En 1925, le critique d’art Franz Roh publie un ouvrage portant sur la peinture postexpressionniste et intitulé Postexpressionnisme. Réalisme magique. Problèmes de la peinture la plus récente (Roh, 2013). Il y développe une analyse picturale précise et détaillée du mouvement, en référence à une série de peintres, allemands notamment, mais issus aussi d’autres pays d’Europe, comme la France ou l’Italie. L’équivalence mise en place par le titre accole au postexpressionnisme une expression synonymique, non pas directement inventée par Roh1, mais très clairement resémantisée. Le réalisme magique vient en effet donner, par le biais d’une forme plus imagée, des éléments de définition de ce que serait le postexpressionnisme, dont le nom technique et savant se limite quant à lui à l’inscrire dans une histoire de l’art récente. Dans cet ouvrage fondateur pour la notion, Roh s’intéresse tout particulièrement à la représentation des objets dans la peinture européenne contemporaine et c’est par ce biais qu’il va donner à l’adjectif « magique » un sens bien spécifique, assez éloigné de l’usage courant.
Nous tenterons ici de définir précisément le réalisme magique de Franz Roh, en lien avec sa conception de la représentation des objets réels dans la peinture postexpressionniste, afin de dégager ce qui s’impose comme une négation de la banalité de ces objets par l’entreprise artistique, tant dans sa pratique par le peintre que dans sa réception par le spectateur. Une telle conception de l’objet dans le réalisme magique pictural nous permettra ensuite de mieux cerner ce que les écrivains réalistes magiques, et plus particulièrement les romanciers et les romancières, ont pu indirectement y puiser pour faire naître des mondes fictionnels variés, au sein desquels la convocation du surnaturel compte peut-être finalement moins que la surnaturalisation, sous des formes très diverses, du quotidien, faisant ainsi échapper ce dernier à la banalité à laquelle il semblait appelé.
I. La débanalisation des objets réels dans la peinture réaliste magique
Dans son ouvrage, Franz Roh tente de définir « la peinture récente » (Roh, 2013, p. 54), notamment par rapport aux courants picturaux précédents que sont l’impressionnisme et l’expressionnisme. Il se concentre sur la représentation qui est donnée de l’objet dans les trois mouvements et souligne que seul le postexpressionnisme opère une « pleine rechosification » du monde, là où l’impressionnisme s’attachait à rendre prioritairement les éclats de couleur et l’expressionnisme, des « abstractions stéréométriques colorées ». Il s’agit alors d’accéder, via l’objet représenté, à un « ensemble plus vaste fait de couleurs, de formes dans l’espace, de schèmes tactiles, de sollicitations olfactives et gustatives » (Roh, 2013, p. 46). Ce rapport nouveau du peintre à l’objet tient au fait que ce dernier n’est plus considéré, comme dans l’impressionnisme ou dans l’expressionnisme, comme allant de soi, mais comme un « problème » (Roh, 2013, p. 47). On peut tout de suite noter ce que cette différence de perception implique. Là où les impressionnistes et les expressionnistes considéraient, selon Roh, l’objet comme une évidence, leurs recherches esthétiques se situant ailleurs, les postexpressionnistes concentreraient leur attention sur celui-ci pour en dégager une forme de mystère. Il s’agirait donc bien d’opérer une défamiliarisation de ces choses qui, parce qu’elles sont toujours à nos côtés et font partie de nos vies quotidiennes et de notre intérieur domestique, ne nous étonnent nullement et tendent même à devenir invisibles, se réduisant à leur seule utilité matérielle ou décorative. Les peintres dits réalistes magiques attireraient donc notre regard de spectateur sur un banal qui cesse de l’être lorsque l’on y prête attention, et dans ces conditions, cette peinture serait invitation à l’étonnement, du regard et de l’esprit. Si le banal tient, comme le pensait Pierre Bourdieu, à un processus de naturalisation échappant à la conscience et visant à appréhender comme naturelles les structures dont il est en fait le produit, les œuvres postexpressionnistes conduiraient ainsi à une prise de conscience quant au caractère soi-disant naturel de l’objet représenté et en appelleraient à une ré-historicisation destinée à reconnaître la fausseté de toute approche naturelle des objets du quotidien. En révélant le caractère soi-disant naturel d’un objet comme une construction historique et culturelle, le spectateur de la toile serait alors invité à « “débanaliser” le banal » et à « rendre étrange l’évident » (Bourdieu, 2000, p. 3-5). Roh déclarait d’ailleurs que dans la peinture soumise à son étude, les objets présentés étaient « comme d’étranges apparitions, si énigmatiques et cependant visibles jusqu’au moindre détail » (Roh, 2013, p. 43). Mais une telle révélation, où l’objet enfin dépouillé de ses apparences d’évidence se fait mystère, n’est possible que grâce à une lecture éminemment subjective du réel, à une « suprême mise en évidence de la vision intérieure à l’aide du monde extérieur » (Roh, 2013, p. 53), où le chemin, pour l’artiste comme pour le récepteur de l’œuvre, doit se faire de l’esprit à l’objet, et non l’inverse. Or pour Roh, cette mise en exergue de la subjectivité qui accompagne le processus de débanalisation est à la fois permise et caractérisée par « un regard magique porté sur un morceau de “réalité” » (Roh, 2013, p. 48). C’est donc maintenant que nous pouvons saisir ce que le critique entend par ce qualificatif. Il ne s’agit nullement d’évoquer un quelconque pouvoir surnaturel surgi d’un autre univers, ou lié aux « puissances cachées dans la nature2 ». Le magique dont il est ici question appartient pleinement au monde réel que nous connaissons, mais il implique un déplacement d’attention. C’est en regardant différemment l’objet, en le peignant sous un angle particulier et en le donnant à voir au spectateur sous cette approche insolite, que celui-ci se dote d’une allure nouvelle, étrange car jamais perçue auparavant. En ce sens, la magie dont il est ici question est avant tout découverte de ce qui se cache derrière les apparences d’un regard trop engourdi par l’habitude et par cette certitude inconsciente de la naturalité de l’objet ; autrement dit appel à creuser derrière la surface fabriquée par des décennies, voire des siècles de construction culturelle pour en saisir une autre identité, restée secrète jusque-là faute d’une bonne disposition de l’esprit.
