, voleraient, vendraient de la drogue. On va pas très loin avec 60 € donc ça se passe quand même, mais sûrement moins que s’ils avaient rien. » |
Encadré 1 : Observation dans un centre d’accueil, d’orientation et d’instruction d’aides financières, Rennes, 08 décembre 2023, 9 heures
Le cas des achats, notamment alimentaires, montre particulièrement bien un processus de débanalisation qui s’opère dans le quotidien des personnes sans‑papiers. Ainsi, l’obtention d’une aide financière devient une épreuve administrative à surmonter ; tandis que les achats de nourriture représentent déjà un fait extraordinaire : pour une majorité de ces personnes, le quotidien est plutôt fait d’une dépendance aux distributions alimentaires organisées par différentes associations. À Rennes, la seule forme de revenu « officiel » pour les personnes sans‑papiers est une aide de 60 € par mois grâce à l’action de la Ville et du Département. Lorsque la présence d’une forme de revenu, aussi petit soit‑il, permet des achats, nous voyons alors que des stratégies spécifiques sont mises en place (comme le montre l’exemple précédent), et que des peurs propres à la situation « d’irrégularité » marquent ces moments.
« C’est difficile la vie de sans‑papiers vraiment, avec la police dans la rue… […] Si je vois un policier, même il n’est pas venu m’appeler, mais j’ai peur déjà, c’est comme s’il va m’appeler. Depuis mon amie là on l’a pris devant l’arrêt de bus qui part jusqu’au Mail6, où il y a le magasin africain, où on achète des trucs africains. Moi quand j’arrive à l’arrêt là‑bas, je vais voir quelqu’un de peau blanche, mais c’est pour moi comme si c’est le policier en civil » (Lindsay, femme sans-papiers)
Partant de quelque chose d’aussi banal que de faire un choix, nous avons alors pu voir le caractère extraordinaire d’événements habituellement anodins. Dans ces exemples de banalisation et débanalisation, un point commun est évident : la situation d’exil voire « d’irrégularité », qui permet ces processus.
Le parcours d’exil comme catalyseur de la (dé)banalisation
En effet, la singularité du parcours d’exil – notamment celui qui contraint la vie des personnes de manière forte – semble ici agir comme une sorte de catalyseur d’une reconfiguration des normes. Les schèmes de compréhension du monde qui nous entoure – et donc de sa banalité au quotidien – sont transformés à la fois pour les personnes concernées, mais aussi pour les personnes qui les cotoient.
Comme nous l’avons évoqué en définissant les crises et en montrant la manière dont le parcours d’exil est constitué de crises – et en constitue une en lui-même –, une des caractéristiques principales de ce phénomène est l’absence de repères. Ce sont alors les cadres de compréhension du monde social qui se trouvent transformés par cette expérience des crises : ils sont composés des normes et valeurs des personnes, qui évoluent du fait de l’absence de repères. Ils sont faits également de la perception qu’une personne peut avoir des normes et valeurs des autres, qui deviennent difficilement saisissables. La (non) banalité dérive de ces cadres de compréhension du monde social (Bourdieu, 2000), et le caractère extraordinaire ou non des événements est alors peu prédictible : à l’origine de ce que nous conceptualisons comme des (dé)banalisations, il y aurait en fait des décalages dans les schèmes sur lesquels les personnes s’appuient pour comprendre le monde et faire des choix. C’est‑à‑dire que pour l’observateur extérieur, il y aurait des processus de banalisation et de débanalisation ; tandis que du point de vue situé des personnes au centre de ces processus, il n’y a que normalité.
Cette observation est importante, car la confrontation entre le point de vue situé des personnes exilées et celui des acteurs qui les entourent se cristallise parfois autour de ce décalage des cadres de compréhension. À l’origine de cet article, il y a l’étonnement du chercheur face à une certaine vision de la pandémie ou face à certains choix du quotidien. Cet étonnement est un parfait exemple de ce décalage que nous décrivons : c’est un fait marquant, car il représente la réalisation que notre vision du monde ne coïncide pas avec celle des personnes exilées – alors même que, dans le cas de la Covid par exemple, il s’agit d’un événement tellement global que nous nous attendions à ce que la pandémie soit perçue de la même manière par les exilés et le reste de la population. La variable expliquant cette différence de perception est bien le vécu d’un parcours d’exil, et les crises qu’il représente.