Franz Roh mentionne plusieurs peintres allemands dans son ouvrage, les plus célèbres étant sans doute Otto Dix et George Grosz. Mais il présente aussi des peintres italiens, dont le représentant de la Metafisica, Giorgio De Chirico, qui avouait préférer le mystère à sa résolution et proclamait que « tout ce qui est au monde doit être lu comme une énigme » (Allemand, 1997, p. 25). L’art métaphysique devait d’ailleurs permettre de vivre sans mensonge le mystère insondable des choses, et le peintre cherchait à atteindre une forme de mystère au moyen d’objets qui, bien que quotidiens, prenaient dans ses toiles une dimension mystérieuse capable de mener l’homme vers une autre réalité. Murés dans leur solitude et juxtaposés sans lien explicite entre eux, exposés selon des perspectives peu familières et à travers des jeux d’ombres et de lumières très travaillés, ceux-ci étaient ainsi rendus à leur insolite étrangeté et permettaient alors un glissement de sens transformant le connu, le familier et l’intime en angoisse et en énigme. Tel est notamment le cas de ses peintures de rues aux titres révélateurs, comme L’Énigme d’une journée ou Mystère et mélancolie d’une rue (De Chirico, 1914), où le paysage citadin prend des allures mystérieuses, voire angoissantes. L’absence de présence humaine, exceptée sous formes de silhouettes souvent lointaines ou d’ombres projetées, et le choix de perspectives inattendues renforcent le sentiment d’incongruité qui se dégage de l’observation de sculptures ou d’arcades pourtant familières car faisant partie du décor urbain quotidien.
Par ailleurs, si Roh ne s’intéressait qu’à la peinture européenne, comme le souligne bien le titre de son ouvrage, il n’en demeure pas moins que l’expression a aussi fait des émules outre-Atlantique, comme en témoigne l’exposition organisée presque vingt ans plus tard au MoMA à New York en 1943, intitulée « American Realists and Magic Realists », où les visiteurs pouvaient admirer des œuvres d’Edward Hopper notamment, mais aussi de plus d’une vingtaine d’autre peintres contemporains comme Charles Sheeler, Ivan Le Lorraine Albright, Peter Blume, Paul Cadmus ou John Atherton. Edward Hopper demeure le principal représentant de la peinture nord-américaine de l’entre-deux guerres et ses toiles présentent un puissant réalisme hérité de Winslow Homer et de Thomas Eakins. Au même titre que ce dernier, Hopper aime observer le monde extérieur à distance et peindre la vie américaine avec une parfaite objectivité et un réalisme méticuleux, sans idéalisme d’aucune sorte. Mais le réalisme de Hopper s’éloigne cependant d’une représentation totalement épurée du monde. Il recourt souvent à une lumière glacée, crue ou blafarde qui vient parsemer sa représentation réaliste de touches d’étrangeté assez déconcertantes pour le spectateur3, et dote finalement ses tableaux d’un caractère plus irréel ou tout du moins, mystérieux. Hopper déclarait d’ailleurs vouloir atteindre par le concret le même effet métaphysique que Giorgio De Chirico par le surréel. Des toiles comme La Colline au phare ou comme le célèbre Tôt un dimanche matin (Hopper, 1927)rappellent d’ailleurs l’étrangeté des rues vides et désolées peintes par le représentant de la Metafisica. Les jeux d’ombre et de lumière sur le phare et la maison dans la première peinture confèrent au paysage un côté aliénant qui rappelle effectivement les projections picturales de De Chirico, plus particulièrement dans une toile comme La Nostalgie de l’infini (De Chirico, 1913), qui représente aussi un phare. Dans la seconde œuvre, où Hopper prétendait avoir peint une vue de la septième avenue à New York, le peintre supprime en vérité de nombreuses particularités de la rue, ce qui rend difficile son identification à la fameuse artère new-yorkaise. Par ailleurs, d’autres signes viennent perturber cette soi-disant représentation littérale : les inscriptions sur les vitrines demeurent illisibles, l'ornementation architecturale n’est que vaguement esquissée, et la présence humaine reste simplement suggérée par des rideaux différemment disposés en fonction des appartements à l’étage. Plus troublant encore, les longues ombres matinales du tableau sont irréalistes, dans la mesure où elles ne peuvent pas apparaître ainsi sur une avenue qui s'étend du nord au sud. Davantage qu’une saisie mimétique d’une avenue new-yorkaise vide au début de la journée, il s’agit avant tout pour Hopper de créer une atmosphère spécifique, presque théâtrale, notamment par les jeux de contraste entre ombre et lumière. Une nouvelle fois, l’artiste parvient à distiller ici un étrange sentiment d'inquiétude. En ce sens, ses toiles aux compositions non conventionnelles suggèrent bien une narration ouverte, moins descriptive d'un lieu que suggestive d'une humeur ou d'une sensibilité. C’est encore plus net dans