Cette confrontation des points de vue peut aller jusqu’à causer une grande incompréhension, voire une frustration, vis‑à‑vis des personnes exilées. Nous avons pu l’observer lors de notre enquête sur le choix des personnes sans‑papiers, notamment lors de permanences administratives à destination de ces dernières. En effet, les normes et valeurs des militants de ces permanences, et leur perception de ce que les personnes exilées désirent entrent parfois en conflit avec le point de vue des personnes sans‑papiers. Il en résulte alors que ce qui est considéré comme banal par ces militants n’est pas reçu de la même manière par les personnes qu’ils accompagnent, et inversement.
Trois militants sont avec un homme « dubliné »a. Ils lui conseillent d’aller faire du bénévolat dans des associations pour faire quelque chose en attendant. Je discute plus tard de manière informelle avec un des militants : il ne comprend pas pourquoi l’homme n’est pas venu nous voir, ou une autre association plus tôt. Il ajoute : « s’ils ne font pas d’effort, on peut pas faire grand-chose de plus » |
Encadré 2 : Observation d’une permanence administrative, Rennes, 07 novembre 2023, 18 heures
Ici, le militant qui commente l’interaction considère qu’il est normal que les personnes exilées viennent au plus vite voir les associations afin de trouver des solutions à leur situation. C’est le point de vue d’un militant qui connaît bien le milieu et les questions d’exil, de demande d’asile et d’« irrégularité » – le processus étant devenu banal pour lui. De l’autre côté de l’interaction, l’homme dubliné : ce qui est attendu de lui n’est pas forcément clair, et n’est donc pas rentré dans un cadre de banalité – menant à une incompréhension, même temporaire, entre ces deux acteurs.
Une femme a déposé une demande d’asile et est logée en CADA. Elle a déjà été reconnue dans sa qualité de réfugiée en Grèce, mais a décidé de venir en France car elle n’avait pas de bonnes conditions matérielles en Grèce. Je suis avec un militant et je remarque notamment sa gestuelle lorsque la femme raconte son parcours, et sa surprise : « quoi ? Madame était pas réfugiée c’est pas possible. Vous aviez la carte, réfugiée ? Nous, vous avez fait la demande, mais vous l’avez pas eue c’est pas possible. Elle est pas réfugiée en Grèce cette dame. Je comprends pas, y’a un problème » |
Encadré 3 : Observation d’une permanence administrative, Rennes, 13 mars 2024, 18 heures
Le cas du départ de la Grèce vers la France est extraordinaire pour le militant qui connaît la difficulté d’obtenir le statut de réfugié : le fait même de partir du pays dans lequel on est reconnu comme réfugié, pour demander la même reconnaissance ailleurs, sort donc du cadre de compréhension de ce militant. À l’inverse, pour cette femme qui a déjà engagé un parcours d’exil pour obtenir de meilleures conditions de vie, il n’y a que banalité dans cette entreprise : si la difficulté de vivre en Grèce a pu être une surprise pour elle, le départ vers la France n’était qu’une autre étape dans son parcours. N’ayant pas le même point de vue, une forte frustration se ressent chez le militant, qui n’est pas capable de comprendre les raisons derrière un tel choix.
À travers ces deux exemples, on voit bien le décalage entre les perceptions de ce qui est banal ou non : les militants qui connaissent le milieu associatif ainsi que ce qui est nécessaire pour être régularisé prennent pour banales les différentes étapes et « règles informelles » du parcours administratif ; tandis que ces mêmes éléments ne sont pas forcément acquis chez les personnes exilées qui, elles, ont une expérience du parcours d’exil et de sa banalité que les militants n’ont pas. C’est bien de la frustration qui peut émerger de ce décalage, car la confrontation des points de vue met au jour des différences de compréhension qui, afin d’être résolues, nécessiteraient une expérience des mêmes étapes du parcours biographique.
Ce que le banal révèle des phénomènes sociaux
En détaillant les processus de (dé)banalisation que nous avons pu observer et en les abordant au prisme du décalage des schèmes de pensées que causent les crises du parcours d’exil, nous pouvons mieux expliquer ce qui cause l’étonnement du chercheur ou l’incompréhension des acteurs de terrain.