un autre tableau célèbre, beaucoup plus tardif, intitulé Une femme au soleil (Hopper, 1961), dans lequel Hopper s’intéresse moins aux détails réalistes du corps féminin qu’il peint qu’à la vision subjective qu’il en a. L’expressionénigmatique qui se dégage du modèle et de son regard invite le spectateur decette scène voyeuriste à construire son propre récit de la représentation.Hopper parvient ainsi, à partir du réalisme, à pousser le spectateur às’interroger. En réussissant ce tour de force qui consiste à conduire à unepsychologisation du réalisme, l’artiste dramatise les frontières entreespace intérieur et espace extérieur et tend à estomper la limite entre lesécurisant et l’aliénant, mais il conduit aussi à porter un regard nouveausur les êtres anonymes qui peuplent la société américaine contemporaine, etsur les objets ou les paysages du quotidien, considérés jusque-là comme deplates évidences sur lesquelles l’œil avait tendance à glisser sanss’attarder. C’est cette même inquiétude, ou du moins cette même remise enquestion du caractère d’évidence des objets, que cherchaient déjà à susciterles peintres postexpressionnistes allemands présentés par Roh, que ce soit àtravers les natures mortes de Georg Schrimpf (Schrimpf, 1923) ou d’AlexanderKanoldt (Kanoldt, 1922), les paysages de Carlo Mense (Mense, 1924), ou lesintérieurs aux dimensions disproportionnées de Max Beckmann (Beckmann,1920), pour ne citer que quelques exemples.
II. Réel surnaturalisé et débanalisation du quotidien dans la littérature narrative réaliste magique
Au moment où Roh proposait l’expression de « réalisme magique » pour qualifier la peinture contemporaine, l’écrivain italien Massimo Bontempelli y recourait également pour l’appliquer à des écrits fictionnels publiés dans la revue 900(Novecento) qu’il avait créée. À travers des descriptions réalistes, il s’agissait là aussi, en suivant le même principe théorique que Roh avec la peinture, de présenter les objets du monde sous un angle singulier, destiné à faire ressortir leur caractère énigmatique. Si cette double origine, picturale et littéraire, allemande et italienne, n’est guère étonnante, étant donné que la peinture italienne tenait déjà une place de choix chez Roh en occupant « la quatrième orientation du postexpressionnisme dans sa classification » (Reubrez, 2013, p. 9), elle a pourtant été niée par la suite, avec l’invention de l’expression de « real maravilloso » par Alejo Carpentier dans la célèbre préface de son roman El reino de este mundo (Le Royaume de ce monde) en 1949 et le développement d’une veine magique spécifiquement attachée au territoire latino-américain (Besand, 2022). Pourtant, ce déplacement géographique et cette volonté de rupture avec l’Europe, essentiellement politique chez Carpentier, n’a nullement empêché le (re)surgissement d’éléments théoriques propres à Roh dans les fictions réalistes magiques, latino-américaines comme issues d’autres espaces géographiques.
De manière générale, le roman réaliste magique repose implicitement sur un système d’inversion : en même temps qu’il s’agit de naturaliser le plus possible le surnaturel présent dans le monde fictionnel afin que les personnages et le narrateur, puis les lecteurs, l’accueillent sans étonnement, le récit tend, parallèlement, à surnaturaliser les phénomènes ou objets les plus proches de notre réalité de lecteur. Quand en 1985, Amaryll Beatrice Chanady, dans un ouvrage qui a fait date (Chanady, 2020), définissait le réalisme magique par une approche narratologique, notamment pour le distinguer du fantastique, elle mettait avant tout en exergue les procédés employés par le narrateur (de préférence à la troisième personne, de manière à ce qu’il ne se confonde avec aucun des personnages de l’intrigue) pour naturaliser le surnaturel au cœur de la diégèse et permettre ainsi son acceptation quasi évidente par le lecteur. Pourtant, en opérant de la sorte, un phénomène opposé, qu’elle laisse davantage dans l’ombre, se produisait. Certes, le narrateur peut avoir tendance à noyer l’élément surnaturel dans une foule de détails réalistes, poussant ainsi, par le déséquilibre même, à la naturalisation plus facile et plus rapide du code surnaturel dans le monde fictionnel. Mais ce faisant, ce réalisme se teinte lui-même d’une forme d’étrangeté, contaminé qu’il peut être par la présence, même plus discrète, du surnaturel dans le texte. C’est cette apparition d’un réel surnaturalisé qui nous semble faire directement écho au principe même de Franz Roh lorsqu’il soulignait le caractère magique des objets réels dans la peinture postexpressionniste. Comme dans les toiles des peintres européens des années 1910-1920, ou de Hopper plus tard, des objets du quotidien, considérés comme banals, se teintent aussi de mystère et d’étrangeté dans les fictions réalistes magiques.