Pourtant, ici, il nous reste encore à comprendre ce que ces différentes conceptions du (non) banal révèlent quant aux événements au cours desquels elles se produisent. Autrement dit, des phénomènes sociaux propres aux personnes exilées sont mis en exergue lorsque la nature du parcours d’exil donne lieu à une différence de compréhension du monde social.
Une banalisation qui met en lumière la résilience
Ainsi, lors de notre enquête sur les demandeurs d’asile pendant la Covid nous voyions que ces derniers percevaient la pandémie comme une banalité. En nous arrêtant seulement à une différence de perception et de compréhension du monde, nous ne verrions pas le dévoilement d’un mécanisme plus profond émanant de cette même différence. En effet, derrière la banalité de la pandémie se révèle l’accumulation d’un capital de résilience (Negri, 2022).
Comme nous le démontrions, le décalage des cadres de compréhension est dû à un parcours d’exil ponctué de crises – et constituant une crise en lui‑même. Si une crise est caractérisée par l’absence de repères (Mazade, op. cit.), le fait même de la traverser signifie que de nouveaux repères sont acquis. Lorsque des événements similaires se produiront dans le futur, il y aura alors une connaissance préexistante qui permettra de les aborder avec plus de moyens : ces derniers étant de l’ordre de l’immatériel, il s’agira des expériences biographiques sur lesquelles on peut s’appuyer à titre d’exemple afin de faire les bons choix en période d’incertitude. De plus, traverser une crise permet d’appréhender l’absence même de repères : on ne gagne pas que de nouveaux repères sur un type de crise en particulier ; un apprentissage de la gestion des incertitudes s’opère. Ces deux éléments – l’obtention de repères sur un type de crise et la socialisation à l’incertitude – s’accompagnent donc d’un gain en ressources et en capacités pour traverser des crises futures : être dans une situation de crise à un temps T et réussir à sortir de cette crise signifie acquérir les moyens et être capable de mettre en place les stratégies nécessaires à traverser une crise à un temps T + n. C’est une forme d’habitus (Lahire, 2001) de la résilience qui apparaît alors chez les personnes exilées – habitus qui se développe de manière cumulative au fil des crises, nous permettant ainsi d’affirmer que ces événements permettent l’accumulation d’un capital de résilience. Un de nos enquêtés l’a très bien résumé :
« Certaines situations permettent de relativiser d’autres qu’on rencontre, ce qui fait que les demandeurs d’asile sont plus résilients pour certaines situations. On se donne la force nécessaire pour rebondir, quelle que soit la situation » (Apollinaire, homme sans-papiers)
C’est justement l’accumulation d’un capital de résilience qui donne lieu au décalage des cadres de compréhension et donc à une perception de la pandémie comme une banalité : si les personnes n’étaient pas habituées aux crises – dans le sens défini plus tôt : la construction d’un habitus de la résilience et l’accumulation d’un même capital – alors les crises futures ne seraient pas perçues comme banales. La pandémie, pour les demandeurs d’asile qui constituent nos enquêtés, était une crise comme une autre – un événement qu’ils avaient l’habitude de gérer, d’autant plus qu’il était perçu d’une importance moindre, voire comme une opportunité pour certains, comme nous l’avons détaillé.
L’agentivité limitée soulignée par la débanalisation
Dans le cas de la seconde enquête sur laquelle nous nous appuyons pour cet article, des choix de la vie de tous les jours devenaient extraordinaires dans le cas du parcours d’exil. Encore une fois, on peut voir en amont du décalage de cadres de compréhension un autre phénomène propre aux personnes exilées : leur affirmation d’une agentivité limitée (Evans, 2007).
En effet, outre les crises dont est constitué le parcours d’exil, ce dernier est également le lieu de fortes contraintes vis‑à‑vis des choix des personnes. Nous pouvons citer les contraintes administratives qui pèsent sur leur parcours de vie : dès leur arrivée en France se pose la question des moyens pour assurer leur maintien sur le territoire. Certaines, en possession d’un visa, ont quelques mois pour envisager leurs options, tandis que d’autres doivent agir au plus vite. Dans la majorité des cas, agir signifie déposer une demande d’asile – étape qui semble souvent primordiale dans le parcours administratif des personnes. À partir de cette demande, la régularisation peut être obtenue ; sinon les individus peuvent être déboutés ou dublinés : des recours sont encore possibles à cette étape, mais s’ils échouent les personnes deviennent alors sans‑papiers. S’ensuit une période généralement longue – au moins cinq ans, parfois beaucoup plus – d’attente et de peur, se cacher devenant une priorité pour éviter le centre de rétention administrative et le retour au pays (ou au premier pays d’entrée dans l’Union Européenne).
Figure 1 : Schéma récapitulatif d’un parcours administratif typique pour les personnes exilées
(auteur : G. Negri)
Ce parcours administratif est extrêmement contraignant pour les personnes : peu de possibilités de régularisation s’offrent à celles qui sont arrivées « illégalement » ou « clandestinement » sur le territoire, et leur parcours se résume alors à celui décrit ci‑dessus. Toutes ces étapes représentent une grande variété de violences symboliques (Lahire, op. cit.), avec toutes les formes de « contorsion » auxquelles les personnes se soumettent pour « rentrer dans des cases » – expression qui peut être entendue fréquemment de la bouche des bénévoles et militants qui soutiennent les personnes exilées. Au sein d’étapes spécifiques du parcours administratif, d’autres contraintes peuvent également se dresser directement contre la volonté des personnes : c’est le cas de Tarek, un jeune résidant actuellement à Saint‑Brieuc alors qu’il ne le souhaitait pas.
« Ici, c’était difficile pour choisir. Moi, j’avais choisi une autre ville, Rennes, mais les assistantes sociales ont eu un problème. Ils ont donné le choix, mais pas possible. J’ai trouvé par chance, j’ai résidé ici à Saint‑Brieuc. […] Moi je trouvais l’administration pas facile. Premier ils ont donné la maison dehors, sans transport, les petites villes ou villages. Moi je trouvais c’est très difficile, parce que rien trouver des personnes à aider pour les cours de français » (Tarek, réfugié)
D’autres contraintes spécifiques au statut de sans‑papiers découlent des contraintes administratives. Ainsi, il est impossible d’obtenir un logement soi‑même en étant sans‑papiers. Il en est de même pour les contraintes financières : aucune aide financière n’est officiellement disponible pour ces personnes, bien que des associations ou des collectivités dérogent à cette règle7. L’exemple que nous prenions plus haut, l’aide aux achats alimentaires, est alors une banalité devenue extraordinaire face aux contraintes qui pèsent sur les personnes. Toutefois, l’observation de ce fait – et celle du décalage entre les cadres de compréhension – révèle la mise en place de stratégies, conscientes ou inconscientes, par les personnes sans‑papiers afin d’affirmer leur pouvoir d’agir : malgré les contraintes, et afin de conserver du contrôle sur – au moins une partie de – la direction de leur parcours de vie, les personnes font des choix qui peuvent paraître difficilement compréhensibles compte tenu de leur situation. Cependant, ces choix ne sont difficilement compréhensibles que si on ne prend pas en compte le fait qu’ils révèlent l’agentivité limitée dont les personnes se saisissent : comme Evans le souligne, les acteurs sociaux ont « un passé et des possibilités futures imaginées, qui guident et façonnent les actions dans le présent, tout comme les perceptions subjectives des structures avec lesquelles ils doivent négocier, les paysages sociaux qui affectent leur manière d’agir » (Evans, op. cit., p. 92). En prenant le point de vue situé des personnes et en le remettant dans le contexte des contingences de leur situation, on voit ici une propension à faire des choix, même en situation de contrainte extrême, qui se dessine, et qui donne lieu à un décalage des cadres de compréhension.
Pour une recherche de l’anecdotique
Les apprentissages que nous tirons de ces deux mémoires sont intrinsèquement révélateurs de la réalité de la situation d’exil, et d’une certaine manière de la force individuelle qui résiste à un parcours semé de crises et de contraintes. Ces apprentissages vont à l’encontre d’une perspective parfois « misérabiliste » (Grignon et Passeron, 1989) de l’exil.