Les nouvelles et romans de Gabriel Garcίa Márquez sont de bons exemples de ces phénomènes d’inversion. Dans Un señor muy viejo con unas alas enormes (Un monsieur très vieux avec des ailes immenses), courte nouvelle parue en espagnol en 1968 et en français en 1972 dans le recueil La increíble y triste historia de la cándida Eréndira y de su abuela desalmada (L’Incroyable et Triste Histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique), l’écrivain colombien décrit comment la quiétude d’un village de la côte Caraïbe se voit troublée par la chute d’un vieil ange fatigué. En apparence, le surgissement du surnaturel au cœur de la quotidienneté la plus plate devrait donner lieu à l’enchantement et à l’émerveillement. Mais Garcίa Márquez s’applique, par le biais de son narrateur extradiégétique, à décrire cet ange de la manière la plus humaine possible. Le titre, avec sa périphrase, est déjà un bon indicateur de cette volonté de normalisation du phénomène extraordinaire. Bien que qualifié d’« ange » par « une voisine avertie des choses de la vie et de la mort » (García Márquez, 1990, p. 14), le personnage est la plupart du temps désigné comme un « vieillard » (idem, p. 13), un « homme » (ibidem) et même un « pauvre bougre » (idem, p. 15). Davantage traité par la communauté villageoise comme « un animal de cirque et non […] une créature surnaturelle » (ibidem), celui-ci semble finalement bien incapable de faire naître l’atmosphère merveilleuse promise par ses ailes. Et c’est ici que s’opère l’inversion entre surnaturel et réalisme. Le protagoniste est d’abord présenté comme « une vieille poule énorme parmi les autres poules ébahies4 », indication qui opère déjà un renversement dans la perception des protagonistes, puisque les poules semblent capables de réactions humaines alors que le vieil ange est pour sa part réduit à l’animalité la plus basique. Mais c’est surtout le moment de l’auscultation de l’ange par le médecin qui va pleinement permettre la mise en œuvre de l’inversion :
« Ce qui l’[le médecin] étonna le plus, pourtant, ce fut la logique de ses ailes. Elles étaient si naturelles dans cet organisme complétement humain qu’on ne pouvait comprendre pourquoi les autres hommes n’en avaient pas. » (idem, p. 21)
Ce qui provoque l’étonnement du médecin (et doit par voie de conséquence provoquer celle du lecteur), ce n’est pas la morphologie de l’ange, mais celle des hommes. Cette mention discrète est ici le signe d’une invitation à s’interroger, non sur le personnage éponyme et à première vue décalé et extraordinaire, mais sur nous-mêmes, êtres humains, et plus précisément ici, derrière cette bizarrerie corporelle que constituerait l’absence d’ailes, sur les réactions et le comportement de cette communauté humaine bien peu charitable. Le personnage de l’ange, silencieux et résilient, fonctionne ainsi comme un miroir habilement tendu aux humains, par lequel Garcίa Márquez nous pousse à repenser notre humanité, si évidente, si arrogante aussi. Texte satirique et moraliste, la nouvelle interroge donc la banalité de nos comportements, jugés normaux, pour leur conférer de nouveau leur caractère étrange et surtout ici effrayant, tant ils sont dépourvus de cette humanité dont tous les villageois se réclament pourtant5.
Mais c’est surtout dans son grand roman, Cien años de soledad (Cent ans de solitude), paru en 1967, que Gabriel García Márquez met en jeu la poétique la plus proche de celle de Franz Roh en ce qui concerne l’objet réel et son traitement. Dans un article consacré à Borges et García Márquez, Lois Parkinson Zamora, grande spécialiste du réalisme magique, rapproche justement le romancier colombien et le théoricien pictural allemand (Parkinson-Zamora, 2005, p. 28-45), avec l’intention affirmée de reconsidérer la relation historique entre le réalisme magique littéraire et celui des arts visuels : « L’esthétique baroque de García Márquez et l’esthétique avant-gardiste de Franz Roh se rejoignent dans leur insistance commune sur la signification invisible inhérente aux objets visibles6 ». Si l’on reformule ses propos, ce jeu entre visible et invisible, apparences et réalité cachée, renvoie une nouvelle fois au dessillement du regard qu’artistes et récepteurs portent ou doivent porter sur un réel faussement connu et donc faussement banal. La théoricienne prend un exemple certes très célèbre du roman, mais vraiment caractéristique : celui de la glace, qui ouvre Cent ans de solitude : « un énorme bloc translucide renfermant une infinité d’aiguilles sur lesquelles venaient exploser en étoiles multicolores les clartés du couchant. » (García Márquez, 2022, p. 26) Par la description poétique, García Márquez fait d’un simple bloc de glace, c’est-à-dire d’un morceau de réalité, un objet purement merveilleux et magique, « la plus grande invention de notre époque » (idem, p. 27) selon le personnage de José Arcadio Buendia père. Pour Lois Parkinson Zamora, il s’agit bien là d’un objet « rohien », dans le sens où c’est la description même qui le transfigure, comme pouvait le faire le jeu des couleurs ou le choix des perspectives dans la peinture postexpressionniste. Soudain rendu magique par le regard porté par le romancier sur le réel, l’objet perd tout caractère banal et semble même doté d’une vie intérieure. Roh considérait d’ailleurs la part cachée de la réalité, surgie au grand jour sous le pinceau des artistes, comme un miracle, et c’est bien aussi comme un miracle qu’est présenté le bloc de glace dans le roman :
« José Arcadio Buendia paya et put alors poser la main sur la glace, et l’y laissa plusieurs minutes, le cœur gonflé de joie et de crainte à la fois au contact même du mystère. Ne sachant que dire, il paya dix autres réaux pour permettre aux enfants de connaître cette prodigieuse expérience. Le petit José Arcadio refusa d’y toucher. Aureliano, en revanche, fit un pas en avant, posa la main dessus et la retira aussitôt : « C’est bouillant ! » s’exclama-t-il avec frayeur. Mais son père n'y prêta aucune attention. En extase devant cet authentique prodige, il se laissait aller pour le moment à oublier l’échec de ses délirantes entreprises et le cadavre de Melquiades livré en pâture aux calmars. » (ibidem)
Mais si Lois Parkinson Zamora dresse un parallèle très pertinent entre les objets picturaux analysés par Roh et les objets verbaux de García Márquez, elle précise bien que, contrairement à ceux analysés par le théoricien allemand, ceux de l’auteur colombien n’ont rien de calme, d’immobile, de placide. Ils sont au contraire constamment en mouvement et surtout, caractérisés par une abondance d’ornements. Là où la peinture postexpressionniste mettait au jour une forme de minimalisme pour faire surgir la part cachée et magique de l’objet, García Márquez déploie au contraire un langage dynamique et théâtral caractérisé par une multitude de détails, autrement dit un langage de la profusion qui renvoie pour beaucoup à une esthétique baroque7.
III. Pourquoi une telle débanalisation du réel ?
1. Ré-enchanter le réel
Une fois posé ce principe d’inversion entre surnaturel et réalisme au cœur de l’univers diégétique hétérogène que constitue le réalisme magique, nous pouvons nous interroger sur les effets produits par la débanalisation du réel dans les romans. Que sert, ou que permet, cette revalorisation du quotidien ? Une lecture assez courante du réalisme magique latino-américain consiste à souligner la mise en lumière du réel lui-même dans les fictions, au service d’un ré-enchantement de la réalité la plus prosaïque, qui de ce fait, retrouverait un éclat perdu, ou plutôt oublié par les individus. L’exemple de la glace dans Cent ans de solitude montre que cette analyse est assez juste, et d’autres romans pourraient confirmer cette affirmation. La casa de losespíritus (La Maison aux esprits) d’Isabel Allende en est un bon exemple. Paru en 1982 et appartenant à la génération « post-boom », cet ample récit qui conte les aventures de la famille Trueba sur plusieurs générations met en évidence un surnaturel lumineux et bienveillant qui va aussi permettre l’exaltation du quotidien de cette famille ; au point que lorsque, dans la dernière artie du roman, l’Histoire du Chili (pays qui n’est jamais nommé dans le récit mais demeure toujours reconnaissable) tourne à la tragédie avec le Coup d’État de 1973, la mort du président Allende et l’arrivée au pouvoir de Pinochet, le réalisme magique tend à disparaître du récit pour laisser la place à une réalité sombre et anxiogène où seule l’imagination personnelle peut encore sauver les êtres8, mais plus le surnaturel incarné et tout aussi tangible que le réel, tel qu’il apparaissait en amont dans le roman, dans une visée performative très propre au réalisme magique. C’est là le signe que le réel quotidien mis en jeu par le réalisme magique est un réel qui échappe, dans ce cas précis9, à la violence de l’Histoire et à une vision dysphorique. Dans ces conditions, le lecteur a bien affaire à un quotidien surnaturalisé au sens de réenchanté. En témoigne, parmi beaucoup d’autres, la scène où Clara reçoit la visite hebdomadaire, dans sa grande maison, des trois sœurs Mora, télépathes comme elle, et d’autres invités attirés par le spiritisme :
« Par de mystérieux canaux à la portée des seuls initiés, elles [les sœurs Mora] avaient appris l’existence de Clara, s’étaient mises en contact télépathique avec elle, et avaient immédiatement compris qu’elles étaient astralement sœurs. À l’issue d’investigations discrètes, elles avaient trouvé son adresse terrestre et se présentaient, munies de leurs propres tarots imprégnés de fluides bénéfiques, de jeux décorés de figures géométriques et de nombres cabalistiques de leur invention pour démasquer les pseudo-parapsychologues, et d’un plateau de petits fours tout ce qu’il y a de courants et d’ordinaires en guise de présent pour Clara. Elles devinrent amies intimes et, à compter de ce jour, elles firent en sorte de se réunir tous les vendredis pour invoquer les esprits et échanger recettes magiques et culinaires. Elles découvrirent la façon de s’envoyer de l’énergie mentale depuis la grande maison du coin jusqu’à l’autre extrémité de la ville, où les Mora habitaient un ancien moulin dont elles avaient fait leur extraordinaire demeure, et tout aussi bien dans l’autre sens, grâce à quoi elles pouvaient se prêter assistance dans les circonstances difficiles de la vie quotidienne. Les Mora connaissaient une flopée de gens, presque tous intéressés à ce genre de choses et qui se mirent à affluer aux réunions du vendredi, apportant leur savoir et leurs fluides magnétiques. » (Allende, 2011, p. 161).