Toutefois, nous pensons qu’il se dessine dans ces réflexions une approche méthodologique nécessaire à l’élargissement des connaissances en sciences sociales. Nombreux sont les travaux qui, comme nous l’avons nous‑même fait, émergent d’une situation extraordinaire. La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid nous le montre bien : une recherche évidemment peu exhaustive sur le site cairn.info avec le terme clé « Covid » compte 7 861 résultats. Une autre sur une maladie répandue depuis bien plus longtemps, et donc devenue anecdotique, banale, la grippe, compte 7 150 résultats. Ces travaux sont évidemment tous essentiels à la compréhension du monde social et des événements qui le marquent – mais le banal ne mériterait‑il pas tout autant d’intérêt ?
C’est, en tout cas, la direction vers laquelle nous souhaitons avancer pour nos futures recherches : en nous intéressant à des faits anecdotiques, il semblerait que nous puissions révéler au moins autant, voire plus, qu’à travers des faits dont la probabilité de se reproduire au quotidien est moindre. En effet, quels autres événements que les banalités de la vie de tous les jours peuvent dévoiler les mécanismes sociaux les plus forts – justement car ils se produisent avec une telle récurrence ? À ce propos, Lucien Jerphagnon décrivait la banalité comme une « tactique » (Nédoncelle, 1967, p. 188), c’est‑à‑dire « un art du faible » : « sans lieu propre, sans vision globalisante, commandée par les hasards du temps, la tactique est déterminée par l’absence de pouvoir comme la stratégie est organisée par le postulat du pouvoir » (De Certeau, cité dans Paugam, 2023, p. 335). Dans la banalité se niche alors une forme de rapports de domination (Fournier, 2006), en ce qu’elle se différencie en fonction du public qui l’éprouve. Ces mécanismes sociaux que nous révélons, en lien avec un décalage de schèmes de compréhension du monde social, mettent en lumière leur origine : du statut de subalterne qui s’impose aux personnes exilées émane une dynamique transformatrice de la réalité sociale telle qu’elle est vécue. Si la banalité montre « que nous ne sommes pas seuls mais en “co‑durée” avec les choses de la nature et de la société » (Nédoncelle, op. cit., p. 188), nous ajouterions à cette description que la banalité révèle également notre « co‑durée » avec la stratification de la société et les dynamiques de domination qui en émanent. Il paraît donc essentiel de s’intéresser de plus près à ce qui semble de prime abord ordinaire.
Dans ce cadre, nous réalisons actuellement une thèse de doctorat interdisciplinaire (sociologie, science politique et géographie) dont le sujet a émergé des recherches que nous avons présentées. Nous avons pu remarquer la persistance ou l’entreprise d’une pratique artistique chez les personnes exilées, dans des situations a priori peu propices à celle‑ci. L’anecdotique est ici prépondérant : c’est à la pratique artistique amateure que nous nous intéressons, celle qui peut être perçue comme confinée à l’intimité, et qui donne rarement lieu à des recherches plus développées. Pourtant, si cette intimité semble passer sous le radar des sciences sociales et de la sociologie, elle soulève des questions essentielles quant à nos manières de faire société et révèle des mécanismes qui constituent la vie des individus en société. En remontant les fils de cette observation, on peut également se questionner quant à la place prépondérante des pratiques artistiques non‑amateures dans la recherche – c’est‑à‑dire ces pratiques qui sont liées à la production d’œuvres destinées au public, censées être esthétiques, et participant aujourd’hui à un capitalisme de l’art (Cras, 2018 ; Buffet, 2020 ; Moulin, 1969). C’est avec une intention de déconstruction des dynamiques néolibérales et capitalistes du fonctionnement de notre société que nous nous insérons dans ces questionnements. En effet, si la banalité dévoile certains rapports de domination au sein de la société, c’est également que celle‑ci est imbriquée dans un système de normes qui favorise cette domination. L’étude de la banalité, et de l’ennui qui l’accompagne généralement (Hadot, 1972), permet de comprendre comment certains individus ou groupes sociaux se voient imposer de telles normes. Ainsi, dans une continuité avec la banalyse (Clavreul, Kerserho, 2015), nous plaçons le banal et l’ennui d’une pratique quotidienne et à premier abord insignifiante au centre du dévoilement du fonctionnement du monde social.