Les réceptions de Clara mêlent activités surnaturelles et retrouvailles somme toute assez ordinaires entre amies, autour de petits fours. La fusion du surnaturel et du réalisme propre au réalisme magique, qui annule l’oxymore que contient sa dénomination, se retrouve dans les formulations elles-mêmes, par exemple en rapprochant les « recettes magiques et culinaires » avec le plus grand naturel qui soit. Par ailleurs, la naturalisation du spiritisme des protagonistes s’accompagne bien d’une surnaturalisation du quotidien, qui se fait ici sous le signe de la légèreté et d’une luminosité solaire qui n’est pas étrangère à l’héroïne elle-même, dont le prénom, Clara, n’est évidemment pas un hasard.
2. Dire la nostalgie d’un quotidien perdu
Mais ce ré-enchantement, d’une part est loin d’être systématique (l’exemple de la nouvelle Un monsieur très vieux avec des ailes immenses l’a montré), d’autre part ne concerne pas, ou peu, les textes issus de beaucoup d’autres horizons géographiques. La plupart du temps, la surnaturalisation du quotidien, permise par le contraste avec le surnaturel naturalisé, n’a en effet pas pour but de conduire à l’exaltation d’un réel chatoyant qui serait à remettre sous nos yeux pour nous rappeler son importance et sa beauté. Le réalisme magique a au contraire souvent partie liée avec les tragédies de l’Histoire et dans ce cas, il s’agit, pour les romanciers, de raconter ces drames par un autre biais que celui du réalisme traditionnel. Italo Calvino déclarait à ce propos avoir compris assez tôt que si la littérature poursuivait l’atrocité de la réalité, la réalité allait toujours gagner. Et puisqu’« [o]n ne peut pas rivaliser en tragédie avec la réalité », l’écrivain se doit de « trouver des équivalents dans d’autres univers de l’expérimentation » (Amrani, 2004). Le surnaturel, à travers notamment l’héritage du conte, peut être l’un de ces équivalents. C’est en tout cas ainsi qu’un autre grand romancier, Günter Grass, par ailleurs souvent considéré comme réaliste magique, voyait les choses :
« mon travail d’écrivain, au moins lui, n’est pas concevable sans la puissance créatrice de style du conte, une force qui façonne le style. Elle ouvre une vision dans une autre réalité, c’est-à-dire une réalité qui élargit l’existence humaine. » (Grass, 1999, p. 61)
Dans Die Blechtrommel (Le Tambour) en 1959, Grass raconte plusieurs décennies de l’Allemagne du XXe siècle, et notamment l’Allemagne de l’avant, du pendant et de l’après nazisme. Le recours aux héritages du conte merveilleux dans un récit pourtant ancré dans la réalité de la société dantzigoise de l’époque est à ses yeux une nécessité pour tenter de saisir l’horreur de cette période. Dans ce contexte, le réalisme magique est inextricablement lié à la violence de l’Histoire et à ses traumatismes. C’est là tout un pan d’étude du courant réaliste magique par les spécialistes de la question10. Eugene Arva et Hubert Roland rappellent d’ailleurs le lien essentiel qui a pu se construire entre poétique réaliste magique et expression des traumatismes :
« En tant que représentation textuelle de l’indicible, le réalisme magique confère aux évènements traumatiques une expression à laquelle le réalisme traditionnel n’est pas parvenu, ceci étant manifestement lié au terrain ontologique commun partagé par le mode d’écriture magico-réaliste et le sujet traumatisé : l’appartenance à une réalité dans laquelle on échappe constamment au témoignage par la narration. […] La magie est [dès lors] l’élément indispensable qui permet à l’imagination traumatique de ré-arranger et de re-présenter le réel, lorsque le test de la réalité mimétique fait face à un évènement non-assimilé et non-assimilable.11 »
Dans cette perspective, la surnaturalisation du réel n’est pas là pour souligner le caractère enchanté de celui-ci, loin s’en faut. Il peut parfois davantage permettre la réévaluation d’un passé perdu. Tel est le cas dans un roman nord-américain du début du XXIe siècle, héritier revendiqué du Tambour de Grass, Extremely Loud and Incredibly Close (Extrêmement fort et incroyablement près) de Jonathan Safran Foer (2005). Le héros est un jeune garçon de neuf ans, nommé Oskar, comme le personnage de Grass plus de quarante ans plus tôt. Il vit à New York avec sa mère et vient de perdre son père dans les attentats du 11 septembre. Récit de deuil et de traumatisme, qui met en parallèle la perte d’Oskar et celle de son grand-père paternel des décennies plus tôt au moment du bombardement de Dresde en 1945, le roman use du réalisme magique pour dire le deuil impossible dans des situations d’autant plus tragiques que brutales. Rapprochant implicitement plusieurs drames de l’Histoire, en Europe et aux États-Unis, Safran Foer n’entend pas hiérarchiser les événements historiques, mais montrer les traumatismes laissés sur des individus par des tragédies collectives. Ainsi, tandis que le grand-père, Thomas, a perdu l’usage de la parole depuis la perte de la jeune femme qu’il aimait et qui était enceinte de lui, ne s’exprimant plus que par des mots écrits, Oskar refuse pendant plus d’un an d’entrer dans le dressing de son père, là où se trouvent encore toutes ses affaires. Dépassant finalement sa propre réticence, l’enfant finit par retourner dans cet espace à la fois chéri et douloureux et y découvre une clé. Objet quotidien par excellence, cette clé est immédiatement décrite comme inhabituelle, en lien avec son potentiel symbolique (qu’ouvre-t-elle et surtout, vers quel pan inconnu de la vie passée de son père peut-elle conduire ?), comme si le mystère qui lui était lié la dotait immédiatement d’une apparence singulière :
« C’était une clé bizarre, évidemment la clé de quelque chose d’extrêmement important, parce qu’elle était plus épaisse et plus courte qu’une clé normale. Je n’avais aucune explication : une grosse clé courte, dans une petite enveloppe, dans un vase bleu, sur l’étagère du haut de son dressing. » (Safran Foer, 2007, p. 59).
C’est cet objet, entièrement dépouillé de son caractère banal par la situation, qui va conduire Oskar dans une longue aventure au cœur de New York, pour tenter de percer le secret de la serrure que cette clé est censée ouvrir. Mais si l’objet même se voit revalorisé, au prisme d’un regard chargé du désir de faire revivre, sous une forme ou sous une autre, le père mort, ce sont aussi tous les objets paternels, objets quotidiens et banals de son vivant, qui prennent soudain, à l’occasion de la visite d’Oskar dans le dressing, une valeur inestimable :
« J’ai touché tous ses T-shirts blancs. J’ai touché la belle montre qu’il ne portait jamais et les lacets de rechange pour ses baskets qui ne courraient jamais plus autour du réservoir. J’ai mis les mains dans les poches de tous ses vestons (j’ai trouvé une fiche de taxi, un emballage de mini-Krackle et la carte d’un diamantaire). J’ai mis les pieds dans ses pantoufles. Je me suis regardé dans son chausse-pied métallique. En moyenne, les gens mettent sept minutes à s’endormir, mais moi j’arrivais pas à dormir, même après des heures, et ça rendait mes semelles de plomb plus légères d’être près de ses affaires, de toucher des trucs qu’il avait touché, et de redresser un peu les cintres, alors que je savais que ça n’avait pas d’importance. » (Safran Foer, 2009, p. 57).
Les objets prennent donc ici une épaisseur et une importance nouvelles, en raison de la charge symbolique et sentimentale qui y est attachée et de la valeur de substitution qu’ils portent.
3. Traduire un réel complexe et insaisissable
Mais si le réel peut prendre une valeur démesurée, que ce soit à travers la volonté de réenchanter le quotidien ou à travers une dimension nostalgique liée au deuil et au traumatisme, il peut aussi ultimement se révéler extrêmement opaque. L’œuvre romanesque de Marie NDiaye s’attache ainsi, de livre en livre, à dessiner la cartographie d’un réel banal au premier abord, mais dont l’enjeu même du récit va être la révélation de sa complexité et de son insaisissabilité pour les personnages. Un exemple est révélateur, tant le symbolisme en est transparent. Dans Mon cœur à l’étroit (2007), Nadia, l’héroïne, se perd dans les rues de Bordeaux, ville qu’elle connaît pourtant très bien, lorsqu’un étrange brouillard l’envahit et que les rues semblent changer de direction au fur et à mesure que la protagoniste les arpente. Dans un chapitre intitulé « Ma ville déloyale », Nadia a ainsi l’impression que « la ville se contorsionne sous [ses] yeux » (NDiaye, 2007, p. 155), au point de la conduire à ce constat : « Rien ne m’est familier » (ibidem). Le récit étant cette fois écrit à la première personne, on pourrait penser que Nadia s’égare seule, et que la déformation du paysage urbain vient de son esprit. Mais la romancière insiste sur la présence de la magie dans son œuvre :
« J’ai toujours voulu écrire une littérature qui se situe à la fois dans la trivialité de la vie et dans un au-delà, une dimension qui transcende cette trivialité de chaque jour. Et cette manière de surpasser la réalité, je la trouve dans le merveilleux.12 »
Xavier Garnier confirme, dans un article consacré à l’écrivaine, que ce qui est visible dans ses romans est la « cohabitation du réalisme le plus intense et d’un merveilleux amené avec une grande innocence » (Garnier, 1998, p. 79). En ce sens, le surnaturel semble bien ici se manifester dans les rues de Bordeaux pour signifier à Nadia la défamiliarisation de la ville, et la mettre en garde face à ce qu’elle croyait si bien connaître. La perte spatiale de l’héroïne l’invite, et invite le lecteur, à reconsidérer ce qu’il pensait acquis et à porter un regard neuf sur le quotidien.
Dans La Sorcière (1996), Marie NDiaye mettait déjà en scène cette alliance entre magie et quotidien à travers le personnage de Lucie, une sorcière aux faibles pouvoirs, qui pratique la magie avec ses deux filles jumelles, Maud et Lise, dans le sous-sol du pavillon de son lotissement. Ce qui surprend tout de suite est le caractère assez terne, voire morose du surnaturel présenté. Lucie pleure quelques larmes de sang qu’elle essuie hâtivement à la fin de chaque séance, « [d]ans cette grande pièce froide et basse, aux murs de parpaings » (NDiaye, 2007 [1996], p. 110). Mais si le magique semble ainsi ramené du côté d’une activité concrète, qui tient aussi au fait qu’il s’ancre dans la matière, avec ici la manifestation du sang, la réalité quotidienne se dote au contraire peu à peu d’une apparence étrange. Ce caractère mystérieux et décalé du réel se met en place, et c’est là toute sa force chez NDiaye, grâce à des procédés purement narratifs et littéraires. C’est en effet en déstabilisant le cadre réaliste de l’intrigue depuis l’intérieur même de celui-ci que l’écrivaine en vient à attirer notre attention sur un réel habituellement non surprenant, voire ennuyeux, et à souligner ainsi que notre étonnement doit davantage porter sur lui que sur les quelques phénomènes surnaturels présentés. Proche en cela de la démarche critique de Franz Roh, la romancière nous invite à observer et à questionner le « banal invraisemblable » (Mercier, 2009) de nos existences. C’est Andrée Mercier qui, dans un bel article, emploie cette expression. Elle montre très bien comment Marie NDiaye déconstruit la banalité du quotidien, que ce soit en mettant à mal la logique de l’enchaînement des événements dans la diégèse, en exacerbant des coïncidences totalement artificielles, ou en ébauchant des pistes narratives avant de les abandonner pour en suivre de nouvelles. Pour illustrer le premier cas, on peut rappeler que Pierrot, le mari de Lucie, la quitte soudainement et retourne chez sa mère à Poitiers. Mais quand Lucie va le chercher peu de temps après, sa belle-mère lui dit qu’il n’est plus là. Grâce à une de ses visions, Lucie le retrouve, installé dans un nouvel appartement, à Bourges, avec une nouvelle femme et une flopée d’enfants. Et il semble vivre ainsi depuis des années… NDiaye défait donc entièrement la logique réaliste de l’enchaînement des événements, qui n’ont désormais plus aucun lien avec leur durée plausible. De la même manière, elle multiplie les coïncidences artificielles et foncièrement anti-réalistes. Isabelle, la voisine de Lucie, qui vient constamment lui rendre visite de manière inopinée, se retrouve ainsi, dans la seconde partie du roman, quasi systématiquement sur le chemin de l’héroïne, alors même que celle-ci a quitté sa maison et se trouve dans différentes villes (Paris, Poitiers, Bourges), où Isabelle n’est pas du tout censée être. Enfin, le fait que des pistes narratives soient ébauchées, puis complètement abandonnées, alors que d’autres surgissent de nulle part, se retrouve autour du motif de l’argent. Pierrot quitte Lucie mais part avec une grosse somme d’argent qui lui appartenait et lui venait de son père. Alors même que Lucie est désireuse de la récupérer, cette piste narrative importante va être complètement laissée en suspens à la fin du récit sans que l’on ne connaisse jamais le fin mot de l’histoire. Cette quasi enquête policière menée par la protagoniste va être remplacée par une nouvelle piste narrative, sortie de nulle part, lorsque Lucie retrouve une nouvelle fois par hasard Isabelle à Bourges, que celle-ci lui annonce avoir créé une université et lui propose d’y devenir professeure de divination. Tous ces procédés, qui viennent « miner la vraisemblance et déstabiliser le cadre réaliste du récit » (ibid, p. 186), montrent précisément comment Marie NDiaye travaille à la mise à mal de la représentation de la réalité diégétique dans ses romans. Ce faisant, alors même que son travail de sape a pour but de faire s’effriter le réel et sa représentation, celui-ci prend une coloration des plus étranges, et se trouve in fine littéralement débanalisé.
Si le réalisme magique latino-américain, d’Allende par exemple, révélait ainsi le côté extraordinaire et chatoyant du quotidien, celui de Marie NDiaye lui permet en revanche avant tout de montrer que le monde est une énigme et que le réel nous demeure obscur. La romancière insiste sur notre impossible compréhension du monde en tant qu’individus, et montre ainsi une faille dans sa logique et dans son fonctionnement, que l’on pensait si bien réglé.
Dans les trois cas, qu’il s’agisse du ré-enchantement du réel, de sa nostalgie ou de l’affirmation de son caractère insaisissable, la débanalisation du quotidien, qui fait pendant au surnaturel naturalisé, ne peut se produire que dans un univers diégétique autre que purement réaliste ; un univers hétérogène dans lequel la magie est convoquée parce que le réalisme seul est incapable de représenter toutes les nuances de la réalité. C’est ce que déclare Katherine Roussos, à qui il convient de céder la parole pour terminer :
« L’impossibilité à cerner la réalité humaine par la logique traditionnelle est une préoccupation majeure des artistes, penseurs et psychanalystes du XXe siècle. Le déni de la magie enferme l’humanité dans un schéma irréel, car incapable de capter la complexité d’émotions, de circonstances et de relations humaines qui nous construisent. Non seulement la mimesis ignore le mystère, mais la réalité peut excéder de loin le plausible ; il n’y a rien de plus magique, de plus mystérieux qu’elle. » (Roussos, 2009, p. 34).